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Ce que l’intersectionnalité signifie pour moi

Un point de vue situé

par Ndella Paye
11 juillet 2021

Comme il ne faut pas se lasser de répondre au grand n’importe quoi en cours sur l’« intersectionnalité », le « racialisme » et autres « islamo-gauchismes », et de le faire par une parole rationnelle, informée, et politique au meilleur sens du mot, nous proposons aujourd’hui un texte de Ndella Paye. À l’heure où le président des cuistres et des identitaires, Emmanuel Macron, accuse publiquement l’intersectionnalité de « fracturer tout » et de « figer dans des identités », il est bon de revenir vers les réflexions de Ndella Paye, qui explique ce qu’a signifié pour elle le concept d’intersectionnalité : une réponse permettant de penser et combattre ce qui fracture pour de vrai des groupes et des individus, à savoir les dominations ; et une prise en compte, non pas des identités closes sur elles-mêmes, mais des formes d’engagement, des loyautés et des alliances qui naissent, précisément, du refus d’être assignée à des identités.

Le concept d’intersectionalité a été créé par Kimberle Crenshaw pour, d’abord, des nécessités d’ordre juridique, les milieux militants et universitaires s’en accaparent par la suite parce que très pertinent. Je ne traiterai pas de sa critique dans le milieu universitaire et militant, mais de son utilité pour mieux lutter contre diverses discriminations subies par une personne – en l’occurrence moi !

Il faut savoir que les femmes noires qui subissaient des discriminations aux Etats-Unis se voyaient sommées par l’institution judiciaire de choisir la raison pour laquelle elles avaient subi cette discrimination. Etait-ce à cause de leur couleur de peau ou alors de leur genre ? Personne ne pouvait savoir. Quand elles choisissaient une raison, l’institution les déboutait. Si elles disaient que c’était à cause de leur couleur, on leur rétorquait que les hommes noirs ne subissant pas la même chose, la couleur de peau ne pouvait pas être le problème. Et quand elles affirmaient que c’était à cause de leur genre, on leur répondait que non, puisque les femmes blanches ne subissaient pas la chose.

Ce concept permet donc de travailler sur les interactions entre les différentes discriminations que les femmes noires subissent dans un contexte patriarcal et raciste, mais également quand s’y combinent d’autres discriminations liées à la classe, au handicap, etc.

L’intersectionnalité m’a permis, quant à moi, de ne plus être tiraillée entre mes luttes, de ne pas avoir à choisir laquelle favoriser, et d’avoir une meilleure analyse des violences subies. Je suis une femme, noire, musulmane, portant le foulard, pauvre : je suis donc à la croisée de plusieurs discriminations et violences – amenée à mener plusieurs luttes, travailler sur leur imbrication et surtout voir comment elles s’articulent.

Plusieurs adversaires

Nous vivons dans une société patriarcale et devons faire face au sexisme et à la misogynie, comme toutes les femmes, mais quand on est une femme noire, s’y ajoute la misogynoire provenant des hommes quelque soit la couleur de peau, mais aussi des femmes Blanches. Nos luttes ne semblent pas prioritaires au sein de l’antiracisme où, quand nous sommes confrontées à nos frères, ils attendent de nous d’être solidaires avec eux et de patienter pour l’égalité femme/homme. Nos luttes à nous, femmes noires, peuvent et doivent attendre – et c’est tout simplement inacceptable.

Le parcours d’Angela Davis reflète bien ce tiraillement dans nos luttes. Elle fut obligée de quitter le parti communiste car il n’y était question que de la lutte de classe – avec l’image sous-jacente d’une classe ouvrière homogène, sans différence ni discrimination de race ou de sexe. Si les problèmes du prolétariat sont réglés, tout le reste suivra, lui disait-on – je sens qu’on va devoir attendre encore un bon moment... Mais sa surprise fut énorme en rejoignant les Black Panthers où la lutte féministe était absente mais ne paraissait même pas être à l’ordre du jour pour un futur proche.

Nous devons faire face également à la condescendance des féministes blanches mainstream qui nient nos conditions spécifiques de femmes noires, quand elles ne les taisent pas dans leurs luttes voire nous combattent ouvertement quand on est une femme musulmane, de surcroît portant un foulard. Nous ne les intéressons que pour remplir leur quota de non-Blanches et ainsi accréditer l’universalité de leurs luttes. Nous avons des luttes communes, mais les femmes racisées ont des luttes spécifiques à mener.

Par exemple, là où les femmes Blanches doivent lutter contre la surexposition de leurs corps (pour nous vendre un yaourt il faut le faire avec le corps d’une femme, de préférence nu) nous, femmes noires, devons lutter pour la reconnaissance de nos critères de beauté (cheveux naturels crépus, nez épaté, etc). Et quand les féministes blanches luttaient pour le droit à l’avortement, des femmes noires subissaient des stérilisations forcées.

Les musulmans appartenant à cette même société, patriarcale et sexiste, ils sont aussi traversés par les travers d’une société malade qu’ils répercutent sur les femmes musulmanes avec des justifications religieuses. Il faut savoir aussi qu’en France une confusion est faite entre être Arabe et être musulman, les deux sont des quasi synonymes dans la tête de beaucoup de gens. C’est donc en maîtrisant la théologie, ainsi que la langue dans laquelle le Coran est descendu (je suis titulaire d’une double licence d’arabe et de théologie musulmane), que je peux puiser dans les textes sacrés de l’islam les ressources nécessaires pour exiger au nom de l’islam l’égalité femme/homme et refuser la lecture patriarcale et misogyne qui domine dans ma religion – comme ailleurs.

Mon parcours

Je suis engagée dans le milieu militant français depuis 2003, avec une participation au niveau international aux différents Forums Sociaux Mondiaux, Forums Sociaux Européens, aux Marches Mondiales des Femmes. Cet engagement a démarré contre la loi du 15 mars 2004 qui interdit aux jeunes filles portant le foulard d’aller à l’école. J’ai trouvé cette loi profondément injuste. Elle a été votée, nous a-t-on dit, pour protéger ces jeunes filles de leur père ou frères qui les forceraient à porter le foulard, en les renvoyant vers eux, à la maison... L’école publique est gratuite, ces filles en sont exclues. Quand on sait à quel point les femmes subissent des discriminations dans une société patriarcale, même en étant diplômées et bien éduquées, que peut-on espérer pour des jeunes femmes sans aucun diplôme ? Sinon les fragiliser encore plus et les rendre plus dépendantes des hommes ?

C’est une lutte acharnée que je mène depuis 2003 contre une islamophobie galopante dans la société française. Je me suis notamment engagée, dans un collectif que nous avons créé en 2011, pour lutter contre l’exclusion des mères d’élèves portant le foulard des sorties scolaires de leurs enfants. Une circulaire émanant du ministère de l’éducation nationale préconisait d’interdire à ces dernières d’accompagner les sorties scolaires de leurs enfants. Nous sommes dans un contexte où le désengagement des parents d’élèves est pointé du doigt par l’institution, on parle même de démission des parents, et les rares qui veulent s’engager sont exclues. Et une fois de plus, c’est à des femmes qu’on s’attaque.

La question des alliances

La lutte contre les inégalités et les discriminations doit être l’affaire de toutes et tous. Il y a donc nécessité de créer des alliances, mais avec des règles claires. Les alliés doivent être des personnes appartenant au groupe dominant mais qui sont déconstruites (c’est à dire conscientes de la domination systémique, des discriminations et des privilèges que cela leur procure). Un-e allié-e est en d’autres termes une personne non concernée, qui donc ne subit pas l’oppression dont il est question, mais qui veut s’engager dans la lutte contre cette oppression et la combattre aux côtés des concerné-e-s. Et pour cela certaines règles doivent être respectées.

L’allié.e doit d’abord savoir laisser la parole et l’espace aux concerné.e.s, car les prendre c’est leur prendre du pouvoir, alors qu’ils n’en ont pas énormément. Parce que parler à la place de... fait du dominé un objet et non un sujet agissant, l’allié.e ne peut donc contribuer à la chosification du dominé.

Il/elle ne doit pas dévier le sujet d’un débat ou parler de ses propres oppressions parce qu’il/elle se sent inconfortable et/ou attaqué.e parce qu’appartenant au groupe dominant.

L’éducation des dominants n’incombe pas aux dominé.e.s, mais aux allié.e.s. On n’a pas à exiger des concerné.e.s d’être pédagogues et/ou de se calmer : leur colère est légitime, et la pédagogie est épuisante ! C’est pourquoi :

 En face d’une violence sexiste, d’un déni ou d’une édulcoration de cette dernière, venant d’un homme blanc, je fais appel à un allié blanc, préalablement identifié et acceptant la mission, pour s’occuper d’éduquer, d’expliquer, d’ouvrir les yeux à son semblable ;

 Face à une violence sexiste justifiée religieusement, c’est à un allié musulman, identifié et acceptant la mission, que je vais m’adresser, pour jouer son rôle d’éducateur ;

 S’il s’agit de négrophobie venant d’un.e Arabe, je me tournerai vers une personne appartenant au groupe de dominant concerné : une soeur Arabe préalablement identifiée.

Bref : parce que faire de la pédagogie est très épuisant, surtout quand on en a fait pendant des années, j’estime que c’est aux vrai.e.s allié.e.s de se charger d’éduquer leurs semblables.

Mixité et non-mixité

La non-mixité est une nécessité dans toutes les luttes. Les syndicalistes ne se mélangent pas aux patrons dans leurs luttes pour améliorer leurs conditions de travail, les féministes se retrouvent dans des espaces non mixtes pour débattre en dehors du regard de leurs bourreaux, les Noir.e.s aux Etats-Unis étaient également en non-mixité pour échanger plus tranquillement sur les sujets qui les concernaient directement, sans avoir à supporter les regards pesant des dominants. Eh bien, en France, on a encore du mal à se faire à l’idée qu’un camp décolonial ne se tienne qu’avec les personnes concernées par les sujets qui y sont traités et on s’indigne d’être exclu, jusqu’aux bancs de l’assemblée nationale – lieu de quasi non-mixité entre mecs Blancs...

La non mixité entre racisé.e.s

Nous nous retrouvons donc en France, entre personnes non Blanches, à lutter contre le racisme systémique. Mais nous ne sommes pas égaux face aux discriminations. Les Noir.e.s sont l’un des groupes raciaux, sinon le groupe racial, le(s) plus discriminé(s) à travers le monde. Nous vivons dans un contexte de mondialisation où les révoltes arabes, par exemple, ont eu des répercussions en France (notamment pour ce qui concerne le Maghreb, où la France a eu des colonies). Par exemple, dans notre collectif de lutte contre l’islamophobie, nous avons échangé, pendant au moins un an, sur la situation en Tunisie. Ce dont des pays où règnent une négrophobie systémique qu’on ne peut ignorer en France au sein des nos alliances. Donc quand nous sommes entre Noir.e.s et Arabes en non mixité, des règles doivent aussi être établies.

Il y a notamment une confusion qui est faite souvent entre Arabe et musulman, qui opère une invisibilisation ou une relégation des Noir.e.s musulman.e.s. Les Arabes peuvent souvent se considérer comme étant par essence musulmans, et par conséquent comme maîtrisant cette religion mieux que quiconque. Je me suis souvent retrouvée décriée par des frères ou soeurs arabes du fait d’une pratique religieuse différente, et l’on me renvoyait alors à ma culture africaine, que je ne devais pas mélanger avec l’islam – l’idée implicite étant que les Arabes, quant à eux, ne mélangeaient aucunement leur culture à la religion, comme s’ils pratiquaient une religion pure et désincarnée. De plus, le pouvoir de décision dans les mosquées revient, le plus souvent, aux Arabes. Il n’est pas question pour moi d’occulter ou de minimiser ces réalités en contexte de non mixité. Nous savons enfin qu’il existe une negrophobie systémique dans les pays arabes, qu’il faut préalablement reconnaître pour que la « non-mixité racisée.s » fonctionne – et pourquoi pas des moments de non-mixité noire, où ces réalités peuvent se dire et se problématiser.

Pour conclure…

Des injonctions, nous en recevons de toutes parts, et surtout des groupes dominants, pour nous dicter, ni plus ni moins, quel chemin prendre. Des hommes blancs aux hommes noirs en passant par les femmes blanches sans oublier les femmes et hommes musulmans. J’ai donc décidé que l’infantilisation c’était terminé. J’ai décidé de m’émanciper et de devenir une grande fille qui sait, mieux que quiconque, désormais, ce qui est bien pour elle. J’ai décidé d’assumer mes choix et de fixer mes propres priorités : même si je dois pour cela être traversée par différents conflits de loyauté, je considère que c’est un prix à payer. Je ne peux pas être loyale à ce qui permet de me dominer. Les différentes violences et discriminations que nous subissons s’entremêlent et interagissent : nul n’a à nous dire contre laquelle lutter en priorité, sous prétexte d’une solidarité. Et ce n’est surtout pas aux personnes jouissant de privilèges d’exiger de celles au détriment de qui ces privilèges leur sont accordés d’être solidaires d’eux – mais plutôt l’inverse.

P.-S.

Les lignes qui suivent forment la trame d’une intervention publique qui s’est tenue le 20 mai 2017 à Londres, et qui portait sur : Women of color : Activism and cultural resistance : elles ont été reprises dans le recueil Mots et maux d’une décennie. 2012-2020 du Collectif Les mots sont importants.