« L’importance de la nature ne doit-être ni sous-estimée, ni sur-estimée ; assurément le doux ciel d’Ionie a beaucoup contribué à la grâce des poèmes homériques, cependant à lui seul il ne peut produire des Homère (…). Aucune aède ne surgit de la domination turque. »
Si Hegel peut difficilement être considéré comme un penseur décolonial, il n’en reste pas moins que cette observation, extraite de ses Leçons sur la philosophie de l’histoire, constitue une belle invitation à la réflexion sur les rapports qu’entretiennent politique et culture. Il en ressort qu’un pouvoir politique qui annihile l’autodétermination d’un peuple désintègre dans le même temps sa puissance créatrice. Par la destruction de ses schèmes culturels, le peuple vaincu se voit dépouillé de sa substance vitale. À une culture autrefois en perpétuel mouvement se substituera une culture sclérosée, faite de la juxtaposition de traits culturels d’origines différentes qui donneront aux plus naïfs d’entre nous l’illusion d’un syncrétisme réussi entre culture indigène et occidentale.
Le cas du territoire arraché de Mayotte, devenu département à la faveur de manigances et de violences, offre à cet égard un terrain d’analyse intéressant. Comment comprendre l’apparition sur le territoire majorais, sous illégale occupation d’une puissance qui aime à penser son rayonnement comme fondé sur le respect de la dignité de la personne humaine, d’une culture du lynchage, orchestrée par ceux qui se présentent comme les tenants d’une maorité authentique, contre les personnes originaires des autres îles de l’archipel.
En effet, depuis l’année 2016, les « mouvements sociaux » sur l’ile aux parfums sont quasi systématiquement accompagnés de leurs kyrielles d’affiches et pancartes « xénophobes » visant à faire du Comorien la figure archétypale du mal qui ronge Mayotte. Cette véhémence ouvertement affichée ne s’arrête pas au stade symbolique. Il n’est pas rare de voir se former des « milices citoyennes » manifestant la volonté de débarrasser l’hippocampe de la chienlit comorienne. Le dernier épisode en date a eu lieu le 16 mars 2018 avec la formation, dans le Nord de l’île, du « collectif citoyen du Nord ».
Ces vaillants Mahorais ayant, plus que tout autre chose, le bien commun chevillé au corps communiquent en reprenant des codes et une esthétique fasciste. Cette fois, on peut voir sur l’affiche promotionnelle de nos croisés insulaires, trois hommes tout de noir vêtus, encagoulés, armés de ce qui semble être des tonfas, et en position de combat. Nos guerriers masqués, soucieux d’être le moins équivoques possible quant à la noblesse de leurs intentions, joignent à la mise en scène un message dont l’apparente agressivité peine à traduire le caractère foncièrement bienveillant de leurs armes de poings :
« Nous sommes ensemble pour sécuriser nos villages, nos familles sur ce fait nous nous obligeons à mener certains actions communes dorenavent » (sic).
Voici donc comment cet escadron tout ce qu’il y a de plus républicain, fervent défenseur d’un mode vie, d’un style à la française, définit sa mission. S’il est vrai que le décalage entre la ferme résolution (maintes fois répétée par l’écrasante majorité des Mahorais) d’afficher son attachement à la France et la forme plus qu’hasardeuse choisie pour le faire devrait prêter à sourire (et cela d’autant plus que le caractère douteux de la syntaxe de nos miliciens du dimanche constitue un réquisitoire contre plus d’un siècle de présence illégale de la France), il n’en n’est rien, compte tenu du tournant dramatique dans lequel s’engagent les pouvoirs publics. Et pour cause, ceux qui ne pensaient pas vivre suffisamment longtemps pour voir apparaître, dans les débats publics d’un pays qui aime tant se poser en modèle de progressisme, un monstre sémantique aux allures d’oxymore tel que « association de lutte contre l’immigration clandestine » doivent aujourd’hui cruellement déchanter. Mais ce n’est pas dans cette innovation morbide, qui porte en elle le rejet de l’autre, que réside la pire forfaiture.
En décidant de reconnaître le statut d’association à de véritables milices, la ministre en charge des affaires coloniales confère l’onction étatique à des collectifs dont l’essentiel des activités constituent des violations pénales manifestes. Du fait de cette reconnaissance, de l’argent public français viendra remplir les caisses d’organisations qui appellent régulièrement à la rafles et à l’expulsion sauvage des Comoriens. En tant qu’observateurs de l’aggravation du climat délétère qui règne sur l’île, nous ne pouvons que déplorer le fait que, sur un territoire ou Caïn ne rechigne jamais à molester Abel, l’État français accepte de fournir des armes, fussent elles symboliques, aux animateurs zélés d’une querelle sanglante. Cette gestion calamiteuse de la crise qui paralyse l’ile depuis maintenant plus d’un mois, ne peut se comprendre que par référence à un colonialisme en apparence aboli mais dont les stigmates n’ont pas fini de vibrer dans le présent. En effet, peut-on imaginer un seul instant qu’un ministre français en exercice puisse accepter, sur la terre de France, de conférer le statut associatif à des groupes dont les activités seraient constitutives d’attentats répétés (et nous pesons nos mots) au ciment du pseudo pacte républicain français ? Mais tout est différent « under the Dom », comme dirait l’autre. Décidément, les temps de la colonisation ne sauraient se conjuguer avec les verbes de la fraternité.