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Policiers poursuivis

Quelques enseignements d’un cas isolé

par Laurent Lévy
22 janvier 2006

On a fait grand bruit, en novembre 2005, des poursuites diligentées contre des policiers ayant brutalisé un jeune homme à La Courneuve, dans le cadre de la répression de ce que l’on a appelé la « révolte des banlieues ». Un policier avait même été placé en détention - très - provisoire.

Pourtant, les faits reprochés à ces hommes - avoir commis des brutalités ou les avoir laisser commettre, puis avoir falsifié les procès-verbaux d’interpellation - sont hélas d’une effrayante banalité : ils se sont bornés à s’acharner sur un homme qu’ils avaient jeté au sol et n’était pas en mesure de résister à leurs coups. Des récits tels que celui-là, quiconque a eu l’occasion de bavarder avec des jeunes des quartiers populaires en a souvent entendu.

Certains syndicalistes policiers ont estimé que la mesure de détention ayant frappé l’un d’eux était « disproportionnée ». Sur le fond, le point n’est peut-être pas inexact. C’est en effet une détestable habitude judiciaire que d’abuser du « mandat de dépôt ». Celui qui en a ainsi fait l’objet pourra se consoler en se disant qu’il aura, pour un bref laps de temps, été logé à la même injuste enseigne que quelques milliers de détenus. Mais là n’est pas la question : si l’on devait poursuivre tous les policiers qui commettent sans raison valable des brutalités à l’encontre des personnes qu’ils interpellent - que ces personnes aient ou non commis des actes délictueux - le rôle des tribunaux connaîtrait tout à coup une inquiétante inflation.

À bien des égards, les policiers poursuivis font figure de lampistes, en se voyant reprocher des faits comme il s’en commet quotidiennement en toute impunité. Pas de chance pour eux : cette fois, il y avait une caméra de télévision. Et nul ne croira sérieusement que cette caméra a surpris « le » cas unique de violences policières plus ou moins gratuites. Simplement, compte tenu du nombre de caméras présentes pour couvrir les révoltes qui se trouvaient au cœur de l’actualité, il aurait fallu un bien étrange concours de circonstances pour que jamais de telles violences ne soient filmées.

Qu’on n’aille pas pour autant imaginer que les autorités judiciaires auront suivi en l’occurrence quelque principe du type « il est interdit de se faire prendre ». L’effet de la caméra aura seulement été de faciliter la preuve des violences. On ne dispose généralement dans ce genre d’affaires que de témoignages qu’il est dans l’usage des tribunaux de tenir pour peu fiables : ceux des victimes, à l’occasion ceux de leurs amis présents - souvent eux mêmes inquiétés - exceptionnellement ceux de passants. Et contre ces témoignages, ceux - nécessairement jugés plus fiables, et généralement, comme dans l’affaire de La Courneuve, corroborés par des procès-verbaux circonstanciés - de plusieurs fonctionnaires assermentés, qui font état de rébellion, de violences de la part de la victime, ou de simulations diverses : on est ainsi étonné du nombre de personnes qui se jettent volontairement la tête contre le sol ou contre les murs d’un commissariat de police. Ce que montre ainsi cette affaire, c’est entre autres que les violences policières ne peuvent être poursuivies que lorsqu’elles ne peuvent pas être maquillées sous de faux témoignages.

Au cours de sa brève détention, les collègues du policier incarcéré se sont rendus à potron-minet au domicile de sa victime pour procéder à son interpellation : on l’aurait de source sure vu jeter des pierres sur un camion de pompiers. La coïncidence est trop belle. Mais ce n’est pas ici l’essentiel. Il se peut que ces accusations soient fondées. Il se peut qu’elles ne le soient pas. Et s’il est un cas dans lequel on doit veiller scrupuleusement au respect de la présomption d’innocence, c’est bien celui-là. Mais qu’elles le soient ou qu’elles ne le soient pas, quel sens peut bien avoir la publicité faite autour de cette interpellation précise, quand des centaines d’autres demeurent anonymes ? Pourquoi pointer justement celle-ci ? C’est sans doute parce que la culpabilité de ce garçon rendrait aux yeux de certains plus légitimes les violences dont il avait fait l’objet [1] Si l’on admet volontiers que les policiers doivent, dans la mesure du possible, éviter de passer à tabac des innocents, on considère parfois qu’il faut leur laisser, avec les coupables, toute licence. Si les policiers qui ont arrêté ce garçon ont éprouvé le besoin de le faire savoir, c’est sans doute qu’ils attribuent à l’opinion - et peut-être qu’ils partagent - cette conception abominable de leurs fonctions, qui ouvre la porte à toute les tyrannies.

Or, ce qui permet de juger une civilisation, c’est souvent moins la manière dont elle traite les innocents que la manière dont elle traite les coupables. Il est même paradoxalement permis de penser que l’humanité dans le traitement des coupables - et a fortiori des suspects - est la meilleure garantie des innocents face à la police. C’est d’abord ceux qui n’ont rien à se reprocher que protègent les règles de la procédure pénale - et que protégerait leur respect.

Pour la police, la solution de facilité est sans doute souvent la violence aveugle. Les policiers poursuivis dans cette triste affaire le sont à bien des égards pour avoir cédé à la facilité [2].

Notes

[1A ce jour, rien n’a filtré sur les suites de cette affaire. Peu importe : la rumeur a rempli son office.

[2On ignore tout autant les suites de ces poursuites ; mais gageons que les policiers bénéficieront d’une enquête minutieuse, et que les droits de leur défense seront parfaitement respectés. Ce qui est bien la moindre des choses.