L’édition française propose un nombre croissant d’ouvrages sur les séries américaines à destination du public « cultivé » et universitaire, et non plus seulement pour les fans. Des ouvrages monographiques permettent d’attirer à la fois les « sériphiles » et les amateurs cultivés [1]. D’autres abordent les séries américaines de façon plus globale et plus savante, comme les ouvrages de Jean-Pierre Esquenazi, Vincent Colonna ou Sarah Sépulchre . Plus récemment, Sarah Hatchuel propose d’analyser les séquences de rêve, à la fois figure onirique et scénario alternatif, dans les séries narrativement complexes (celles qui privilégient le feuilletonnant sur le formulaire) et à travers ce motif, elle tente d’en éclairer les problématiques idéologiques aussi bien que le projet narratif, esthétique et réflexif . Une sérielles audiovisuelles, et le dossier du numéro 8 s’intitule : « Philosopher avec The West Wing » . Dans ce paysage qui se diversifie à grande vitesse, l’ouvrage d’Iris Brey a des vertus particulières.
D’une part il est écrit par une jeune chercheuse – elle a récemment soutenu un Ph.D. à New York University sur les mères monstrueuses dans le cinéma français contemporain – également familière de la culture française et de la culture américaine, ce qui lui permet de repérer dans les séries américaines, dont les Français.es sont si friand.e.s, ce qui relève des spécificités culturelles et sociétales états-uniennes.
D’autre part, elle se focalise sur un aspect négligé par les publications françaises, les représentations de la sexualité féminine [2], qui témoignent d’une audace inédite et pas seulement dans les séries produites par les chaînes câblées. En effet, s’il est de bon ton en France de porter aux nues les séries HBO – qui se focalisent majoritairement sur des personnages masculins (Sur écoute, Les Soprano, Breaking Bad, True Detective…) –, l’élite cultivée considère avec condescendance les séries centrées sur des personnages féminins, souvent produites par les networks (Grey’s Anatomy, Scandal, The Good Wife…).
C’est un des mérites de cet ouvrage de mettre à mal ces hiérarchies culturelles et genrées : si l’on prend comme critère de qualité la capacité d’une série à rendre compte de manière complexe de catégories sociales dominées, ces séries des networks sont à leur manière tout aussi innovantes que celles d’HBO, d’autant plus qu’elles relèvent le défi d’aborder des questions taboues en direction d’un public mainstream et en prime time sur les chaînes non payantes soumises au diktat des publicitaires, dont on sait qu’ils sont particulièrement chatouilleux sur la « morale » aux Etats-Unis, non pas par vertu, bien sûr, mais pour éviter l’anathème des lobbies religieux.
En examinant successivement les questions de langage (quels mots pour désigner les organes et les pratiques sexuelles féminines ?), les représentations du plaisir, de la violence, des différentes pratiques sexuelles plus ou moins transgressives concernant les sexualités féminines, Iris Brey examine tout ce que la dernière génération des séries américaines (en particulier celles qui sont produites par des femmes) s’autorise à montrer, et quels aspects restent encore difficiles à représenter. A travers ces analyses dont la précision montre une connaissance et une compréhension remarquables de ce vaste corpus, c’est un constat passionnant des contradictions et des avancées de la culture et de la société américaines qui émerge.
On peut se demander pourquoi les séries américaines, en particulier celles qui sont diffusées sur les networks où se maintient un puritanisme qui provoque souvent l’hilarité des spectateurs/trices français.es (même dans les scènes les plus « chaudes », les personnages féminins gardent leur soutien-gorge), parviennent paradoxalement à proposer des représentations de la sexualité féminine beaucoup plus variées et intéressantes, non seulement que les séries télévisées françaises, mais même que le cinéma français.
Il est probable aussi que les fortes réticences des milieux artistiques et culturels français à débattre de la domination masculine, dont pourtant des statistiques récentes montrent qu’elle s’exerce de façon particulièrement forte dans le champ de la production audiovisuelle, expliquent en partie la frilosité des représentations de la sexualité féminine chez nous. En effet, si le cinéma français est réputé pour sa « crudité » en matière de représentation de la sexualité, il s’agit en général de visions masculines des rapports sexuels (qu’ils soient hétéro- ou homosexuels) marqués par la focalisation sur la pénétration, souvent associée à de la violence (Gaspard Noé, Patrice Chéreau).
La représentation des spécificités de la sexualité féminine est extrêmement rare ou problématique, comme en témoignent les récents débats autour de La Vie d’Adèle d’Abdelatif Kechiche (2013). A côté de ces audaces cinématographiques très androcentrées, les films de Catherine Breillat proposent une vision critique de la domination masculine dans les rapports hétérosexuels, mais elle n’évoque pas d’alternative [3]. Les tentatives comme celle de Pascale Ferrand dans Lady Chatterley (2006), restent très isolées.
Contrairement à ce qui se passe aux Etats-Unis, la fiction télévisée reste en France un domaine peu propice à l’invention scénaristique ou esthétique. Certes, les séries diffusées sur les chaînes publiques et privées en accès libre sont également soumises, la publicité aidant, à une certaine autocensure, bien que plus insidieuse que celle qui prévaut sur les networks états-uniens. Leur relatif conformisme tient sans doute aussi à une question d’échelle – nous ne voyons en France que les meilleures créations d’une industrie dont la puissance est planétaire, et les ressources sont sans commune mesure avec la production hexagonale –, mais c’est aussi lié aux traditions culturelles de notre pays, qui a construit son paysage audiovisuel autour de deux pôles opposés : celui du cinéma d’auteur, destiné à l’élite cultivée, ce « 7e art » qui fait les beaux jours des festivals internationaux, et celui de la fiction télévisée, destinée aux classes moyennes et populaires, une « culture de masse » méprisée par l’élite.
Cette opposition est genrée : le cinéma d’auteur se décline au masculin dans les instances de légitimation comme le Festival de Cannes, à tel point qu’il a fallu des campagnes de presse successives depuis 2012 pour que la direction du Festival soit contrainte d’inclure des films de femmes dans la sélection officielle. Si la France est souvent présentée comme le pays où le nombre de films réalisés par des femmes atteint le taux exceptionnel (sic) de 20 à 25%, une enquête récente de la Guilde des scénaristes montre que le plafond de verre existe encore à tous les niveaux.
La production de fictions télévisées n’est pas plus féminisée, en revanche l’audience de ces fictions (mesurée par Médiamétrie) est majoritairement féminine, et se recrute en dehors de l’élite cultivée. La conséquence en est que les diffuseurs refusent la plupart des innovations, persuadés que la fameuse « ménagère de moins de 50 ans » ciblée par les publicitaires, serait incapable de les apprécier : expression typique du mépris de classe et de genre pratiqué par nos élites politiques, économiques et culturelles. La plupart des créateurs qui interviennent, souvent comme un pis aller, dans la fiction télévisuelle en France, ont intériorisé ces contraintes, ce qui explique en grande partie le conformisme de la plupart des séries télévisées nationales.
Ce conformisme concerne évidemment aussi les représentations de la sexualité féminine, formatées par le carcan des normes socio-sexuées : les nombreuses héroïnes récurrentes qui peuplent le prime time des chaînes en clair, depuis Julie Lescaut et Une femme d’honneur, au début des années 1990 ont d’abord été construites comme des professionnelles responsables et des bonnes mères, mais leur statut de divorcée permettait de laisser hors champ leur sexualité [4]. Quand elles avaient une aventure, cela mettait en danger leur efficacité professionnelle !
Depuis les années 2000, les héroïnes récurrentes de nos séries (Boulevard du palais, Le juge est une femme) ont progressivement eu droit à une vie sexuelle, mais sur un mode représentationnel soit très allusif, soit très conventionnel, et leur partenaire masculin est là pour les protéger des risques qu’elles prennent quand elles laissent parler leur désir. Dans les séries policières les plus récentes (Profilage, Candice Renoir), les héroïnes ont une sexualité qui ne les empêche pas d’être efficaces professionnellement, mais leur choix amoureux se révèle en général désastreux [5].
Canal+ (qui s’est créé sur le modèle de HBO) est réputé plus audacieux quant aux représentations des identités et des sexualités féminines : Engrenages (2005) propose deux personnages féminins récurrents, la capitaine Laure Berthaud (Caroline Proust) et l’avocate Joséphine Karisson (Audrey Fleurot), qui correspondent à des modèles féminins antinomiques : la policière, à l’allure et au comportement très « masculins », enchaîne les liaisons sur un mode assez brutal, tout en privilégiant ses relations de travail, alors que l’avocate utilise une beauté rousse ravageuse à des fins professionnelles pas toujours recommandables…
Mais la représentation des rapports sexuels reste très conventionnelle : par exemple quand Laure décide de coucher avec le commissaire Brémond (en partie pour protéger son collègue et ami Gilou d’une enquête), celui-ci la prend « à la hussarde » sur son bureau (S3E6), dans un registre qui respecte parfaitement les stéréotypes masculins. Et pour l’occasion, elle s’est maquillée et a mis un débardeur très décolleté, pour correspondre aux canons de la séduction féminine.
L’attitude de Joséphine est plus originale : invitée à un mariage où elle vient avec son ami et collègue Clément (Grégory Fitoussi), elle s’affronte à son père et Clément qui a assisté à la scène veut la prendre dans ses bras : elle le repousse puis lui prend la main, la place entre ses cuisses et pendant qu’il la caresse, elle a un orgasme en le regardant droit dans les yeux. Mais elle est bientôt « punie » de cette audace, quand Clément la quitte à cause de ses méthodes peu orthodoxes : elle fera une tentative de suicide…
D’une manière plus générale, cette série policière très prisée par la critique, privilégie une vision violente et noire du monde et des rapports interpersonnels où sont valorisés les comportements et les valeurs « viriles » [6]. De façon tout à fait complémentaire, Canal+ affiche un sexisme sans vergogne dans ses séries « féminines » (Maison close, Workingirls), à mille lieues des séries féminines américaines.
On comprend mieux dés lors pourquoi les séries américaines, en particulier celles qui sont produites par des femmes, trouvent un public fidèle en France. Elles prennent au sérieux le point de vue des femmes sur leur vie et leur sexualité, ce que des siècles de libertinage misogyne à la française ont (presque) réussi à rendre impossible.
Souhaitons que l’ouvrage d’Iris Brey suscite des vocations à la fois pour analyser mais aussi pour proposer des représentations innovantes de la sexualité féminine dans les fictions audiovisuelles françaises…