Quel a été votre parcours cinématographique et engagement politique jusqu’ici ?
Pour moi le cinéma et la politique sont intimement liés. Dans mes études de cinéma par exemple, j’ai écrit un mémoire sur les représentations médiatiques des violences faites aux femmes, ainsi qu’un scénario de fiction sur le même thème. A l’époque, j’étais dans un groupe féministe radical – les Furieuses Faloppes – dans lequel nous avions élaboré certains constats : « qui nomme ou représente, contrôle ». Il fallait donc créer nos propres représentations, développer nos propres moyens de production. Des réflexions qui traversent tous les rapports de forces et qui influenceront mon parcours.
J’ai été aussi stagiaire dans une société de production qui a réalisé une fiction sur la répression sanglante par la police française des Algériens le 17 octobre 1961. De cette place, j’ai vu les rapports entre le scénariste, les producteurs et la chaîne de TV, les coupes dans le scénario, les orientations choisies, etc... C’est ce qui m’a amené à vouloir en savoir plus sur cette lutte et à aller au-delà de l’enseignement reçu par l’école républicaine. Un réflexe féministe m’a alors poussé à me poser la question des rôles des femmes. C’est comme ça que mon premier long métrage documentaire Moudjahidate m’a emmené en Algérie. Écrit et réalisé dans le cadre d’un master II de création et réalisation audiovisuelles à Paris VIII, le film porte sur des engagements de femmes dans la lutte pour l’indépendance de l’Algérie. J’ai commencé à y travailler alors que la loi du 23 février 2005 venait d’être votée pour que « les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord ». Une époque où parler de la légitimité de la résistance algérienne et de celles des peuples colonisés n’allait pas de soi. Et je ne pense pas qu’on ait beaucoup avancé depuis.
Parallèlement, j’ai traversé plusieurs milieux et cultures politiques qui me constituent. J’en ai gardé des amitiés, des grilles d’analyse et des convictions : milieu d’extrême gauche, libertaire, féministe radical, queer anti-impérialiste... Mais ces quatre dernières années, l’essentiel de mon travail et de mon énergie s’est tourné vers la Palestine et ce film.
Comment avez-vous découvert le travail du Dr Jabr ?
Au cours de mon travail d’enquête pour Moudjahidate, j’ai découvert le psychiatre anticolonialiste Frantz Fanon. Il affirme que la libération nationale ne peut se faire sans une décolonisation des esprits. Un héritage que j’ai retrouvé dans l’écriture et le regard de Samah Jabr qui politisent le psychologique et décèlent les symptômes d’oppressions politiques. J’ai découvert ses textes grâce à des sites comme Info Palestine (maintenant « Chroniques de Palestine »). À l’époque, j’avais une sorte de position de principe anticolonialiste mais ses chroniques m’ont permis de visualiser concrètement la situation, ses récits se sont révélés cinématographiques. Dans ses chroniques d’un quotidien de femme psychiatre sous occupation, elle délivre aussi avec beaucoup d’acuité un diagnostic psycho-politique. Ses écrits tirent leur force à la fois de leur ancrage dans son quotidien, celui de ses patient-e-s et de sa famille ainsi que d’une rigueur journalistique. Son éthique travaille toute les strates de sa vie et j’aime la manière dont, malgré la férocité de l’occupation, ses textes déjouent un fatalisme implémenté par le pouvoir et se terminent toujours par le rappel, sans angélisme, de perspectives de libération. Ses chroniques m’ont saisie donné une porte d’entrée sur une réalité complexe et m’ont conduite jusqu’à elle et son pays. La structure du film est d’ailleurs construite à par- tir d’extraits de ses chroniques.
Quel est le lien entre ses travaux et votre regard sur ce qui se passe en Palestine ?
J’ai l’impression que l’approche psychologico-politique du Dr Jabr nous change de la rhétorique habituelle et nous donne de nouveaux outils pour comprendre et dénoncer la situation là-bas. Elle fait voler en éclat les clichés traditionnels sur les Palestinien-ne-s : tantôt comme terroriste, tantôt comme héros ou victime passive. Elle restitue le spectre des comportements humains et des manières d’agir face à un système qui tente de broyer les individu-e-s.
Ce qui se passe en Palestine n’est pas la seule catastrophe politique dans le monde, elle cristallise cependant plusieurs enjeux : un colonialisme explicite, la mise en place de deux catégories d’humain auxquels on ne reconnait pas les mêmes droits avec de surcroit l’impunité totale d’un État. Ce dernier point révèle l’impuissance des institutions internationales et donc leur discrédit, sans parler de la criminalisation du mouvement de solidarité.
La catastrophe politique là-bas est aussi permanente : l’occupation ne s’arrête pas avec un cessez- le-feu ou lorsque les caméras détournent leur attention. Au quotidien, la colonisation n’est pas seulement celle des terres, des logements, du ciel ou de l’eau. Elle ne cherche pas simplement à s’imposer par les armes, mais comme nous le rappelle le Dr jabr elle travaille aussi les esprits, der- rière les fronts.
Votre regard se porte (le plus souvent) sur l’engagement de femmes face à un conflit dur, long et violent. Pourtant, aujourd’hui encore, les dégâts psychologiques causés par les guerres sont peu reconnus ni soulevés par les politiciens, les médias... Pensez-vous que le domaine psychologique soit un terrain de résistance « féminin » ? Pourquoi si peu d’hommes s’emparent de ce domaine ? – lui donnant de fait, une importance moindre ?
Autant pour mon film précédent Moudjahidate en 2008, il me paraissait plus pertinent de faire un film sur des engagements de femmes exclusivement, pour parer à l’absence, l’invisibilité... autant pour Derrière les fronts, dix ans après, il s’agit d’un autre contexte. J’ai tenté de m’opposer à certaines représentations médiatiques qui distribuent des images du « bon » et du « mauvais » Palestinien, d’une part les « victimes innocentes » parmi lesquelles on range souvent les femmes et les enfants, et d’autre part ceux que l’on criminalise ou du moins que l’on suspecte. C’est pourquoi le film réunit un front d’individu-es de confessions, de lieux de vie, d’orientations sexuelles et de cultures politiques multiples, tous unis dans un combat contre l’occupation. Ce front est à l’image de la société palestinienne.
Certes la psychologie est souvent présentée comme un domaine féminin mais lorsqu’il s’agit d’aborder les aspects psychologiques liés à la guerre et aux sujets politiques, il me semble que ce sont plutôt des hommes qui ont la parole. Il est amusant de constater qu’avant de voir sa photo, beaucoup de personnes ont cru que le Dr Samah Jabr était un homme. D’autres supposent d’emblée qu’elle est pédopsychiatre... Il est important qu’une femme, musulmane, portant le hijab, apparaisse sur nos écrans – non pour parler de son voile justement mais de son champ d’expertise.
Vous donnez une dimension politique à ces formes de résistance et de réparation psychologiques. Est-ce pour mieux souligner leur légitimité ?
La guerre psychologique et ses résistances sont invisibles mais ne doivent pas rester impensées. C’est tout l’enjeu de ce film. Comme en témoigne les différents intervenant-es du film, que ce soit au check-point, à l’école, en prison, dans les médias, tout est fait pour attaquer et détruire psychiquement si ce n’est physiquement et symboliquement l’identité palestinienne, les corps et esprits palestiniens. Les Palestiniens répondent à ces attaques par le sumud : une forme de culture de résilience orientée vers l’action contre l’oppression, qui prend racine au niveau individuel mais qui se mène collectivement... Peut-être de quoi nous inspirer pour les luttes à mener en France.
Au début du film vous prévenez les auditeurs que « certains contenus peuvent heurter la sensibilité des « personnes non averties ». À quoi faites vous allusion plus précisément ?
Quelqu’un m’a fait remarquer qu’une séquence sur le recueil de témoignages de personnes torturées l’avait beaucoup heurtée, qu’elle avait agit comme trigger, déclencheur, c’est-à-dire comme une scène susceptible de réveiller un traumatisme... Il est donc important d’avertir.
Le travail de montage convoque le coeur et la raison si tant est qu’ils soient séparés. Pour ma part, j’ai vu et lu tellement de choses concernant les méthodes de tortures israéliennes et les violations des droits palestiniens que je me sens parfois guettée par cette potentielle désensibilisation à l’injustice et à la violence dont parle le Dr Jabr dans le film...
Quelles ont été les conditions de tournage sur place ? Avez-vous eu des problèmes avec les autorités ? Quels obstacles as-tu rencontré : problèmes d’autorisations de tournage, refus d’interviews, etc ?
Nous n’avions pas d’autorisation de tournage. Cela implique un travail et un stress supplémentaires lorsqu’il s’agit de passer la frontière avec des images que les autorités israéliennes peuvent vouloir contrôler ou confisquer. Bien sûr, cela reste sans commune mesure avec ce que les Palestiniens peuvent endurer lorsqu’ils passent cette même frontière ou un check-point... Dans la période des tournages, une photo-journaliste et un auteur de bande-dessinée se sont vus interdire l’entrée sur le territoire simplement pour des productions artistiques... Voilà qui témoigne des conditions de pratiques artistiques dans cette soi-disant « seule démocratie du Moyen-Orient ». Le film ne s’est pas fait dans des conditions « normales », il y a eu plusieurs refus de financement et d’accompagnement artistique de la part des institutions culturelles. On est donc parti tourner en équipe réduite, dans une économie de solidarité, modeste dans les moyens mais extrêmement ambitieuse dans ses objectifs – voire parfois un peu folle. Par contre ces difficultés ont été largement compensées par l’accueil, la générosité et la disponibilité dont ont fait preuve les palestinien-ne-s rencontrées. Des personnes très occupées certes, mais qui ont été patient-es et ont pris le temps de nous accorder de longues interviews – je les en remercie encore ici.
Vous montrez la Palestine sous la neige – sous la pluie... Des images que nous occidentaux ne voyons jamais. Est-ce un choix délibéré ?
La Palestine a plusieurs climats, saisons et météo d’âmes... Mon rôle en tant que cinéaste est d’agir sur le front des images. Alors comment sortir des représentations médiatiques dominantes sur la Palestine ? Sortir de la désensibilisation par l’horreur à outrance qui se contente de frapper l’émotion sans nourrir les consciences, sortir de l’idée selon laquelle « la situation là-bas serait incompréhensible et sans issue », et surtout contribuer à faire sortir les voix palestiniennes : que leurs perspectives, leurs regards et leurs vécus traversent les murs et se réfléchissent sur nos écrans.
Quelles sont vos formes de résistance et de résiliences personnelles ? En tant que femme, cinéaste, occidentale ?
Créer et réaliser ce film est pour moi une forme de résistance, c’est devenu aussi un combat qu’il puisse être vu par le plus grand nombre et qu’il provoque de l’action.
Comment qualifierais tu ton esthétique ou tes partis pris cinématographiques ?
Je vais peut-être choquer, ou pire en amuser certains, mais j’ai fais mienne la citation de Lénine : « L’éthique est l’esthétique de l’avenir ». Essayer d’être éthique, tant dans la manière de filmer les gens qu’avec son équipe. Filmer avec éthique, qu’est-ce que ça peut vouloir dire aujourd’hui ? Alors que tout le monde produit des images avec son appareil photo, son portable, sur à peu près tous les sujets ? Et dans cette profusion d’images, plus que jamais, il me semble que l’enjeu est l’éthique dans la relation avec les filmées et le montage. Ce que l’on fait voir et ce que l’on choisit de cacher : j’assume une certaine pudeur comme esthétique, celle nécessaire pour approcher et restituer des souffrances, des corps meurtris, des âmes blessées mais aussi pour filmer la dignité. D’autant plus que les corps des colonisés et post-colonisés sont attaqués et assassinés par le système avec la double peine d’un traitement médiatique souvent indigne et qui les livre à une simple exposition justement. À ce propos, j’aimerais renvoyer au très brillant article de Cases rebelles.
Autre parti-pris du film, cette fois-ci idéologique : ne pas symétriser les souffrances et les peurs des Palestiniens et des Israéliens. La séquence d’ouverture, en restituant cette nuance, est assez claire et positionne le film.
As-tu eu des difficultés psychologiques à faire ce film ?
En 2013, lors du premier séjour-tournage en Palestine, face à la violence quotidienne sous toutes ses formes, j’ai rapidement compris que la raison de ce séjour, cette « mission » qui était de faire un film, allait nous structurer et nous protéger psychologiquement. Cela donnait du sens à notre présence, nous n’étions pas là uniquement pour nous « imprégner », digérer, analyser comme des touristes politiques, nous avions plus que jamais un devoir de production. Il faut dire aussi qu’on a beaucoup ri en Palestine ! Avec l’équipe et au cours de nos rencontres, c’était aussi un bouclier.
Mais je dirais que la principale difficulté psychologique, c’est de savoir qu’il ne s’agit pas d’une lutte passée. C’est vivant, en cours, actuel, et les personnes auxquelles on s’attache en Palestine vivent encore sous la menace d’une arrestation potentielle à tout moment... Les souffrances, les traumatismes et les tortures évoqués dans le film peuvent à tout moment se déclencher ou se renouveler. Car rappelons-le : aucun-e Palestinien-ne, quelque soit son genre, sa classe ou les fonctions qu’il occupe, n’est à l’abri de la férocité de l’occupation.