C’est l’étonnement, dit Aristote, qui conduit les hommes à philosopher. C’est en tout cas l’étonnement qui est à l’origine de ce livre. Un étonnement mêlé de perplexité, de stupeur, souvent de colère. Un étonnement qui me saisit, depuis maintenant de longues années, face à l’extravagante animosité – mais aussi, et c’est plus grave, la violence en actes – que suscite dans de multiples espaces, à droite mais aussi à gauche, la simple présence d’une adolescente ou d’une femme musulmane portant un foulard. J’ai beaucoup lu ou entendu – il est difficile à vrai dire d’y échapper – les bonnes raisons qui sont invoquées pour justifier cette animosité et cette violence, mais loin de dissiper mon incompréhension, ces argumentaires n’ont fait que la redoubler.
Je me suis étonné, notamment, de la manière dont depuis deux décennies le féminisme et la laïcité ont été subitement redécouverts et réinvestis, de l’extrême gauche à l’extrême droite, pour justifier presque toujours des attitudes – mais aussi des lois et des politiques publiques – dont il me paraît assez patent qu’elles ont peu à voir avec l’émancipation des femmes ou la séparation des autorités religieuses et politiques, et beaucoup avec l’obscurantisme et la chasse aux sorcières [1].
Sur tout cela j’ai beaucoup échangé, cogité, écrit, mais un autre motif d’étonnement, de stupeur et de colère s’est imposé au fil des années, auquel il me paraît aujourd’hui urgent de réfléchir : la manière dont, à gauche cette fois-ci et non dans l’ensemble du spectre politique, le rejet des femmes voilées – et plus largement des musulmans – s’adosse à un registre argumentatif spécifique qui n’est ni celui de la laïcité en tant que telle, ni celui du féminisme, mais celui du combat antireligieux. Ce ne sont plus seulement les institutions étatiques qu’il s’agit de protéger, mais les institutions et les espaces politiques propres du « peuple de gauche » : les partis, les syndicats, les associations, les mouvements sociaux – et même leurs espaces symboliques ou idéologiques : l’altermondialisme, l’antilibéralisme, l’anticapitalisme, l’anarchisme, le féminisme.
Ce n’est plus seulement la laïcité qui est revendiquée, mais l’athéisme. Et ce n’est plus la figure tutélaire de Jules Ferry qui est invoquée, mais l’autorité d’une figure plus radicale, marquée, située sur l’échiquier politique : celle de Marx, dont on répète, jusqu’à la nausée, la célèbre formule sur la religion, « opium du peuple ».
Cette posture antireligieuse n’est pas nouvelle, mais elle a connu à gauche, au cours des deux dernières décennies, un regain analogue à celui des postures laïcistes et féministes dans l’ensemble du champ politique. Depuis qu’il y a en France des « affaires de voile », et plus largement une « question musulmane », j’entends de plus en plus, dans tous les « milieux progressistes » que je traverse, des manifestations unitaires aux meetings du Front de gauche, du NPA ou d’Europe Ecologie, en passant par les espaces libertaires, sans oublier les salles des profs, des discours de rejet de l’Islam et des musulmans, du voile et des femmes qui le portent, dont le principal ressort argumentatif n’est pas la laïcité ou le féminisme mais une profession de foi athéiste et antireligieuse. Et dans tous ces territoires du peuple de gauche revient inlassablement, comme dans un rituel religieux justement, la célèbre citation de Marx.
Ce regain antireligieux n’a certes pas connu la promotion médiatique ininterrompue ou quasi-ininterrompue qu’ont pu connaître les postures néo-laïcistes et néo-féministes – pour la simple raison que ce qui se passe à gauche est moins médiatisé que les avatars divers du consensus national. Mais au fil des années, il est plusieurs fois sorti de l’espace invisible des meetings, des réunions de cellule ou des salles des profs pour se retrouver sous le feu des projecteurs. En 2005 notamment, avec la publication, la surmédiatisation et finalement le succès colossal d’un pamphlet ciblant « les trois grands monothéismes » : le Traité d’athéologie de Michel Onfray (l’ouvrage se serait vendu à 300000 exemplaires).
En 2010 également, avec ce qu’il est désormais convenu d’appeler « l’affaire Ilham Moussaïd » : pendant plusieurs semaines, au début de la campagne des élections régionales, une candidate du NPA – répondant donc au nom d’Ilham Moussaïd – fut livrée à la vindicte publique au seul motif qu’elle était musulmane et qu’elle couvrait ses cheveux d’un foulard. Cette affaire fut précisément l’occasion, pour l’ensemble du monde politique et médiatique, d’attaquer le parti anticapitaliste sur un point plus sensible que la laïcité et le féminisme, en le renvoyant à un principe politique censé lui être plus spécifique : son identité marxiste, matérialiste et irréligieuse.
Nous reviendrons, dans ce livre, sur le « cas Moussaïd », mais ce n’est pas de la personne d’Ilham Moussaïd qu’il sera question – celle-ci a amplement mérité, après la curée de 2010, qu’on lui foute un peu la paix – ni même de l’inconséquence du NPA ou de sa complaisance coupable avec l’islamophobie ambiante. Car si la gestion interne de cette affaire et son triste dénouement (la démission d’Ilham Moussaïd [2]) méritent assurément les critiques les plus sévères, on ne doit pas oublier que c’est en l’occurrence toute la gauche qui s’est levée comme un seul homme pour rappeler que la militance et la représentation politique étaient des domaines réservés, interdits en tout cas aux femmes voilées. Et s’il n’y a pas eu d’Affaire Moussaïd à Lutte Ouvrière, au PCF ou au Front de Gauche, c’est sans doute parce que la chape antireligieuse y est encore plus implacable, au point qu’aucune femme voilée n’a pu jusqu’à présent y concevoir ne serait-ce que le projet d’une adhésion et d’une candidature.
Je le répète : le rejet viscéral de la religion, l’allergie revendiquée, la défiance ou le mépris affichés à l’égard des croyants, mais aussi la manière fort cavalière dont ces attitudes parviennent à se légitimer grâce à un célèbre texte de Marx invoqué comme une formule magique, tout cela n’est pas marginal mais au contraire central, omniprésent, quasi-hégémonique dans l’ensemble de la gauche française, de la plus « modérée » à la plus « radicale ».
C’est donc cette haine de la religion qui m’a intéressé – plutôt que la haine déclarée des arabes ou des musulmans. Il est vrai que, dans le contexte sociopolitique spécifique de la France des années 2010, ces différentes haines sont loin d’être toujours discernables – et une formule est d’ailleurs revenue souvent sous ma plume pour nommer le problème : « Le voile, l’islam ou la religion en général ». De fait, je ne peux souvent pas mieux dire car la plupart du temps nous sommes dans l’incertain et l’indécidable. Quelle est par exemple la question exacte qu’a posée Ilham Moussaïd ? Qu’est-ce qui bloque ? Qu’est-ce qui est si difficile à accepter ? La religion ? Le voile ? L’islam ? Les Arabes ? Les « quartiers » ? La casuistique est ici nécessaire : il faut voir au cas par cas. Disons pour le moment ceci :
– d’abord qu’il existe effectivement quelques vrais antireligieux qui le sont aussi primairement, bêtement et méchamment face à des chrétiens ou face à des juifs que face à des musulmans ;
– ensuite que ces antireligieux conséquents et non racistes ne sont pas si nombreux que ça ;
– troisièmement, que même si elles ne sont pas racistes, la plupart des haines antireligieuses n’en demeurent pas moins bêtes et méchantes ;
– quatrièmement, qu’une tradition anticatholique qui s’enracine dans une séquence historique de lutte contre un Clergé puissant et étroitement lié à l’appareil d’Etat ne saurait trouver son équivalent contemporain dans une islamophobie dont les premières victimes sont les simples fidèles d’une religion minoritaire ;
– cinquièmement, que même lorsque le fondement d’une posture antireligieuse n’est pas raciste, l’irréligieux pas davantage qu’un autre ne vit en dehors de la société, d’un contexte politique où la religion et l’irréligion sont massivement mobilisés et agencés dans une construction rhétorique raciste dont le nom est islamophobie ;
– que de ce fait le premier réflexe de l’authentique irréligieux, s’il est aussi antiraciste qu’antireligieux, doit être de refuser qu’en son nom soit justifié l’injustifiable (et je parle ici de choses très concrètes : l’injure quotidienne, l’exclusion sociale des femmes voilées, la discrimination, à l’embauche notamment, fondée sur l’appartenance réelle ou supposée à l’islam et plus encore sur la visibilité d’une pratique musulmane) ;
– et enfin que, malheureusement, peu d’antireligieux adoptent cette posture de refus.
Il en va en somme pour l’irréligieux comme pour les laïques ou les féministes : il doit s’élever contre l’instrumentalisation de « sa chose ». Et ce n’est pas d’un devoir moral que je parle ici mais d’une nécessité mécanique : l’amour pour une cause, comme l’amour pour une personne, a pour traduction et pour preuve la plus immédiate l’attention jalouse qu’on lui porte, ou plutôt le refus viscéral que n’importe quoi se dise ou se fasse à son sujet [3]. Je n’accuse donc pas tous les antireligieux d’être racistes, si on me lit bien, mais j’interpelle pourtant tous les antireligieux. D’une part sur le plan intellectuel, en opposant à la centralité qu’ils accordent à la question religieuse une analyse qui vient de Marx et qui me paraît plus pertinente. D’autre part sur le plan politique, en leur reprochant de se contenter au mieux, dans leur écrasante majorité, de « taper autant sur toutes religions », bref de ne pas être racistes, en des temps et des lieux où l’on attendrait d’eux qu’ils soient antiracistes – ce qui concrètement veut dire par exemple : qu’ils ne se contentent pas de se tenir à distance des activistes islamophobes mais qu’ils prennent part aux mobilisations contre l’islamophobie, aux côtés des musulmans.
J’ai cela dit choisi, dans ce livre, de me concentrer sur la question religieuse, en la prenant au sérieux, en ne discutant donc pas – et en ne mettant pas même en doute – les professions de foi antiracistes des irréligieux que je critique. J’ai exprimé des doutes – et même davantage que des doutes – lors des précédentes affaires de voile [4], mais je me contenterai ici d’interroger en lui-même le parti-pris antireligieux, l’intolérance et l’ostracisme qu’il provoque, ses fondements et son coût politique.