Le contraste est strident entre la noblesse du printemps arabe et la misère des réponses italouillardes [2] à l’issue escomptée et secondaire de cet extraordinaire tournant historique : rien que chaos, déshumanisation, alarmisme social, compétition entre égoïsmes institutionnels, camps de concentration, barbelés, menaces de rapatriements collectifs, patrouilles « spontanées » et chasse aux fugitifs jusque dans les hospitalières Pouilles.
La jeune taupe a bien creusé : le mélange monstrueux de liguisme nazi, de cynisme individualiste de propriétaires, de provincialisme pingre et inconscient dessine aujourd’hui le portrait le plus fidèle de la nation italienne.
Nous sommes le pays qui est incapable – ou refuse – de contraindre à la démission son médiocre despote, camarade de goûter et de bunga-bunga [3] des tyrans renversés par les révoltes : un homme qui, après l’apocalypse japonaise, a eu le culot de qualifier l’arrivée de réfugiés de « tsunami humain ». Et il est donc cohérent que nous en exprimions au niveau institutionnel et social les attitudes, les tics, les sautes d’humeur indécentes.
À l’opposé – et ce n’est pas un hasard – la générosité et l’héroïsme collectifs qui ont guidé le soulèvement tunisien se sont reflétés dans la solidarité, l’altruisme, le naturel serein avec lesquels les populations très pauvres des villages frontaliers – et les autorités tunsiennes elles-mêmes – ont accueilli presque 150000 réfugiés arrivés de Libye : cela, dans un pays d’à peine 10 millions et demi d’habitants, se trouvant dans une phase très difficile de transition politique, sociale et économique.
Chez nous – un pays de plus de 60 millions d’habitants – il a suffi de 20000 arrivées pour entraîner le cycle pervers et crapuleux dont nous avons parlé, qui va de l’impéritie et du chaos à leur instrumentalisation alarmiste, du malaise et du rejet populaires aux renvois de balles entre institutions. Il faut ajouter que c’est seulement en apparence que la France est à peine moins dégoûtante, qui, à Vintimille, renvoie les Tunisiens vers l’Italie : pour retrouver leur honneur perdu – si l’on ose dire – Sarkozy & Co, eux aussi anciens camarades de goûter de Kadhafi et grands protecteurs de Ben Ali, préfèrent les bombardements « humanitaires » à l’accueil et à la solidarité.
Et pourtant il n’y a dans toute cette situation aucun lien objectif, mais plutôt des volontés perverses et des inaptitudes subjectives. Pour ne parler que du niveau institutionnel, il suffirait, pour garantir aux migrants un traitement digne d’un pays civilisé, de réaliser un plan d’accueil diffus, organisé en petits groupes, et surtout édicter un décret sur la protection temporaire, parfaitement possible selon les lois et règlements actuels. Cela permettrait entre autres aux migrants de transiter dans les pays européens et de rejoindre la France et l’Allemagne, c’est-à-dire leurs objectifs réels, contournant ainsi le « bouchon » de Vintimille. C’est ce que demande la myriade d’associations de défense des droits des migrants, à commencer par l’ARCI.
Le Parti démocratique évoque lui aussi la protection temporaire, mais de manière passablement plus ambiguë, car il ne résiste pas à la tentation de demander dans le même souffle un « accord avec la Tunisie pour gérer l’arrêt des arrivées et la programmation des rapatriements ». Peut-être les « démocrates » ignorent-ils qu’ainsi ils trahissent la volonté et l’esprit du printemps arabe, dont la déclaration récente du Forum économique et social tunisien est un exemple. Le Forum demande à son propre gouvernement l’exact contraire : de refuser
– « la demande des autorités italiennes concernant un rapatriement de masse obligatoire des émigrés » ;
– « l’interruption de l’application des accords sur les questions migratoires, passés avec l’ex-dictature ».
Mais les nôtres sont durs de la feuille. Ils n’ont pas encore compris que la liberté pour laquelle les jeunes Tunisiens et Égyptiens, peut-être aussi Libyens, ont lutté et luttent, c’est aussi la liberté de mouvement. Les jeunes révoltés qui ont expérimenté virtuellement le droit à la mobilité – avec les blogs, Facebook et autres réseaux sociaux – et qui donc se sentent déjà partie prenante d’une communauté globale sans frontières, n’acceptent plus (en admettant qu’ils l’aient jamais accepté) d’être confinés à l’intérieur des enceintes nationales. Par leurs révolutions ils ont déclarés faire partie d’au moins une région euro-méditerranéenne.
Certes, les raisons qui les poussent à risquer leur vie en embarquant sur les habituelles charrettes de la mer sont aussi multiples que leurs biographies individuelles. Pour beaucoup de jeunes prolétaires tunisiens, la transition, avec l’effondrement du secteur touristique et de tout le secteur informel induit, signifie perte de travail et de revenu, impossibilité de continuer à faire vivre leur famille. Pour d’autres, cette transition, avec le relâchement de la surveillance policière, représente l’occasion de réaliser enfin un projet de migration qu’ils avaient dans le tiroir. Pour beaucoup d’entre eux, partir, aller voir ce qu’il y a sur l’autre rive, est simplement le corollaire de la liberté conquise par le soulèvement.
Penser qu’on peut contraindre de telles aspirations entre les barbelés de notre médiocrité fainéante et devenue méchante, de notre égoïsme incapable et provincial, est pure sottise car cela va dans la direction opposée à celle des désirs collectifs des autres et du mouvement historique.
Dès maintenant, des brèches et des voies de fuite s’ouvrent dans les clôtures de barbelés. Et à propos : pourquoi est-ce que nous, les vrais « hommes et femmes de bonne volonté », ne nous armons pas de cisailles – des vraies, pas des symboliques – pour encourager le cours de l’histoire ?