Nombreuses sont les interprétations positives ou négatives de Certains l’aiment chaud qui considèrent ce film comme une suite de gags plus ou moins efficaces tournant vaguement autour du thème du travestissement. Le film est certes aussi connu pour la prestation d’une actrice devenue mythique, Marilyn Monroe, qui y interprète une de ses chansons les plus célèbres « I wanna be loved by you » et son célèbre « Pooh pooh pee doo ! ». Mais le thème du travestissement (évidemment présent dans les aventures des deux personnages masculins), le caractère troublant du personnage de Marilyn (symbolisant une sorte de mythe de la féminité hollywoodienne), et leurs implications du point de vue des questions de genre et de sexe ont rarement été pris au sérieux.
Et pour cause : à part le (la) spectateur(-trice) misogyne qui rit de la « féminité » ridiculisée par le travestissement grotesque et outrancier de Tony Curtis et Jack Lemmon – deux hommes mis en scène par un autre homme, Billy Wilder – et qui s’extasie éventuellement devant le charme et la sensualité de la féminité pareillement outrancière de Marilyn Monroe, un(e) spectateur(-trice) plus ou moins progressiste pourrait être agacé(e) ou simplement demeurer indifférent(e) aux gags dont le caractère subversif peut ne pas sauter aux yeux (surtout que, comme pour Gilda où la critique traditionnelle masque le message évident du film, le sens de Certains l’aiment chaud a pareillement été occulté). C’est que, comme l’a écrit Judith Butler, les parodies de genres sont de véritables armes à double tranchant :
« En soi, la parodie n’est pas subversive : il faut encore chercher à comprendre comment certaines répétitions parodiques sont vraiment perturbantes, sèment le trouble, et lesquelles finissent par être domestiquées et circuler de nouveau comme des instruments de la domination culturelle ». [1]
Reste à savoir évidemment à quelle genre de parodie appartient Certains l’aiment chaud : parodie subversive ou parodie-arme de domination masculine ?
Certains malentendus critiques s’expliquent par une sorte d’indisponibilité : habitués à voir les films sous un certain angle (celui de la culture dominante – hétérosexuelle donc) [2], comme pour y vérifier les idées préconçues que nous sommes amenés à nous faire des « classiques » [3], nous ne sommes pas toujours disposés à saisir le caractère troublant de certaines œuvres – qui peuvent aussi agir au niveau inconscient : perturbés par un film ou un roman, il arrive – à cause de notre éducation, de notre culture, que nous n’arrivions pas à nous expliquer clairement ce qui, dans le langage particulier de l’œuvre, peut bouleverser notre vision du monde.
Du coup, le discours critique dominant avec sa batterie de poncifs sexistes vient-il combler ce vide pour nous conforter dans nos représentations pourtant souvent en contradiction avec ce que nous avons réellement ressenti.
Afin de nous départir de ces idées préconçues et pour être en mesure de saisir tous les enjeux de ce film majeur, il peut être de bonne méthode de décrire dans un premier temps objectivement ce que nous y voyons dans les toutes premières scènes, qui à la manière d’un opéra, présentent les principaux thèmes développés dans la suite du film.
Course-poursuite
Image en noir et blanc. Un corbillard roule dans les rues de Chicago. Le plan suivant montre l’intérieur d’une voiture, un cercueil fleuri, puis les mines impassibles de deux hommes en noirs. Une sirène retentit. Nous nous retrouvons à l’intérieur de la voiture mais du point de vue opposé : au premier plan, le conducteur, avec à ses côtés un passager se tournant vers les deux hommes du plan précédent (qui se retrouvent donc au second plan) : ils se regardent, semblent soudain inquiets.
Une voiture de police les poursuit ; la vraie nature de nos personnages se précise : le passager fait signe au conducteur d’accélérer, les policiers tirent, nos deux hommes assis à l’arrière sortent deux grosses armes (que le spectateur identifie rapidement comme semblables à celles qu’utilisent les gangsters des films des années 30 et 40), et s’ensuit alors une course-poursuite classique avec coups de feu et vitres brisées.
Les gangsters ont réussi à fuir mais constatent dépités que le cercueil a été touché lors de la fusillade : un liquide coule par des trous causés par les balles de la police ; le cercueil s’ouvre et nous découvrons qu’il cachait des bouteilles d’alcool. Sur l’écran apparaissent alors les informations suivantes :
« Chicago, 1929 ».
Ces précisions sur le temps et l’espace de l’action (l’époque de la prohibition, qui a tant inspiré le cinéma américain des années 30 et qui a donc fourni énormément de clichés) insinuent comme un clin d’œil au spectateur, à la fois par leur situation (à la fin de la scène comme une sorte de synthèse, de titre explicatif), leur concision (le lieu et l’époque), et surtout leur très fort pouvoir évocateur, que ce que nous venons de voir, présente de manière condensée (énormément d’actions, aucune parole) l’essentiel de cette période historique – du moins l’essentiel de ce que le cinéma américain nous en a toujours montré : des gangsters, de l’alcool, des policiers, des voitures qui roulent vite et de la violence.
Mais de la manière si particulière qu’est mené le récit, un certain nombre de thèmes-clichés déployés comme par magie (la magie de notre mémoire cinématographique) par ces seuls mots, s’insinuent dans notre esprit et s’imposent à toute tentative d’interprétation :
– la sortie de la norme (incarnée par les hors-la-loi, l’alcool, les armes... ).
– la répression (incarnée par la police).
– la dissimulation et le déguisement.
Le tout opérant une tension incarnée dans la narration sous la forme d’une poursuite : le désordre apparent poursuivi par l’ordre. Poursuite causant elle-même un certain désordre, une certaine violence (coups de feu policiers).
L’originalité de la réalisation, son second degré, semble indiquer en outre une nécessité (qui sera confirmée de manière beaucoup plus explicite plus tard) d’aller bien au-delà des clichés. Ce qui est analogiquement lié au niveau des thèmes, c’est l’ambivalence de la norme : le mal et le désordre liés à la mort (l’alcool, comme le gangster qui le vend, tue... et se cache – toujours comme le gangster – dans un corbillard ; sa vente génère des fusillades) mais en même temps, il est ce qui permet de faire la fête, donc de « vivre » - ou selon l’expression de « profiter de la vie » ; et la véritable menace de mort, beaucoup imminente, est celle qui vient des forces de l’ordre (au service d’un État conservateur, puritain et répressif) qui tirent de vraies balles et qui veulent interdire la consommation d’alcool, donc ce qui apparaît aussi dans le film comme des éléments constitutifs de l’amusement et de la fête.
Cabaret
Nous retrouvons nos gangsters sortant de leur voiture et déchargeant le cercueil plein de bouteilles : ils pénètrent dans ce qui semble être une arrière-boutique de pompes-funèbres. Nous retrouvons alors les forces de l’ordre qui s’apprêtent à faire une descente dans le cabaret clandestin de Spats Colombo. Un officier de police déguisé se fait passer pour un client, entre dans la boutique et nous découvrons avec lui l’envers du décor, ce que cache la boutique « normale » – son exact opposé : un cabaret clandestin. Au silence et à la morgue de la boutique obscure répondent la joie, la fête, les lumières, la musique et l’alcool qui coule à flots. Se confirment alors les analogies suggérées par la poursuite :
– La vie semble bien du côté des malfaiteurs, de ceux qui se déguisaient en croque-morts...
– Cette volonté de vivre hors de la norme implique une dissimulation que l’ordre réprime, n’accepte pas et poursuit pour la punir.
Le cabaret clandestin caché dans une « arrière-boutique » de pompes funèbres, correspond à cette image du sous-terrain, de la cave – images des « profondeurs », révélant une certaine vérité enfouie, que l’inconscient relègue, refoule, mais qui resurgit toujours d’une manière ou d’une autre, éclatante et pleine de vie : une sorte d’enfer (concentrant tous les interdits) où la vie paraît si agréable, où tous les désirs pourront être satisfaits. Pour insister sur l’ambivalence de ce qui est associé à la mort, le policier déclare même en développant ironiquement la plaisanterie servant de code d’entrée dans le cabaret :
« S’il faut mourir, voilà comment il faut le faire ! » …
… comme pour affirmer que ce que la morale et la loi réprouvent, possède quand même de tels attraits, peut procurer de tels plaisirs, que malgré les dangers qu’ils peuvent entraîner (la prison ou la mort), cela n’empêchera pas l’inconscient de les désirer ; le « it » de « That’s the way to do it » renvoie-t-il aussi évidemment comme celui du titre – Some like it hot – au sexe... (au-delà bien sûr de la référence au jazz) évoquant ainsi une manière encore plus désirable de vivre... ou de mourir !
Vie, mort, normes et fuites
Alors que nous suivions les aventures des gangsters et des policiers dans le cabaret, les deux personnages principaux (Joe / Tony Curtis et Jerry / Jack Lemmon) sont introduits par un plan d’ensemble présentant l’ensemble de l’orchestre : comme un vieux couple, ils discutent tout en jouant (l’un du Saxophone et l’autre de la contrebasse) et en évoquant les problèmes de leur vie quotidienne. Un contrechamp montre notre policier bourrer sa pipe à l’aide de son insigne officiel : nous le voyons en même temps que Jerry – qui devient ainsi l’intermédiaire du spectateur comprenant en même temps que lui l’imminence de la rafle. Il prévient son camarade et se prépare à fuir. Un autre contrechamp avait montré Joe concentré sur un autre élément se jouant dans la scène et qui avait sûrement attiré l’attention d’autres spectateurs : les jambes des danseuses.
À partir de ce moment précis, les deux personnages deviennent à la fois les acteurs, les témoins de l’histoire et les représentants du spectateur.
Après s’être échappés par une porte dérobée et alors qu’ils cherchent à emprunter la voiture d’une amie de Joe dans un garage afin de se rendre à un concert à Urbana, ils sont, bien malgré eux, témoins du meurtre de « Charlie Cure-Dent » (le gangster qui a fourni à la police les indications ayant permis de réaliser la rafle du cabaret) par la bande de Spats Colombo. Ils parviennent là encore à fuir mais auront tout au long du film les gangsters à leurs trousses.
Profitant de ce qu’un orchestre de femmes recherche justement un saxophone et une contrebasse, les deux amis n’hésitent pas à se travestir pour se faire engager : Joe devenant simplement Joséphine et Jerry Daphnée. Dans le train les menant en Floride, ils rencontrent l’autre personnage central du film, Sugar, interprétée par Marylin Monroe, chanteuse et joueuse d’ukulélé qui devient leur amie, se confie à eux (ou plutôt à « elles » puisqu’elle les prend pour des femmes) et leur parle de son rêve d’épouser un millionnaire.
Fort de tous ces renseignements, arrivé en Floride, Joe se déguise en riche héritier et courtise Sugar pendant que Jerry constate les effets opérés par ses charmes féminins : un véritable millionnaire, plutôt âgé et répondant au nom de Osgood Fielding III, tombe amoureux d’elle-lui.
Joe invite Sugar dans le yacht d’Osgood qui, pour sa part, passe la soirée aux côtés de Jerry/Daphnée, chargé(e) de le retenir en allant danser avec lui. Joe parvient à séduire Sugar et Jerry semble avoir passé une bonne soirée. De retour à l’hôtel, ils/elles retrouvent la bande de Colombo venue assister à une réunion de gangsters. Caché(e)s sous une table, ils sont de nouveau témoins d’un règlement de comptes. Poursuivis derechef, ils/elles retrouvent Osgood qui les suit ainsi que Sugar à qui Joe avoue toute la vérité sur son identité et ses déguisements. Pas plus qu’elle n’est désolée de la pauvreté de Joe, Osgood ne considère pas du tout le vérité sur le sexe de Jerry comme un obstacle à ses projets de mariage et prononce cette célèbre réplique qui clôt le film :
« Personne n’est parfait ».
Deuxième partie : « Aliénations »