Paroles de militants, récits d’habitants, et plus récemment travaux sociologiques témoignent des tensions qui existent aujourd’hui entre jeunes de cité et police. Plus exactement, ils disent à quel point le renforcement des politiques répressives dans les quartiers d’habitat social ne fait qu’aggraver la situation, contribuant à passer sous silence le harcèlement et parfois la brutalité policière [1]. Cette violence est bel et bien un élément déterminant dans le déclenchement de heurts entre polices et jeunes, ou plus encore, des émeutes, qui font systématiquement suite à des morts de jeunes, dans lesquelles la responsabilité de la police est avérée [2].
Cela n’empêche pas que, systématiquement, cette dimension disparaisse des reportages et « analyses » : le cas de l’émeute de Vaulx-en-Velin en 1990 est à cet égard exemplaire. Au mieux, un discours abstrait et dépolitisé sur le « mal être des banlieues » est produit, au pire les médias reprennent la version policière des « violences urbaines » : celle de jeunes fondamentalement violents, qui s’en prennent de façon gratuite et sauvage aux forces de police.
Ainsi à Pantin en 2002, suite à l’agression d’une policière, la version diffusée par un syndicat de police d’un guet-apens tendu par des jeunes a été reprise telle quelle, de façon absolument consensuelle, sans qu’aucune vérification n’ait été faite, par tous les organes de presse. Il est pourtant apparu très rapidement que seuls deux jeunes étaient sur les lieux au moment de l’agression, que l’un d’eux était maintenu à terre par un des agents et qu’un troisième est arrivé après le coup porté à la policière : les autres jeunes désignés par la police ont tous été mis hors de cause.
Guet-apens ? Curieusement, c’est ce même mot (désormais érigé en délit) qui a été brandi après l’affaire des Tarterêts d’octobre dernier à laquelle fait allusion Le Monde du 6 décembre. Curieusement encore, on a appris très vite qu’aucun guet-apens n’avait jamais eu lieu ailleurs que dans l’imagination des policiers. Comme l’a expliqué Le Monde, dans son édition du 2 octobre 2006 :
« Agression aux Tarterêts : l’enquête exclut la thèse du guet-apens. (...) D’après les derniers éléments dont disposent les enquêteurs (...), deux ou trois individus ont caillassé le véhicule des CRS. La trentaine d’individus qui ont ensuite surgi et violemment agressé les deux policiers n’étaient pas dissimulés dans des fourrés mais jouaient au football sur un terrain situé à proximité ».
Quelle est donc la réalité des agressions de ces derniers mois, et autorise-t-elle à parler de guet-apens ? Rien de tel aux Tarterêts, une agression semble-t-il bien réelle à Epinay, mais en ce qui concerne l’affaire la plus médiatisée, les Mureaux, les choses sont là encore bien plus compliquées : un affrontement entre jeunes et forces de l’ordre, mais une version policière rapidement contestée par les témoins, comme le raconte Le Monde du 2 octobre :
« Selon eux, les jeunes qui ont affronté les forces de l’ordre n’étaient que quelques dizaines, une cinquantaine au plus. Surtout, ils auraient réagi à la brutalité de l’interpellation du conducteur en infraction. "Ils l’ont traîné direct hors de la voiture... Nous on est arrivés et on a dit : ’C’est pas normal, allez-y mollo !’ Après, il y a eu des jets de pierres, les policiers se sont sauvés et ils ont laissé la voiture", a relaté un jeune homme qui affirme avoir participé aux échauffourées. Un autre jeune d’une vingtaine d’années assure que "la personne était K.-O., en train de cracher ses dents. Ils l’ont traînée par terre. Les jeunes sont venus dire aux policiers de faire ça proprement". Selon un autre habitant, un "agent de prévention" de 28 ans, le contrevenant était "un jeune toxico, très maigre" : "Les policiers l’ont traîné au sol (...), des jeunes sont venus en exigeant qu’on appelle l’ambulance. Les policiers ont sorti l’extincteur et ont gazé tout le monde, c’est de là que c’est parti."
L’histoire décidemment ne cesse de se répéter. À Pantin aussi, tout a commencé quand un jeune a protesté contre le contrôle d’identité extrêmement violent subi par un gamin (de quinze ans mais qui mesure 1 m 51 et pèse 38 kilos), lors duquel il est saisi par le cou, balayé et plaqué à terre. Pantin, Tarterêts, les Mureaux, envisagées dans leur continuité, ces affaires donnent à voir la réalité de la gestion policière dans les quartiers d’habitat social, et surtout les stratégies mises en place pour brouiller, voire inverser les torts et les responsabilités.
Ce n’est donc pas seulement le manque de mémoire des journalistes qui pose problème, mais l’absence d’interrogation devant cet usage très curieux, policier, puis gouvernemental, du mot « guet-apens ». Car on est en droit de se demander si, avec les « guet-apens », on a vraiment affaire à une nouvelle forme de délinquance juvénile, et non pas plutôt à la fabrication d’une arme à disposition des policiers - comme l’est déjà l’accusation d’outrage ou de rébellion [3]- pour détourner l’attention de pratiques abusives.
Les conséquences de ce traitement médiatique sont redoutables. Les jeunes sont présentés comme les éternels agresseurs, la réalité de la répression policière et des ruses pour l’occulter ou la légitimer, est niée : c’est tout cela qui, au final, rend possible le durcissement des législations.
À ce rythme-là de l’escalade répressive, on peut craindre que de bien réels guet-apens se préparent dans les banlieues. Et on attendra en vain que les journalistes évoquent la colère des habitants, les logiques de défis et de rivalités entre jeunes et police, pour expliquer cette situation. Ils se contenteront sûrement, passant sous silence une fois de plus l’impact des politiques sécuritaires sur la vie dans les quartiers d’habitat social et l’effet performatif des discours médiatiques, de gloser sur le préoccupant « problème des guet-apens en banlieue ».