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Un film féminin ?

Notes sur Céline et Julie vont en bateau

par Françoise Collin
22 février 2018

Philosophe et féministe, auteure notamment du livre Le différend des sexes, fondatrice du GRIF (Groupe de recherche et d’information féministes) et directrice de la première revue féministe francophone (Les Cahiers du GRIF), Françoise Collin a vu à sa sortie en 1974 le film Céline et Julie vont en bateau, elle l’a aimé et a choisi d’en faire la conclusion d’un numéro de sa revue consacré à la fête. Voici donc, alors que sort enfin – en DVD Blu-ray – une version entièrement restaurée du film, les brèves mais intenses considérations que Céline et Julie inspirèrent à l’une de leurs soeurs sur la fête, le jeu, le rire, l’enfance, la magie, l’imaginaire féminin et le combat féministe.

Dans un cahier consacré à la fête, il nous semble opportun d’attirer l’attention sur le nouveau film de Jacques Rivette : Céline et Julie vont en bateau. Ce film, sorti à Paris, n’a pas encore paru sur les écrans bruxellois (pas plus que Out 1 : Spectre d’ailleurs).

On voit affleurer dans ce film un « imaginaire féminin » qui ne nous surprend pas quand nous apprenons que Jacques Rivette a travaillé en collaboration constante avec ses interprètes femmes.

Deux filles (Juliet Berto et Dominique Labourier) mi heureuses mi malheureuses se croisent, se poursuivent, se rencontrent, se reconnaissent. Très différentes, elles piochent pourtant dans une fantasmatique commune. Leur passé réel ou mythique (qu’importe) c’est une maison (« rue du Nadir aux pommes ») où deux femmes se disputent un homme inconsistant sous les yeux d’une petite fille triste. Deux femmes, l’une blonde, l’autre brune, prisonnières du regard de l’homme. Céline et Julie rentrent et sortent de cet univers étouffant par la magie d’un bonbon qu’elles sucent. Epaule contre épaule, elles déroulent leur cinéma intérieur où les mêmes scènes se répètent indéfiniment dans un monde clos.

De ces évocations elles reviennent blessées, titubantes. Puis elles se mettent à rire. Elles sont de plus en plus fortes contre la « triangulation » de la scène familiale, de plus en plus soustraites à la Loi que l’homme fait régner par sa seule apparition. Et pour finir, elles s’échappent, emportant avec elles la petite fille – leur enfance sans doute. Ensemble elles retrouvent le soleil, elles laissent danser leur propre bateau sur l’eau tandis que passent une dernière fois, et s’éloignent, les effigies désormais mortes : l’homme et « ses » femmes.

Certains critiques ont dit que « tout Rivette est fonction de l’enfance » [1] et ont insisté sur les éléments enfantins de ce film (poupées, sucettes). Il faut sans doute aller plus loin, dire que ce qui est évoqué ici est une remontée au pré-oedipien, une régression-progression libératrice vers ce qui précède la loi patriarcale, la découverte par deux femmes de leur propre loi, celle qui s’accorde à leur plaisir, à leur désir.

Une sorte de grand bonheur, incertain de ses raisons, nous envahit à la découverte de ce film qui dessine à sa manière l’horizon de l’imaginaire sur lequel viennent s’inscrire nos recherches, nos combats.

Nous le savons : ce que nous voulons, ce n’est pas « l’égalité » avec les hommes dans le monde actuel, mais l’avènement d’un autre monde dont le principe même soit différent. Ce monde, nous avons besoin de le voir joué pour pouvoir le réaliser. Céline et Julie vont en bateau le fait pressentir sans prétendre en fournir les clés politiques. Il nous confronte à nos archétypes.

P.-S.

Ce texte est paru en 1974 dans le n°5 des Cahiers du GRIF.

Notes

[1Gérard Lenne, Ecran 74