Reprenons les libellés dont nous avons détaché, en parlant des couples bientôt mariés, une partie des informations relatives au défunt. Complétées, elles feront mieux entendre la discrète antienne des unions brisées :
... veuve en premières de M. Hampartzoum Erzian, tué à Ada-Pazar au cours des événements qui se sont déroulés en Orient
... veuve en premières de Haroutioune Markarian, décédé pendant les déportations arméniennes
... veuve de Agop Tchakermanian, décédé pendant les déportations arméniennes de 1915
... veuve en premières de M. David Mathiguian, décédé pendant les déportations arméniennes de 1915
... veuve en premières d’Avédis Vartanian, décédé pendant les déportations arméniennes de 1915, tel qu’il ressort d’ailleurs d’un certificat établi par la Prélature Arménienne de Marseille
... veuve en premières de M. Krikor Kharpoutian, décédé pendant les déportations arméniennes de 1915
... veuve de Artine Chimichiran, décédé pendant les déportations arméniennes de 1915
L’histoire en sept mots [1]
Enfin nommée, la mort individuelle est extirpée du non-lieu que les génocidaires ont voulu pour elle. Or cet acte d’écriture ne fait pleinement sens que si, dans le même mouvement, la masse des victimes est signifiée ; masse informe devenant, sur le certificat, fait singulier, événement pris dans le cours de la guerre, intriqué à elle sans s’y confondre.
L’énoncé est lapidaire. « Sept mots ajoutés », peut-on lire à propos d’un père dont la disparition a été omise sur le document du fils et pour laquelle il faut prévoir un addendum (« décédé pendant les déportations arméniennes en 1916 ») [2]. Ces mentions d’histoire ont la brièveté de ce que nul ne saurait mettre en doute – à l’époque, les faits sont encore assez récents pour que leurs contemporains s’en souviennent, sous cette forme du moins : une date, des gens que l’on a déportés et qui en sont morts.
Des variantes, mais elles sont infimes, s’introduisent dans cette litanie administrative. Pour appuyer une demande de naturalisation française, les « traitements subis par les Arméniens » sont invoqués en vis-à-vis d’un problème de papiers militaires, d’états de service impossibles à obtenir de la Turquie. Ailleurs, les « terribles événements d’Orient (en 1915) » sont rappelés, les « événements de Smyrne », les « massacres et incendie de Smyrne » ; ou encore, « les circonstances extraordinaires qui ont obligé [les Arméniens] à se réfugier en France », les « événements tragiques qui ont motivé l’exode des Arméniens » et auxquels est imputée une erreur d’état civil. Comme nous le pressentions face à cette documentation, la plus grande chose est contenue dans la plus petite – jusque dans des parenthèses, qui s’ouvrent et se ferment autour de ces notations historiques qu’elles rendent paradoxalement plus visibles.