Nancy Huston, dans son Journal de la Création, parcourt les biographies de sept écrivaines et artistes, et des écueils qu’elles ont rencontrés sur leurs chemins : Virginia Woolf, Sylvia Plath, Zelda Fitzgerald, George Sand, Elizabeth Barrett Browning, Simone de Beauvoir et Unica Zürn. Le rapprochement des lettres et journaux intimes qui accompagnent leur épopée dans un monde d’hommes est frappant : les mêmes mots semblent traverser les siècles et les pays, pour dire la contradiction dans laquelle elles se débattent.
D’un côté elles sont des femmes et veulent écrire en tant que telles pour donner de la voix à leur expérience féminine toujours absente de l’Art majeur. De l’autre, pour ce faire, elles doivent devenir des hommes. On ne les accepte qu’à condition qu’elles délaissent ce qui les rend singulières. Cette tension entre le singulier et l’universel, le foyer et la scène, produira souvent des dépressions tragiques. Les vies de Sylvia Plath, d’Unica Zürn ou de Virginia Woolf sont à ce titre exemplaires.
Mais l’exploration ne s’arrête pas à ce qui ressemble à une constante macabre. Huston cherche aussi les différences, les voies de sortie, dans un parallèle constant avec sa propre expérience de romancière, enceinte de plusieurs mois.
La vie des femmes qui investissent la scène publique est donc marquée par la dissociation. Les entrées de cet immense travail archéologique montrent la récurrence du conflit corps/esprit, des somatisations nombreuses (anorexie, mélancolie, paralysie d’une partie du corps pour Plath et Barret Browning), des conduites addictives (Fitzgerald) ou de la tendance au suicide (Plath, Woolf, Zürn).
La fatalité du génie féminin est-elle une constante ? Heureusement non. Nancy Huston revient aussi sur ces femmes qui ont tenu ensemble leur existence incarnée et leur travail artistique. Le tout étant de comprendre à quel point cela ne va pas de soi, dans les sociétés phallocratiques.
Tout se joue comme si la femme ne pouvait être qu’énergie ou matière pour l’oeuvre masculine. Ainsi, Musset, Francis Scott Fitzgerald, ou Ted Hugues s’arrogeront la tâche de mettre en forme les illuminations de leurs compagnes. Alors même qu’elle se résout à ce que l’éloquence soit une qualité masculine, Georges Sand va pourtant résister plutôt vaillamment à la captation. En écrivant son deuxième roman, Lélia, la romancière y intègre des poèmes d’Alfred de Musset, pour orner les aventures érotiques de son héroïne. En réponse, Musset accepte de se voir ainsi traité comme un personnage romanesque, et tous deux entament une relation chaotique d’alter egos, tant sur le plan littéraire qu’amoureux. Ils se citeront l’un l’autre dans leurs ouvrages futurs, n’hésitant pas, de chaque côté, à caviarder leur correspondance amoureuse pour mieux la faire correspondre aux exigences de la narration.
C’est le seul cas dans cette histoire littéraire de la création féminine, de female gaze en acte. Mais c’est bien sûr Sand qui en paiera le prix, puisqu’elle héritera de l’épithète de nymphomane [1], quand son amant, lui, sera un romantique torturé.
Zelda Fitzgerald et Sylvia Plath n’auront pas la même marge d’autonomie. La poétesse Plath se fourvoie dans une relation professeur-élève avec Ted Hugues, poète qu’elle admire et dont elle espère partager un peu l’énergie vitale. Elle qui a pourtant tout le génie de son côté, se retrouvera engluée dans un mariage où elle joue la femme mystifiée, se chargeant de la reproduction matérielle du foyer tout en servant de nourriture céleste aux inspirations poétiques de son mari. Elle décrira cet insupportable amour cannibale dans certains de ses plus noirs poèmes [2].
Quant à Zelda, elle sera explicitement interdite d’écriture, ses journaux intimes étant pillés, pour servir de matière à son mari. Tout se passe comme si le rôle de la Muse venait contredire les aspirations à la liberté de toutes ces femmes. Huston montre finement à quel point l’existence féminine est une existence pour les autres, et la répression qui s’exerce sur celles qui dérogent à la règle.
À la manière d’un dieu qui organise le vivant, ou encore d’un Pygmalion, l’artiste mâle évolue dans un monde où l’autre peut servir de matériau. On peut faire ici un parallèle plus large avec la colonisation du vivant. Mais aussi avec une certaine pulsion scopique, récemment renommée "male gaze" au cinéma [3]. Le mythe de Pygmalion, que Huston met très justement en lien avec le Portrait Ovale d’Allan Poe, courte nouvelle fantastique publiée en 1842, qui décrit une maison abandonnée remplie de tableaux et où le narrateur retrouve une lettre-testament d’un peintre disparu, qui évoque sa relation avec sa compagne qui lui servait de modèle.
Le rapprochement des deux récits illustre l’ appropriation du vivant pour l’oeuvre masculine. Dans ces deux histoires, un homme solitaire et se méfiant des femmes « réelles » façonne une représentation plus vraie que nature. Pygmalion voit sa statue s’animer et tombe amoureux de son œuvre. Le narrateur du Portrait Ovale retire les couleurs des joues de sa compagne pour peaufiner son tableau qui, une fois achevé, est « la Vie-même ». Ces deux paraboles, distantes de plusieurs siècles, alertent sur le motif récurrent de la femme comme "ressource artistique", exploitée par l’oeil de l’organisateur. La tradition de l’objectification du corps des femmes est si forte que c’est une double transgression pour elles de prétendre se faire maîtresses du regard. Elles dérogent à leur rôle de matière première, et elles prouvent que l’esthétique traditionnelle est partiale, c’est-à-dire mâle.
L’analyse notamment des couples de créateurs/créatrices est lumineuse. Car il est demandé à la femme artiste, en plus de son temps d’élaboration personnelle, de rester la muse de son compagnon. Elles risqueront jusqu’à la folie pour servir la position de premier plan de leur mari (Fitzgerald, Zürn, Plath). Quand ce n’est pas tout simplement leur mélancolie qui est exploitée à des fins esthétiques.
La recension des lettres intimes du couple Fitzgerald est édifiante : plus Zelda s’enfonce dans l’alcoolisme et la folie, plus Francis y puise de nouveaux ressorts narratifs pour ses romans. Comme le peintre du Portrait Ovale, Francis Scott Fitzgerald retire l’énergie vivante de sa femme, pour l’appliquer dans ses livres. La vraie situation de la muse est ainsi éclairée : condamnée à l’hystérie et à la polytoxicomanie pour nourrir les aspirations de son compagnon, il ne lui restera qu’à s’extraire par le haut (en reprenant l’arme qui lui est opposée : l’écriture), ou bien à sombrer définitivement dans la folie, comme ce fut le cas de Zelda, à la fin de sa vie. Ou se suicider, comme V. Woolf et S. Plath.
Le Journal de la Création vient ainsi compléter admirablement la critique du phallogocentrisme, développée dans les années 70 dans le Mouvement des femmes. Indignées par la permanence du point de vue masculin dans le domaine littéraire, des autrices comme Xavière Gauthier, Annie Leclerc, Hélène Cixous ou des publications collectives (Cahiers du Grif, Revue Sorcières) ont redéfini ce que pourrait être une écriture située du point de vue féminin [4]. Ainsi dans Parole de femme (1974), Annie Leclerc écrivait :
« Ils ont dit que la Vérité n’a pas de sexe. Ils ont dit que l’art, la science, la philosophie étaient des vérités pour tous […] Non, non je demande pas l’accès à la Vérité, sachant trop bien combien c’est un puissant mensonge que les hommes détiennent là. Je ne demande que la parole. Vous me la donnez d’accord, mais ce n’est pas celle-là que je veux. C’est la mienne que je veux. »
En ce temps, des femmes réunies en groupes de réflexion, avaient identifié l’hégémonie à laquelle celles qui écrivent étaient confrontées et ont poussé la contestation jusqu’à oser créer en dehors des figures imposées. Pour que nous nous rappelions que les femmes ont à conquérir de haute lutte la capacité à porter leur propre regard sur le monde. Cette conquête est toujours à renouveler. Dérober nos corps aux regards et faire du corps masculin un objet de discours et de désir reste encore aujourd’hui un acte hautement subversif et rare.
Nancy Huston, Journal de la Création, Seuil, 1990.
Sylvia Plath, Letters Home, Editions des femmes, 2001
Correspondance of F.Scott Fitzgerald, Random House, 1980
The Letters of Robert Browning and Elizabeth Barrett Browning, Smith, Elder and co, 1882
Virginia Woolf, Journal intégral 1915-1941, Stock, 2008