Partie précédente : « You’re not a loser, you’re a winner »
L’arnaque initiale possède certaines caractéristiques essentielles qu’on ne retrouvera dans aucune autre scène du film : la puissance d’Eddie se déploie totalement (il réussit, deux fois d’affilée, un coup fabuleux) dans le cadre d’une mise en scène enchâssée (en plus de jouer au billard, les deux amis réalisent une performance théâtrale). Dans cette perspective, le partenaire n’est ni metteur en scène, ni subordonné, ni supérieur : il s’agit plutôt d’un complice, d’un camarade de jeu, bienveillant et solidaire.
L’équilibre que la mise en scène réalise permet de déployer pleinement une puissance tout en la protégeant des excès qui pourraient lui nuire – comme les excès d’orgueil qui provoqueront la chute d’Eddie dans le bar miteux. Tout comme dans la tragédie parfaite telle que l’analyse Nietzsche, Dionysos et Apollon vont « côte à côte », en se renforçant mutuellement.
L’équilibre permettant de jouir pleinement de sa propre puissance, sans hybris ni effondrement, réside donc bien dans la théâtralité, c’est-à-dire dans une approche éminemment artistique du jeu. Il ne s’agit pas de brider les forces dionysiaques (l’ivresse et la puissance), mais de les appoliniser, en les habillant, en les esthétisant, en leur donnant un cadre.
Et c’est réciproquement dans l’impossibilité pour Eddie de jouer la comédie que s’enracine son incapacité à jouir de ses victoires lors des parties suivantes – dans les bars du coin, à Louisville sur le billard français, et plus encore lors de la seconde rencontre avec Minnesota Fats, qui s’avère la dernière au sens le plus fort du terme, puisqu’Eddie la ponctue par un adieu au monde du billard. Et même lors de sa première rencontre avec Fats, Eddie ne commence à perdre que lorsqu’il s’engage totalement, follement, au-delà du raisonnable, et s’épuise après avoir tout donné. Dionysos a avancé seul, sans Apollon, et malgré sa puissance, après l’ivresse de ses premières victoires, il a fini à terre, débraillé, épuisé, dévasté.
À cette déchéance de Dionysos sans Apollon répond, symétriquement, l’élégance moribonde d’Apollon séparé de Dionysos. C’est ce second écueil qu’incarne la figure de Minnesota Fats : passées les premières parties jouissives où Fats-Apollon renoue avec Eddie-Dionysos, le jeu de Fats perd en grâce ce qu’il gagne en efficacité. Le personnage de Fats, ses choix, son style, son apparence, représentent à tous égards l’opposé de ce qui caractérise Eddie : entièrement mis en scène, le joueur prend le temps de se laver, de se coiffer, de s’apprêter, comme un comédien avant une représentation – et Bert Gordon, peu avant d’embaucher Eddie, explique d’ailleurs que la force de Fats réside en grande partie dans tout ce petit jeu qu’Eddie prend à la légère (en comparant son adversaire à un bébé pouponné).
Fats n’est pas seulement inquiet, tendu, austère, il est aussi et surtout soumis – à son coach Bert Gordon. Le refoulement de l’ivresse dionysiaque produit un jeu certes efficace, mais absolument incapable de procurer la moindre jouissance – et le seul bénéfice qu’en retire Fats est un certain confort matériel, lui-même très relatif puisque Gordon se réserve les trois quarts des sommes gagnées...
Finalement, de même que l’apollinisation a débouché dans l’histoire de la tragédie sur un art embourgeoisé, elle a fait de Fats un gros monsieur posé, bien habillé, bien peigné, arborant d’ostensibles bagues – un bon bourgeois en somme, qui remporte de nombreuses victoires mais demeure engoncé dans la routine d’une existence singulièrement appauvrie [1].
Même abandonné par Apollon, le style de Fats est loin d’être inefficace : comme dit la bonne vieille morale bourgeoise [2], « Patience et longueur de temps font plus que force ni que rage ». Face au lion Eddie, Fats s’est contenté de tenir bon, il s’est économisé, il a bien obéi et forcément, dans un tel cadre, il lui a suffi d’attendre l’épuisement des forces de celui qui se livrait entièrement.
Car l’efficacité n’est pas ce que recherche Eddie, qui se situe dans une perspective nietzschéenne consistant à ne plus investir que ce dont on veut l’éternel retour – le beau jeu en ce qui le concerne. Si Eddie délaisse l’équilibre pourtant parfait qui caractérise son arnaque inaugurale, c’est précisément pour cette raison : l’amour du beau jeu, plus fort que tout. Et c’est aussi cet amour du beau jeu (et l’indignation que cet amour fait naître en lui quand des joueurs médiocres « se la racontent ») qui le fait sortir de ses gonds dans le bar miteux où il se fait casser les doigts.
Les rituels de Minnesota Fats n’apparaissent pas au début de la partie : Fats commence en prenant du plaisir, en remportant quelques victoires, et en suscitant même l’admiration de son adversaire. En d’autres termes, le combat opposant Dionysos seul (Eddie) à Apollon seul (Fats) ne commence pas tout de suite. L’équilibre entre les deux forces existe un temps, pendant lequel tout va bien pour les deux personnages : ils sortent du beau jeu, et qu’ils gagnent ou qu’ils perdent, c’est ce beau jeu qui leur importe. Ils jouent et jouissent ensemble, entre pairs : nous sommes dans l’agon qui a tant fasciné Nietzsche [3].
Ce n’est qu’après l’arrivée de Bert Gordon que l’équilibre se défait : Fats commence à se pomponner et apparaît comme dominé, inquiet, incapable de jouir, quant à Eddie, il est totalement décontenancé, perturbé, médusé par la présence du coach, par son regard, sa tenue et sa sa terrifiante hexis corporelle [4].