Le retour [1]
« Le ventre est encore fécond d’où est sortie la bête immonde. » Cette proposition n’est sans doute pas la mieux frappée de Brecht. L’imagerie hybride à laquelle elle recourt, tératologie adossée à une représentation du vil associant le féminin et l’animal dans la production du monstrueux, a toutefois une prégnance telle qu’elle a pu fournir une expression - avant d’en devenir un cliché - à l’angoisse ressentie lorsque furent révélées les atrocités nazies. Sous cette forme et sous d’autres, s’est rencontré pendant les décennies qui ont suivi 1945 l’augure d’une non-disparition diversement interprétée depuis lors : la non-disparition de cela, quoi que ce fût, qui avait rendu possibles les atrocités nazies.
Or cette chose non disparue, cette « bête immonde », ce composé de barbarie, de cruauté et de lâcheté, il s’agissait désormais d’en faire le pivot d’une nouvelle anthropologie que l’événement des camps semblait rendre indispensable : bête immonde ou banalité du mal, il fallait comprendre enfin que le progrès et la modernité ne garantissent pas contre la possibilité humaine de la violence extrême, dont l’inventivité sait parfaitement s’accommoder des acquis de la technique et des règles de la vie policée, pour les mettre au service de la mort donnée à grande échelle.
Le problème avec les clichés, c’est qu’on finit par ne plus savoir ce qu’ils recouvrent exactement. Ainsi l’on finit par ne plus savoir si ce que les atrocités nazies révélaient d’éternel et d’indéracinable chez l’humain devait être défini sous les catégories de « haine raciale » d’un côté ou de « barbarie » de l’autre. Si c’était la première catégorie qu’il fallait retenir, était-ce bien le racisme, ou uniquement sa déclinaison antisémite qui caractérisait l’irrationnel humain tel qu’il se niche au sein de l’organisation la plus rationnelle des sociétés ? Si c’était la seconde, fallait-il comprendre que toute civilisation encourt le risque de se retourner en son contraire ? Ou devait-on en tirer la leçon, moins désespérée, que tout combat désormais se doit d’être celui de la modernité contre les « forces du mal » qui la hantent et menacent de la miner de l’intérieur ?
Ceux qui sont nés pendant ce qu’il est convenu d’appeler « les Trente glorieuses » ont donc grandi avec cette idée double, contradictoire et même schizophrène que, le pire ayant eu lieu, il fallait tout faire pour qu’il ne se reproduise plus (c’est le sens du slogan « Plus jamais ça ! ») et que, dans le même temps, puisqu’il avait eu lieu, il fallait prendre acte de la possibilité anthropologique de son retour. Jusque dans les années 1980 et même après, nous fûmes donc voués à épier régulièrement l’augure de la répétition du pire, tout en martelant que cette fois nous ne (nous) laisserions pas faire. Le soupçon de la possibilité du pire est donc devenu une pratique constante de la politique et de la pensée. Il en résulte aujourd’hui une police de la pensée que l’on peut créditer, si l’on est bienveillant, de louables intentions, tout en sachant que la police n’a pas d’intentions et qu’elle n’est tenue ni de savoir l’histoire ni de forger des concepts. On sait aussi que redouter n’équivaut pas à se prémunir et que la vigilance même, lorsqu’elle en vient à guetter avec trop d’intensité les traits mémorisés de la chose redoutée, tend à devenir aveugle à la réalité possiblement, si ce n’est nécessairement, méconnaissable de ce retour.
Nous étions donc prêts depuis longtemps à lutter contre le pire, un pire conçu comme résidant parmi nous, sinon en nous. Ainsi dit la doxa, qui n’a pas forcément tout à fait tort. L’erreur n’est-elle pas alors de demeurer fixés sur celle des figures du pire qui a le plus marqué les consciences européennes, ce génocide des juifs méticuleusement pensé et organisé par les nazis, exécuté avec le concours souvent diligent des régimes d’occupation ? Et cette fixation n’est-elle pas elle-même favorisée par l’ancienneté et le nombre des traditions antijuives, antisémites et, aujourd’hui, judéophobes, pour reprendre la tripartition définie par un auteur en passe de devenir canonique sur ce thème, j’ai nommé Pierre-André Taguieff ?
La distinction
Un nouveau lieu commun veut aujourd’hui que l’antisémitisme, phénomène présenté à la fois comme éternel et en perpétuelle mutation [2], doit être distingué de tous les autres racismes, pour le succès même de la lutte commune contre les racismes et l’antisémitisme. L’antisémitisme, nous dit-on, est toujours le signe que la machine axiologique bien huilée de la république, de la démocratie, de la paix civile, de l’égalité devant la loi, est en passe de se gripper. On peut trouver que c’est donner beaucoup à l’antisémitisme et charger lourdement ses victimes qui n’en demandent peut-être pas tant. On peut redouter qu’à ce jeu, le risque soit lourd de donner l’idée, à tous ceux qui entretiennent à un quelconque degré le sentiment que ces nobles principes ne tiennent pas toujours leurs promesses de prendre le plus court chemin de la critique. Ce ne serait pas la première fois que le « bouc émissaire » aurait été désigné par les puissants aux mal lotis, pour ensuite leur reprocher d’avoir trop bien entendu.
Que l’antisémitisme soit doté d’une structure et d’une histoire particulières justifie à l’évidence qu’on l’étudie séparément, tout comme l’histoire et la structure particulières du racisme antinoirs américain, par exemple, justifient qu’on l’étudie séparément du racisme colonial français ou britannique. Mais rien ne justifie que l’on distingue, au point de vue politique et à plus forte raison au point de vue de son traitement policier et judiciaire, le phénomène antisémite des autres phénomènes racistes. Le politique, le policier et le judiciaire ont à traiter des atteintes à la loi, atteintes qui n’ont pas à être hiérarchisées à partir d’une quelconque définition de l’origine des victimes. Or on voit mal à quoi peut servir la distinction en cette matière, sinon à établir une hiérarchie.
Les juifs ont partagé avec les peuples non européens, et en particulier avec les peuples colonisés, le sort d’être considérés comme appartenant à une « race » spécifique et inférieure à la « race » blanche européenne. Le reste est connu : si les peuples non européens vivaient, par définition, loin de l’Europe qui les colonisait, les juifs européens vivaient en son sein. C’est à cette différence tautologique que le racisme antisémite doit ses spécificités. Mais dire les spécificités de tel ou tel type de racisme, le décrire à partir de ce qui l’a rendu possible et de ce qu’il a rendu possible, n’invalide pas le fait de regrouper sous un même vocable (« racisme » précisément) un ensemble de doctrines, de pratiques politiques et de conduites individuelles qui ont en commun de participer d’un même phénomène général dont de nombreux chercheurs ont fait la description en droit, en histoire, en anthropologie et en philosophie [3].
Pourtant, les mêmes spécificités qui ont donné au phénomène antisémite européen ses contours particuliers et rendu possible la « bête immonde » lui confèrent aujourd’hui le privilège équivoque qui lui est tendenciellement accordé dans la dénonciation politique des racismes ainsi que dans les mesures engagées contre eux. On m’accordera qu’il est impossible que ce qui a produit des effets dont le moins que l’on puisse dire est qu’ils furent néfastes produise aujourd’hui des effets positifs.
La discrimination
Le racisme qui n’a jamais vraiment disparu se voit depuis une vingtaine d’années réinsuffler une nouvelle vigueur et de nouveaux ressorts discursifs. Ses aspects institutionnels se multiplient, comme ses occurrences chez des représentants de l’État ou des institutions administratives et policières. Ses productions langagières ne sont plus réservées aux membres de partis politiques bien identifiés. Mais on assiste alors à un étrange phénomène qui représente le seul aspect sous lequel il soit éventuellement possible de justifier une distinction entre l’antisémitisme et les autres racismes. L’antisémitisme est en effet un racisme qui aujourd’hui, dans les pays occidentaux, et particulièrement en France, ne produit pas de discrimination qui échappe à la sanction légale.
Autrement dit : c’est le seul racisme qui ne produise pas de discrimination qui ne soit sanctionnée, de bon ou de mauvais gré, par les institutions. Les occurrences de l’antisémitisme sont aujourd’hui dûment enregistrées, comptabilisées et même répertoriées par catégories d’outrages et d’auteurs. C’est peu de dire qu’il n’en va pas de même pour les autres racismes, dont les manifestations sont souvent dues à ceux mêmes qui devraient protéger les habitants de ce pays contre ce type d’outrage, sans parler des représentants de l’État qui se laissent de plus en plus souvent aller à des propos inqualifiables.
Il ne s’agit pas de développer sur ce sujet qui commence à être bien connu [4], mais plutôt d’aborder la question de l’antisémitisme sous l’aspect de sa thématisation utilitaire, de son isolement des autres racismes à des fins orientées contre les autres groupes visés par le racisme. Mon hypothèse est que s’il est vrai que l’antisémitisme n’a pas disparu, son imputation à une catégorie particulière de la société française, elle-même particulièrement visée par le racisme, constitue une opération de projection, surdéterminée comme toute opération de ce type. La psychopathologie ne connaît pas d’opérations qui ne produisent d’effet sur ceux à qui elles s’appliquent. Par ailleurs, toute projection contient une injonction. Il arrive, sous certaines conditions, que ceux qui sont visés par la projection se plient à l’injonction. On peut le regretter, s’en irriter. Céder si facilement à la tentation de la confusion, voilà qui n’est pas bien glorieux. Ils seront donc punis. Et après ? Si l’on a à l’esprit de combattre la confusion, l’intérêt doit porter sur ce qui la rend possible.
Un certain nombre d’ouvrages et de textes, d’auteurs et de statuts divers, fonctionnent soit comme opérateurs soit comme symptômes de ce processus de projection. Je mettrai dans la catégorie des opérateurs des travaux comme ceux de Pierre-André Taguieff, notamment dans deux de ses ouvrages, La Nouvelle Judéophobie [5] et Prêcheurs de haine. Traversée de la judéophobie planétaire [6]. Dans le premier (le second n’est rien d’autre qu’une interminable liste de proscription où il semble qu’il suffise d’accoler à un nom propre le qualificatif souvent fantaisiste de « trotskiste » ou celui plus drolatique de « compagnon de route » pour que l’infamie du malheureux soit définitivement prouvée), Taguieff prétend imposer une distinction entre « antisémitisme » et « judéophobie » dans le but, comme il le dit lui-même, d’éviter toute critique d’anachronisme ou de mauvais usage terminologique. Cette distinction n’a pas vraiment fait école, et pour cause. L’auteur ne parvient pas à tenir son exigence affichée de rigueur et, tout en annonçant vouloir travailler « à rendre désuet le mot “antisémitisme”, à en marginaliser l’usage, sauf, avec certaines précautions, dans le discours savant des études historiques portant sur les idéologies et les mobilisations antijuives de la seconde moitié du xixe siècle européen et de la première moitié du xxe siècle », il invalide son propre propos dans la suite de son texte en reprenant pour l’extrapoler en thèse totalisante l’étude de Léon Poliakov sur l’exportation de l’antisémitisme européen vers les pays arabes à partir de l’Union soviétique. Mais de deux choses l’une : soit la judéophobie est autre chose que l’antisémitisme, soit c’est la même chose. Pour Taguieff, c’est à la fois la même chose et autre chose. Ses lecteurs les plus fervents ne s’y trompent pas puisqu’ils reprennent son argumentation sans reprendre sa distinction.
Nous n’analyserons pas ici les ouvrages de Pierre-André Taguieff comme ils le mériteraient, pour leur manque de rigueur intellectuelle et historique, leur parti pris islamophobe, anti-arabe et, disons-le, franchement raciste, ce qui ne veut pas dire projuif. Car le philosémitisme affiché par Pierre-André Taguieff me paraît rien moins que probant : à vrai dire j’oserais émettre l’hypothèse que cet auteur ne fait que se servir de la minorité la mieux protégée aujourd’hui (ce qui, si l’on veut bien me lire sans œillères, ne veut pas dire la moins exposée) pour appeler la détestation sur une autre minorité, plus importante en nombre et moins bien défendue par les barrages de la mémoire collective et des institutions faites pour garantir les droits de tous.
C’est plus qu’un air du temps : l’antisémitisme supposé des populations « d’origine immigrée » est conçu comme un phénomène évident et relevant d’un invariant culturel. Chaque occurrence d’un fait semblant venir à l’appui de cette thèse est abondamment exploitée. De même qu’un journal ne parle pas des trains qui partent à l’heure, ni la presse ni cette abondante littérature ne se font le relais des cas infiniment plus nombreux où un tel antisémitisme n’est pas repérable chez les immigrés ou leurs descendants français. Cette réalité-là est plus difficile à décrire : c’est la réalité du non-événement, la réalité quotidienne où il n’y a, comme on dit, rien à signaler.
De cet air du temps, il convient d’entreprendre une symptomatologie. Dans ce cadre, je m’intéresserai particulièrement à un document qui n’est pas un ouvrage de recherche mais un rapport officiel répondant à une commande gouvernementale. Il s’agit d’un texte remis à la demande du ministère de l’Intérieur, de la Sécurité intérieure et des libertés locales, alors dirigé par Dominique de Villepin, et intitulé Chantier sur la lutte contre le racisme et l’antisémitisme [7].