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« Dans ce Winkie’s-là »

Mulholland Drive. La clé des songes (Chapitre 8)

par Pierre Tevanian
6 août 2019

En feuilleton d’été, nous vous proposons, à raison d’un chapitre par jour du lundi au samedi, pendant quatre semaines, de découvrir le tout nouveau livre de Pierre Tevanian, Mulholland Drive. La clé des songes, consacré au chef-d’oeuvre de David Lynch – mais aussi à sa version solaire : Céline et Julie vont en bateau. Le livre est disponible sur les tables, en rayon ou en commande, dans toutes les bonnes librairies – ou encore sur le site des éditions Dans Nos Histoires.

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Parmi les séquences inquiétantes qui viennent troubler le déroulement idyllique du rêve, la plus étrange est sans doute la séquence du Winkie’s. « Je voulais venir ici, dans ce Winkie’s-là » déclare d’emblée le jeune homme : le lieu est donc introduit, inauguré, comme un important lieu de mémoire, presque aussi important, matriciel, traumatique que Mulholland Drive. Et pour cause : nous découvrons à la fin du film que c’est en ce lieu que Diane a passé son contrat avec le tueur. Et il se trouve justement qu’au moment précis où est passé le contrat, son regard croise celui de l’étrange jeune homme, qui se tient à la caisse, en train de payer. Il semble la regarder bizarrement : aurait-il deviné quelque chose ? Soupçonne-t-il ce qu’elle est en train de faire ? Évidemment non, c’est une question absurde – mais dans une telle situation, Diane ne peut pas ne pas se la poser.

Que signifie le retour de ce jeune homme dans le rêve de Diane ? Pour déchiffrer le sens de cette séquence, il faut avoir en tête la notion freudienne de déplacement. Diane déplace, au sens littéral, le jeune homme : de la caisse, près de la sortie, où il se trouvait dans la réalité, il passe à l’intérieur du Winkie’s, attablé à l’endroit précis où se tenaient Diane et le tueur, et il raconte à un ami un rêve que lui-même a fait, et qui se passait dans ce même Winkie’s. Occupant la même table que Diane et le tueur, il prend donc leur place : on peut le considérer comme un substitut des deux comploteurs. Quant à son ami, le jeune homme à son tour le déplace dans le rêve qu’il raconte, puisqu’il le fait se tenir debout, à la caisse – à la place donc que lui-même a occupé dans la réalité. L’ami joue donc le rôle qu’a joué le jeune homme dans la réalité : celui du témoin innocent, présent sur les lieux mais aveugle à la réalité hideuse dont les clients attablés sont témoins (et même acteurs). Le jeune homme raconte en effet avoir vu, de sa table, une chose que les autres personnes présentes dans le Winkie’s ne voyaient pas : un visage atroce, quelque chose comme une tête de Méduse, qu’il espère « ne plus jamais revoir ». Son ami, debout à la caisse, le regardait fixement (aussi fixement que le jeune homme lui-même avait regardé Diane dans la réalité), mais sans apercevoir la tête de Méduse. Une fois ce rêve raconté à son ami, le jeune homme sort du Winkie’s, il aperçoit une nouvelle fois la tête de Méduse, et comme lui-même l’avait pressenti, il ne le supporte pas : il s’effondre – mort ou simplement évanoui, cela reste indécidable.

Une signification finalement assez simple apparaît si l’on se réfère au rôle joué par la tête de Méduse (Gorgone) dans la mythologie grecque : figurer l’indicible, l’innommable, la mort, tout ce qui dans l’existence humaine est étrange, inquiétant, insupportable [1]. L’apparition de la tête de Méduse derrière le Winkie’s peut en somme être vue comme un moyen allégorique de rappeler qu’il s’est passé quelque chose d’atroce dans ce Winkie’s, mais de le rappeler de manière indirecte, avec suffisamment de déplacements et de déguisements (notamment le recours au symbole antique) pour que l’évocation ne soit pas trop bien comprise et que le rêve ne soit pas interrompu. Car, de fait, dans « ce Winkie’s-là » et pas un autre, Diane et le tueur ont bien « vu » une chose innommable que les autres personnes présentes, et notamment le jeune homme debout à la caisse, n’ont pas vu : un meurtre. Cette « chose hideuse » dont a rêvé le jeune homme, et qu’a symbolisé la tête de Méduse, c’est bien cela : la mise à mort d’une femme par une autre, qui était censée l’aimer.

La séquence est, de fait, prémonitoire : Diane comme le jeune homme du rêve ne pourra jamais « revoir à nouveau », et à l’état de veille, la réalité hideuse qu’elle a entrevue au Winkie’s. Ce meurtre qu’en un moment d’égarement elle a pu envisager, concevoir, et même commanditer, elle ne pourra pas y repenser, l’affronter, l’assumer, une fois réalisé. Le travail onirique est justement ce qui lui permet de ne pas voir frontalement cette réalité hideuse et insupportable, mais à son réveil elle y sera confrontée brutalement en apercevant la clef bleue sur sa table basse, et comme le jeune homme elle s’effondrera : prise de panique, elle perdra tout contrôle en se remémorant les épisodes traumatiques successifs qui l’ont amenée à commettre l’irréparable. La tête de Méduse réapparaîtra d’ailleurs, en hallucination cette fois-ci, et Diane courra vers sa chambre se tirer une balle dans la bouche. Comme le jeune homme, et comme n’importe quel être humain, elle n’aura pas pu faire face à l’innommable.

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P.-S.

Mulholland Drive. La clef des songes vient de paraître aux éditions Dans Nos Histoires. 128 pages. 8 euros.

Notes

[1Voir Jean-Pierre Vernant, La mort dans les yeux. Figures de l’Autre en Grèce ancienne, Hachette, 1985.