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L’industrie de la punition

Retour sur un livre de Nils Christie

par Pierre Tevanian
28 mai 2015

Nils Christie vient de nous quitter. A l’heure où la population carcérale atteint en France un niveau sans précédent (elle est passée de 47000 en février 2001 à près de 67000 en avril 2015), son livre L’industrie de la punition, paru en 2003, constitue un antidote plus qu’utile, qui permet de poser mieux les problèmes liés à "la délinquance" et à la "criminalité", et de mesurer la gravité de ce qu’on nomme depuis plusieurs décennies une "dérive sécuritaire", mais qui est peut-être un changement de civilisation.

Nils Christie est un criminologue norvégien, mais son livre prend pour objet l’ensemble des pays dits occidentaux, dans une perspective comparatiste. Son livre constitue, de ce point de vue, un utile complément aux analyses de Loïc Wacquant sur le lien entre le désengagement de l’État social et le sur-développement de l’État pénal. Des analyses qu’il confirme largement.

Le point de départ de Christie est ce postulat sociologique : la réalité sociale n’est pas un donné brut, mais une construction. Traduction : la délinquance et le crime ne sont pas des données objectives invariantes, leur définition varie considérablement suivant les lieux et les époques, en fonction de ce qu’une société choisit de criminaliser ou de ne pas criminaliser. Le chiffre de la population carcérale nous en apprend donc davantage sur la politique pénale d’un État que sur la réalité sociale du pays : la population carcérale était par exemple quatre fois plus élevée dans la Russie soviétique de 1950 que dans la Russie de 1989. Et aujourd’hui, le taux d’incarcération est plus de cinq fois plus élevé aux États Unis que dans le pays voisin, le Canada.

Cela dit, tout autant que ces écarts, ce sont les ressemblances qui donnent à réfléchir. Christie souligne en effet qu’un mouvement général a été amorcé dans de nombreux pays, à partir de la fin des années 1970, dans le sens d’un durcissement et d’un renforcement du traitement pénal des problèmes sociaux, au détriment du traitement social. Ce mouvement s’est traduit, aux Etats-Unis, pays pionnier en la matière, par le quintuplement en dix ans de la population carcérale, et c’est ce même mouvement qui s’accélère en France depuis septembre 2001.

L’un des apports du livre de Christie est qu’il met bien en évidence le rôle joué par des groupes économiques dans ce mouvement de pénalisation toujours plus large et plus dure : il nous décrit un véritable marché de la punition, qui inclut la construction des prisons, leur gestion, mais aussi l’exploitation des prisonniers par des firmes privées, dans des conditions qui dérogent aux règles du Droit du travail, et qui se rapprochent du travail non-rémunéré.

Plusieurs autres points mériteraient d’être abordés plus longuement, notamment les analyses que propose Christie pour comprendre la mutation qui s’est opérée aux Etats-Unis, ou encore les rapprochements qu’il établit entre l’industrie de la punition et les logiques totalitaires. Il y aurait sans doute là matière à discussion, mais Christie pose un vrai problème : si les démocraties occidentales ne peuvent à l’évidence pas être assimilées aux régimes nazi et stalinien (eux-mêmes différents l’un de l’autre), on ne peut pas non plus se contenter de les opposer comme s’ils étaient absolument antinomiques, et c’est à juste titre que Christie nous met en garde sur la direction que prennent ces démocraties.

P.-S.

L’industrie de la punition. Prison et politique pénale en Occident est paru aux Éditions Autrement, collection " Frontières ", en 2003