Revenons un moment sur l’idée de progrès. Son existence, pour la question qui nous occupe, semble difficilement contestable : l’attestent tout autant les transformations dans le traitement juridique de l’homosexualité que les enquêtes d’opinion. En 1981, la France s’est démarquée de la classification pathologisante de l’Organisation mondiale de la santé. La répression a officiellement cessé, tandis que les derniers textes discriminatoires à l’encontre des personnes homosexuelles (concernant les rapports avec des mineurs de 15 à 18 ans, jusque-là pénalisés) ont été abolis. Aux États-Unis, l’évolution a été similaire, même s’il a fallu attendre 2013 pour que la Cour suprême déclare anticonstitutionnelles les lois dites anti-sodomie encore en vigueur dans quatorze États à cette date.
Dans les deux pays, la lutte contre les discriminations a pris la suite du combat contre la pénalisation, et l’union des personnes de même sexe est devenue un enjeu juridique et politique de premier plan jusqu’à sa progressive légalisation. En France, la loi sur le pacs en 1999 a précédé la reconnaissance du droit au mariage et à l’adoption en 2013. De l’autre côté de l’Atlantique, où la reconnaissance du same sex marriage a pris des formes variables selon les États depuis 2003, la Cour suprême a déclaré en 2015 que l’interdiction de ces unions était anticonstitutionnelle. En 2011, le dispositif « Don’t ask, don’t tell », imposant aux gays et aux lesbiennes de taire leur orientation sexuelle au sein de l’armée, a été aboli, tandis que la lutte contre les discriminations dans les entreprises s’est élargie pour prendre en compte cette question.
L’évolution des opinions a suivi un chemin parallèle aux transformations juridiques, comme le suggèrent les sondages concernant le droit au mariage pour les gays et les lesbiennes [1]. Le constat qui se dégage des enquêtes est clair : « Les rapports sexuels avec une personne de même sexe apparaissent de plus en plus acceptés. Interrogées sur leurs opinions à l’égard de l’homosexualité, la majorité des personnes considèrent qu’il s’agit d’une “sexualité comme une autre” » (Bajos et Beltzer 2008, p. 259).
Comment expliquer ces évolutions ? Les progrès du libéralisme sexuel, la redéfinition de la famille dans un sens qui laisse davantage de place aux individus et à leurs désirs, le questionnement féministe de la ségrégation des rôles dans les couples hétérosexuels à partir des années 1970 : tout cela a joué un rôle incontestable dans le regard nouveau porté sur ce qui était naguère vu comme une déviance abominable. Sans pour autant que les hiérarchies aient été abolies, notamment entre les hommes et les femmes, les pratiques et les identités relatives au genre et à la sexualité se sont diversifiées, questionnant les manières d’être en couple (Seidman 2002 ; Weeks 2007).
La condamnation morale s’est également faite moins tranchée au fur et à mesure que des institutions farouchement opposées à l’homosexualité et à sa reconnaissance (comme l’Église catholique) ont vu leur influence décroître. Une autre explication apparaît plus déterminante encore : en rejetant l’obligation de la vie cachée, les mouvements militants ont, depuis les années 1970, imposé la visibilité des gays et des lesbiennes au sein des familles, dans certains quartiers de centre-ville ou encore dans la production culturelle.
Toutes ces explications semblent pertinentes. Pourtant, elles ne suffisent pas pour comprendre un phénomène — le progrès de l’acceptation — qui ne se résume pas à la fin de la haine et de la peur, mais comporte aussi, comme ce livre le montre, d’importantes contreparties. L’histoire ne suit pas un mouvement linéaire conduisant progressivement du rejet vers la reconnaissance, de l’exclusion vers l’inclusion. En effet, la gayfriendliness aujourd’hui comporte de grandes ambivalences que les propos de certains enquêtés, affichant un rejet ferme de l’homophobie, ont rapidement mises en évidence.
Ainsi, tel New-Yorkais célibataire de 34 ans me raconte s’être toujours identifié à l’homosexualité par rejet d’une culture hétérosexuelle dont il s’est senti étranger durant son enfance, traumatisé par la vie de couple dysfonctionnelle de ses parents. Mais aujourd’hui, s’il a des amis gais, me dit-il, et s’il est « bien sûr » pour le mariage des couples de même sexe, il ne peut envisager de sortir dans des bars où lui-même se sentirait en minorité. Un Parisien de 64 ans est réservé sur le mariage pour tous, même s’il dit être pour l’égalité des droits. En même temps, depuis que le fils d’un ami a fait son coming out, il s’insurge vigoureusement contre les plaisanteries homophobes, qui le choquent. Quant à cette Parisienne de 38 ans, qui sort parfois dans les bars gais du Marais avec ses voisins, elle trouve que « toutes les lesbiennes sont moches ».
On pourra les juger tour à tour insuffisamment tolérants, outrageusement hypocrites ou courageusement subversifs — ce n’est pas mon propos. Ce livre décline des comportements qu’on peut qualifier de plus ou moins progressistes, mais il s’attache d’abord à décrire les différents critères qui font la gayfriendliness : avoir des amis gais ? Soutenir le « mariage pour tous » ? Envisager sans effroi que sa fille devienne lesbienne ? Sortir dans des bars gais et même renouveler ses propres pratiques sexuelles ? Les combinaisons sont multiples et variables. Elles ne font pas émerger une « vraie » gayfriendliness ni n’indiquent un partage clair entre homophobie et reconnaissance pleine et entière. Ainsi, on ne sortira pas de la lecture du livre avec la certitude que l’hétéronormativité — qui repose sur l’asymétrie entre les orientations sexuelles — a disparu ; elle s’est très largement transformée.
De fait, le cas étudié confirme que si les revendications d’égalité aboutissent, c’est en prenant des formes contraintes par les adversaires qu’elles rencontrent. Ni l’exclusion ni le rejet n’ont disparu. En réalité, les lignes qui séparent l’acceptable de l’inacceptable se sont recomposées, et la gayfriendliness des habitants du Marais et de Park Slope offre un terrain d’observation de ces transformations.
Dès les années 1990, alors que les revendications liées aux unions, à la famille ou encore à l’intégration dans l’armée commençaient à être entendues, certains travaux ont attiré l’attention sur les effets possiblement pervers de ces victoires. C’est dans les termes de la « normalisation » ou encore de l’« homonormativité » (Duggan 2002) qu’un feu de critiques a ciblé l’évolution des modes de vie gais et la fin de la subversion qui les caractériserait. Fini la contestation radicale de la société, en conjonction avec les mouvements noirs, féministes et anticapitalistes. Invisibles, désormais, les lieux de rencontre dédiés à la sexualité récréative et aux sociabilités alternatives. Des associations mainstream soutenues, grâce à d’importantes opérations de fundraising, par des gays blancs aisés réclameraient désormais, via l’accès au mariage et à la famille, l’intégration sociale (Warner 2000). Dans les quartiers gais gentrifiés devenus inaccessibles pour les gays et les lesbiennes des classes populaires, on se préoccuperait surtout du niveau des écoles où envoyer ses enfants et de la sécurité de ses biens immobiliers (Hanhardt 2013).
Ce livre n’a pas pour objectif de se prononcer sur la « normalisation » des modes de vie dans les quartiers du Marais à Paris et de Park Slope à New York. S’il intègre à l’enquête des entretiens avec des gays et des lesbiennes, il a comme originalité de porter le regard sur les hétérosexuels et les hétérosexuelles en interrogeant la place nouvelle prise aujourd’hui par l’homosexualité, non seulement dans leurs opinions, mais aussi dans leurs trajectoires biographiques, leurs relations professionnelles, amicales et de voisinage, leur vie publique et privée, sociale et intime.
Bien entendu, les hétérosexuels sont loin d’être oubliés dans la recherche en sciences sociales — en réalité ils sont même omniprésents —, mais ils sont rarement étudiés comme tels [2]. Peut-être certains lecteurs et lectrices de ce livre, eux-mêmes hétéros, s’en trouveront déconcertés. Mais alors que l’homosexualité, qu’elle soit perçue comme pathologique ou non, est constamment interrogée et scrutée, l’hétérosexualité semble toujours aller de soi. Dans la continuité d’autres ouvrages, j’analyse une norme socialement construite et historiquement située, élément de ce que Monique Wittig appelait un « régime politique » : l’hétérosexualité [3].
La norme gayfriendly est aussi particulière en ce qu’elle est portée par un groupe circonscrit, situé en haut de l’échelle sociale. Pourtant, cette attitude n’a pas mis fin à l’hétéronormativité. En insistant sur ce point, ce livre vient questionner l’idée communément admise selon laquelle les plus tolérants aujourd’hui se situent parmi les groupes les plus diplômés [4]. En réalité, il s’agit d’une représentation d’eux-mêmes qui s’est imposée dans les débats publics. Deux autres variables, établies par les enquêtes existantes, apparaissent plus déterminantes que le statut socio-économique : le genre et l’âge. Alors qu’on estime généralement qu’elle est fortement corrélée au niveau de diplôme, la gayfriendliness est plus répandue chez les femmes et chez les plus jeunes [5].
À partir d’une enquête de terrain, et en lien avec un questionnement lié au genre, je propose d’expliquer ces variations et, en même temps, de dégager les caractéristiques saillantes, et parfois divergentes en France et aux États-Unis, de cette attitude. Celle-ci repose d’abord sur un lien étroit entre l’acceptation et les formes conjugales et familiales prises par l’homosexualité. Elle implique par ailleurs un contrôle serré et parfois anxieux de l’homosexualité autorisée dans l’espace public et dans la sphère intime. En même temps, entre l’environnement urbain et le privé des intérieurs, les sociabilités de voisinage et amicales donnent lieu à des brassages, et potentiellement des transformations importantes de l’hétéronormativité et des hétérosexuels eux-mêmes.
Les changements sont donc considérables, et seule une enquête de terrain pouvait en rendre compte.
La suite de l’introduction est disponible dans le livre.