Premier extrait : « Sortir du modèle médical du handicap »
La construction de l’identité handicapée va de pair avec celle de l’identité valide puisque, dans ce système oppressif sous‑tendu par le capitalisme et son rapport au travail, les deux identités sont binarisées et fonctionnent en se répondant l’une l’autre. L’identité valide est elle aussi définie selon un schéma régulateur des capacités attendues d’un corps, schéma qui trouve son assise dans un discours médical et place certaines capacités associées à la validité comme supérieures aux autres. Les individus sont donc hiérarchisés selon une grille de lecture qui utilise un code binaire où les corps valides ne peuvent pas être handicapés, et vice versa.
Ma rencontre avec V. a vraiment changé le cours de ma vie. Déjà, elle m’a fait entrer dans la catégorie des personnes qui pouvaient être aimées. J’englobe dans ce verbe tout ce qui a trait à l’attirance physique et qui met hors‑jeu les personnes handicapées face aux « Mister T » en tout genre et aux personnes pour lesquelles le handicap fait descendre à zéro le potentiel de séduction. Mais j’inclus ici aussi dans le verbe aimer tout ce qui touche aux liens profonds qui unissent deux êtres ayant des projets ensemble sur une période longue, une envie de projection commune, ce qui ne concerne donc pas les relations à très court terme (souvent uniquement physiques).
Cette rencontre a également développé ma conscience alors naissante des impacts du handicap invisible. D’autant plus que V. et moi avons ensuite partagé notre quotidien et que j’ai pu l’accompagner au jour le jour dans cette situation où la reconnaissance est toujours sur le fil du rasoir. À côté de moi, de mon fauteuil et de ma faiblesse musculaire, V. n’a pas « l’air » handicapé ; il marche, il bouge, il semble gérer tout seul les différents actes de la vie quotidienne. Pourtant, sa carte d’invalidité atteste d’un handicap de plus de 80 %. Grâce à V., j’ai compris que tout pouvait être repensé autrement. Et si le handicap n’était pas toujours là où on l’attend ? Et si handicap et validité n’étaient pas si distincts ?
L’idée du continuum évoquée par l’une de mes professeures d’université lors de mon tout premier cours sur le genre m’est alors revenue en mémoire. Si, au lieu de penser le handicap et la validité comme deux droites strictement parallèles qui ne pourront jamais se rencontrer, on les pensait comme les deux pôles d’un continuum sur lequel de multiples positions identificatoires sont possibles ? On pourrait donc être un peu valide et un peu handicapée en même temps, ou très handicapée mais un peu valide quand même, ou encore apparemment valide mais en fait très handicapée… Autant de combinaisons qui font éclater la vision binaire du couple handicap/validité, et proposent un nouveau paradigme permettant de localiser des situations bien réelles qui ont été effacées de la grille de lecture validiste des capacités.
J’ai par la suite repris le concept queer de désidentification pour déconstruire encore davantage la conception binaire du handicap et de la validité. Les identités « valide » et « handicapée » étant figées et considérées comme fondamentalement antinomiques, il est impossible d’envisager qu’elles cohabitent chez une même personne. Le décalage entre la réalité d’une situation individuelle et la perception des autres empêche de concevoir qu’un individu puisse être à la fois valide et handicapé, comme dans le cas des handicaps invisibles. Réfléchir à la multiplicité des handicaps et à leur articulation permet de comprendre ce continuum qui les relie les uns aux autres tout en les différenciant.
Nous appuyer sur les définitions sociales de la validité et du handicap ainsi que sur les capacités dans leur acception médicale normative permet d’établir une échelle entre la validité totale et le handicap ultime qualifié d’état végétatif. Entre ces deux pôles, autant de possibilités que d’individus, mais surtout pas de séparation absolue et une réponse mutuelle constante. Sur cette échelle, chaque expérience est différente, notamment en ce qui concerne les obstacles (sociaux, individuels…) liés à chaque situation, mais les deux pôles ne correspondent pas à deux réalités parallèles et autonomes.
Car faire de la validité et du handicap deux sphères autonomes produit inévitablement un classement des individus. Utilisé comme simple outil pour ranger les individus selon des diagnostics, dans une visée de reconnaissance sociale, ce classement exclut de ses rangs nombre de personnes handicapées qui n’éprouvent pas ces définitions dans leur propre vécu. Et si un système de valeurs lui est en plus associé, les personnes qui se trouvent en bas de ce classement se voient plus ou moins strictement exclues de l’humanité, leur vie n’étant pas considérée comme véritablement digne d’être vécue. Dans cette perspective, le handicap comme la validité doivent correspondre à des attentes sociales qui s’excluent mutuellement. Ces identités entraînent donc tout un jeu performatif qui, s’il est mis au jour, permet de mieux comprendre qu’elles ne sont pas naturelles mais bien construites.
La réalité que nous permet d’éclairer cette idée du continuum est que handicap et validité se mélangent constamment, de façon plus ou moins forte mais toujours avec un fonctionnement commun. Plus besoin de définition posée a priori, chaque personne donnant elle‑même et incarnant sa propre définition du handicap et de la validité. Mais surtout, ces définitions qui émergent apparaissent contingentes aux normes qui excluent de la viabilité, aux normes qui présentent dans l’imaginaire culturel les corps handicapés comme incapables. Les corps handicapés et valides se matérialisent en tant que tels parce qu’ils évoluent dans un contexte validiste. La notion de capacité m’apparaît ainsi centrale pour comprendre ce qui se joue dans la guerre que la validité a déclarée au handicap et dans la façon dont les corps sont hiérarchisés.
Pour traduire « ableism », le terme « validisme » s’est imposé en France, mais il est parfois remplacé par celui de « capacitisme », préféré au Québec notamment, qui met justement l’accent sur cette notion de capacité. Dans ce que j’appelle le « mythe de la capacité », cette dernière est l’apanage de la validité, le critère ultime pour valoriser un corps et définir sa pleine humanité. Le corps vécu comme handicapé est soumis à des représentations négatives et considéré comme un corps incapable, même si tout corps vivant, aussi handicapé soit‑il, a ses propres capacités. L’enjeu ici est donc de sortir de la grille validiste de la notion de capacité qui considère que plus un corps est capable, plus il est valide, plus il est humain ; cette grille de lecture allant de pair avec un jugement de valeur qui associe capacité, validité et valorisation sociale.
Le 4 mars 2019, une vidéo mise en ligne sur Internet donne la parole à une mère qui a tué trente‑deux ans auparavant son fils handicapé de trois ans. Cette séquence a choqué nombre de militantes handicapées, dont je fais partie. Je ne cherche pas à stigmatiser cette femme, et je m’interroge sur son parcours : était‑elle seule avec son fils ? Quelles étaient ses ressources financières ? A-t-elle eu suffisamment d’appuis pour l’aider ? Mais je ne peux m’empêcher de penser que le mythe social des capacités fait de véritables ravages. Les arguments avancés sont toujours les mêmes : cet enfant était un « légume » et aucun espoir d’amélioration ne lui était accordé. La mère explique :
« Il ne pouvait pas marcher, il ne pouvait pas se tenir. Il était tétraplégique. »
Il s’agit d’une grille extrêmement validiste des capacités attribuées à un corps, ou plutôt des non‑capacités, qui justifie qu’une vie future amoindrie ne vaut pas la peine d’être vécue. Pourtant, les exemples de personnes auxquelles un avenir plus que sombre était prédit et qui sont aujourd’hui très heureuses sont pléthore, prouvant que le manque de capacités tel qu’il est perçu d’un point de vue validiste ne peut être un argument inébranlable à la possibilité de vivre, et plus encore de bien vivre. Peut‑on vraiment dire qu’un corps qui ne marche pas, ne voit pas, ne parle pas… est incapable, et donc incapable de vivre ? Ou n’est‑ce pas les perceptions validistes de la société qui le désignent comme tel et le privent d’emblée de toute possibilité d’exister autrement ? Certes, je ne marche pas, mais je me déplace en fauteuil, ce dernier étant devenu un prolongement de mon corps, est‑ce forcément moins valable que d’utiliser ses jambes ? Et si cela peut s’avérer moins pratique à cause de l’inaccessibilité de l’immense majorité des lieux, c’est avant tout parce que la société a choisi de dévaloriser ce moyen de déplacement et de l’exclure de son environnement. Concernant les personnes qui n’ont pas le langage oral et s’expriment grâce à des outils technologiques, leur parole est‑elle moins valable ?
Nous parlons toutes aujourd’hui via les moyens techno‑ logiques, alors pourquoi stigmatiser cette façon de faire uniquement quand elle est liée au handicap ? Le naturel est toujours le premier argument invoqué : il est naturel de marcher, de s’exprimer oralement… alors qu’utiliser un fauteuil, un ordinateur pour s’exprimer nécessite une intervention sociale. Croyez‑vous vraiment que, dans nos sociétés, aller à l’école, se rendre au supermarché, se déplacer en voiture, prendre des médicaments quand on est malade… est naturel ? Tout est question d’intervention sociale, et c’est bien pour cela que nous vivons en société.
Dernier extrait : Usages langagiers et pratiques militantes : l’impensé validiste