Partie précédente : « Nom pluriel, destin singulier »
Tout au long de la guerre froide, les Roms d’Europe de l’Est ont été l’objet des politiques d’assimilation et de sédentarisation pratiquées par les démocraties populaires. Toutefois, quand le mur de Berlin et le système soviétique s’effondrent, la précarisation se substitue rapidement à la normalisation forcée. Faiblement formés, les Roms vont être les premières victimes du chômage – alors que, jusque-là, une majorité d’entre eux avait un travail assuré par le système socialiste. Leur pauvreté s’accroît donc brutalement.
Pendant que les sociétés d’Europe centrale et orientale se fragilisent économiquement et socialement, pour leur part, les nationalismes se réveillent. Les Roms vont faire l’objet de nouvelles flambées de violence en Roumanie, en Slovaquie, en Hongrie et dans les pays d’ex-Yougoslavie, qui s’embrasent. Dans les Balkans, les Roms, pris à partie par les uns et les autres dans un conflit qui ne les concerne pas, vont payer un lourd tribut. En Croatie, en Bosnie et au Kosovo, ils sont la cible de pogroms.
Pour une fraction des Roms d’Europe orientale, souvent sédentarisés de très longue date, ces bouleversements entraînent le retour à la mobilité. Fuyant la misère et les persécutions, une petite partie des Roms de Roumanie, de Bulgarie et de Yougoslavie mettent le cap vers l’ouest de l’Europe.
L’arrivée des Roms, qui sont très visibles dans le paysage urbain, alors même qu’ils sont peu nombreux, suscite la peur d’un exode massif dans les discours politiques et médiatiques. Pourtant, les associations estiment que le nombre de Roms venant principalement de Roumanie, de Bulgarie et des Balkans n’a pas beaucoup varié depuis le début des années 1990 : entre 6 000 et 10 000 en France (dont 40% d’enfants) [1]. Jean-Pierre Liégeois analyse la trop grande importance accordée au phénomène migratoire :
« Quand il est question de migration pour les Roms, c’est souvent avec une dramatisation des faits, dramatisation dont jouent aussi bien les ONG, tsiganes ou non, que les gouvernements et leurs délégations. “La migration des Roms” devient alors un épouvantail pour faire peur et pour se faire peur, et un glissement tend à se produire dans les discours politiques, qui font se réduire la réflexion générale concernant les communautés tsiganes à un “problème” de migration » [2].
Armés de cette perspective, les États européens adoptent très tôt des politiques bilatérales pour faciliter l’expulsion des Roms. Ainsi, en 1994, le gouvernement français signe avec son homologue roumain un accord de rapatriement des personnes en situation irrégulière. L’Allemagne l’a précédé en passant dès 1992 une convention de rapatriement avec la Roumanie. Si ce texte concerne tous les citoyens roumains, il ne tarde pas à recevoir le surnom de Zigeunerprotocol, tant il semble cibler les Roms [3]. Par ailleurs, c’est également en 1994 que la Roumanie devient signataire de la convention de Genève : aussi est-elle désormais considérée comme un « pays sûr », ce qui rend pratiquement impossible pour les ressortissants roumains d’obtenir l’asile.
Au niveau de l’Union européenne, la « question rom » devient l’un des enjeux des négociations d’adhésion des États de l’Europe centrale et orientale à l’Union. Jean-Pierre Liégeois souligne l’ambiguïté de la position européenne :
« Les anciens États de l’Union européenne qui mettent en exergue la situation des Roms dans les États candidats ou nouveaux états membres font oublier que la situation laisse aussi beaucoup à désirer chez eux ».
En France, les rapports publiés chaque année par le réseau Romeurope. pointent des difficultés considérables pour ce qui concerne l’accès à l’école, aux soins et au logement. Sans droit au travail, les Roms vivent de mendicité, de récupération et s’entassent dans des squats, des terrains vagues insalubres, dont ils sont régulièrement expulsés. En février 2000, la Roumanie commence officiellement les négociations pour adhérer à l’Union Européenne et, le 1er janvier 2002, les visas sont supprimés pour les Roumains et les Bulgares désirant entrer dans l’espace Schengen. Ils peuvent y circuler à titre touristique pour une durée de quatre-vingt-dix jours. Toutefois, l’État français exhume un article oublié (5-1-c) de la convention d’application de l’accord de Schengen : on y lit que l’admission sur le territoire européen
« peut être accordée à l’étranger dispose des moyens de subsistance suffisants, tant pour la durée du séjour envisagé que pour le retour dans le pays de provenance ».
Et ce pour un séjour n’excédant pas trois mois. Les ressortissants doivent donc faire preuve, lors de l’entrée sur le territoire, d’un capital suffisant, soit 100 euros par jour (et pour un séjour minimum de cinq jours, de sorte qu’il leur faut montrer au moins 500 euros), d’une assurance maladie valable à l’étranger et d’un billet aller-retour. L’objectif poursuivi consiste clairement à réduire les mouvements migratoires des populations pauvres et leur liberté de circulation. Les associations évoquent un « délit de pauvreté ». Sans être désignés, les Roms sont clairement dans la ligne de mire.
Et de fait ils vont devenir une population particulièrement facile à expulser. D’après la Cimade, en France, en 2006, les Roumains et les Bulgares représentaient près de 30% des reconduites à la frontière exécutées par la France :
« Souvent roms, ils étaient expulsés par centaines, parfois sur des charters spécialement affrétés »… [4]