Résistances
Si je me sens tenue de parler de ce que j’appelle les « contrepoisons » au sein du hors-série, c’est-à-dire les propos qui n’entrent pas dans sa logique paternaliste, ce n’est absolument pas par volonté de tempérer l’analyse, mais simplement pour souligner que même au sein d’une publication bétonnée par le rédacteur en chef, quelques petits grains de sable se sont logés. Et pour que la parole de ces femmes, déjà largement désamorcée par leur absorption au sein de la ratatouille idéologique maison, ne soit pas plus inaudible encore.
Je commence par de courtes citations clairement en contradiction avec la condescendance et le mépris dans lesquels sont tenues les femmes (notamment musulmanes) et qui s’exprime à chaque page sous couvert de savoir mieux qu’elles ce qui est bon pour elles :
* Odile Buisson, sur la prostitution : « Je suis d’accord, la prostitution, c’est un problème multiforme et compliqué, mais, au moins, qu’on reçoive ces femmes et qu’on les écoute ! Pour moi, leur dignité est intacte. Cela ne me dérangerait pas qu’elles vissent leur plaque (…) Ces femmes ne valent pas moins que nous. »
* Lydia Cacho, sur la fausse lutte contre la traite : « Les polices du monde entier, à quelques exceptions individuelles près, continuent à faire des raids au cours desquels elles arrêtent à la fois victimes et trafiquants. L’approche migratoire domine les politiques de répression de la traite sexuelle, et le fameux « rapatriement » n’est qu’une mesure d’expulsion politiquement correcte qui rend les victimes encore plus vulnérables. »
* Pinar Selek, sur la nécessité d’articuler les luttes, de ne pas les hiérarchiser : « A travers le prisme féministe, on étudie les fondements et les mécanismes de toutes les formes de pouvoir et d’oppression, qui produisent et nourrissent des « montages sociaux » de genre. Parce que nous ne pouvons pas combattre le sexisme séparément du nationalisme, du capitalisme, de l’hétérosexisme, du racisme, du militarisme, de la colonisation de la nature. Ces systèmes ne sont pas hiérarchisables les uns par rapport aux autres, ils sont liés. »
Mais c’est surtout l’entretien de Virginie Despentes, réalisé par Valérie Manteau, qui fait résonner le plus clairement des voix discordantes au sein de la publication. Et il est à noter que si les prises de position de Virginie Despentes sont claires, concises, et inassimilables par le féminisme version Charlie, les questions de Valérie Manteau dénotent elles aussi d’une réflexion pertinente et tout à fait à rebours de celles posées par Gérard Biard.
« Aujourd’hui, on focalise le féminisme sur des débats comme le voile.
Il y a eu matraquage.(…) C’est pas innocent, politiquement. Il y a quelque chose d’hyper raciste, on remet le bougnoule à sa place, évidemment inapte à traiter correctement sa femme, et la femme de bougnoule à sa place de femme de bougnoule. On croise plusieurs problématiques, mais aucune en fait qui ait vraiment un rapport avec le féminisme.
A l’époque, sur France Culture, le matin, il n’y avait que des mecs et ils ne parlaient jamais du féminisme. Sauf d’un coup, sur le voile, tu découvrais à ta grande stupéfaction qu’ils étaient tous super féministes entre eux, super au courant, et surtout, attention, ils savaient que jamais rien ne nous arriverait de bon sur le féminisme du côté de l’islam. Qu’est-ce que t’en sais ? Qu’est-ce que t’en sais, que Keny Arkana, qui est voilée, ne va pas t’ouvrir la tête demain avec un texte féministe ?
Les hommes ont peur de parler du féminisme, parce que ça les concerne. On préfère parler du voile, parce que c’est l’Autre.
Et le féminisme revient toujours en boomerang sur la masculinité.
Pendant ce temps, on ne parle plus du reste ?
Si, sur la prostitution (…) petit à petit, le débat s’ouvre… Mais, en même temps, de nouvelles lois envoient des tribus entières de meufs travailler de plus en plus loin, dans des conditions toujours plus dégueulasses et plus dangereuses… Et n’en avoir rien à foutre à ce point-là… C’est mal, quoi ! (…) Ils ne voient aucun problème à être entre mecs à statuer sur tout, tout le temps, mais dès qu’il s’agit de la prostitution, on convoque le féminisme. Comme pour le voile.
Et on retrouve la même rhétorique : quand les filles disent qu’elles sont libres de leurs choix, on leur répond qu’elles sont aliénées.
Les travailleuses sexuelles font des états généraux de la prostitution tous les ans à l’Assemblée nationale, il n’y a jamais personne ! (…) Alors que ce qu’elles disent est super clair, et leurs premières demandes ne sont certainement pas l’interdiction ou la criminalisation. A chaque fois qu’on convoque le féminisme, c’est pour une saloperie : contre les prostituées, qui n’ont rien demandé, pour les filles du X, qui ont plein de requêtes bien légitimes, mais qui ne sont pas l’interdiction du porno…
Au fond, le féminisme des politiques est puritain…
Ils se servent du féminisme pour des trucs réactionnaires qui n’ont aucun rapport avec ce que les gens qui pratiquent demandent, aucun rapport avec la réalité. »
Voilà… c’est brut de décoffrage et clair. Et ça a le grand avantage de prendre en compte les personnes dont il est question comme douées d’intelligence et de réflexion. On se demande même si la rédaction n’est pas un peu kamikaze, ou aveuglée par un nom que l’on connaît au-delà des cercles militants, ou tout simplement stupide, d’avoir laissé passer cet entretien. Peut-être a-t-il été imaginé qu’en choisissant pour titre la réflexion la plus problématique de Despentes (« Si j’avais 16 ans aujourd’hui, il me semble que je deviendrais un homme »), l’article perdrait de son mordant ? [1]
Sans doute cela relève-t-il tout simplement d’une telle incapacité à articuler une réflexion globale sur les mécanismes de domination qu’il n’a pas été perçu à quel point cet interview déboulonne à lui seul toute la logique qui a présidé à la conception du hors-série… Cela pourrait aussi expliquer la bibliographie surréaliste déjà mentionnée, où Femmes, race et classe d’Angela Davis est accolé à Islam politique, sexe et genre de Chahla Chafiq !
En finir avec l’imposture féministe
Rien de ce qui précède n’étonnera outre mesure celles et ceux qui ont assisté, estomaqué-e-s à la transformation de l’hebdomadaire satirique de gauche en un-Express-avec-des-dessins. La présentation partielle et partiale de bribes décontextualisées de la pensée que l’on prétend contredire est, depuis déjà un moment, un grand classique de Charlie. De l’approximation à la franche affabulation, ce n’est pas l’honnêteté intellectuelle qui étouffe plusieurs de ses collaborateurs-trices …
Mais il est à noter que les critiques adressées à ce journal depuis maintenant plusieurs années – par LMSI, Le Plan B, Acrimed et bien d’autres – ont été prises en compte, non pas de façon à questionner les positionnements idéologiques du journal, mais pour enfoncer le clou : en utilisant les concepts de ses détracteurs pour mieux s’en défendre (sans jamais néanmoins leur opposer d’argumentation articulée), et en salissant les personnes dont l’analyse permet précisément de décrypter et de dénoncer l’ampleur de la dérive. Prétérition et attaque ad hominem sont désormais les deux mamelles du discours Charlie.
Cette malhonnêteté est d’autant plus préjudiciable que le journal se prétend toujours contestataire, et de gauche. Mais où est la subversion, l’irrévérence, et surtout le progressisme, lorsque – dans un hors-série censément consacré au féminisme – rien de ce qui est écrit ou presque ne vient apporter d’élément de compréhension de l’idéologie patriarcale et de la façon dont elle se reconduit malgré les luttes militantes qui tentent d’en venir à bout ?
Quand cessera la propagation de cette vulgate pseudo-féministe, pas plus valide pour le combat pour l’égalité qu’un édito de magasine « féminin » ? Quand les féministes blanches prendront-elles conscience de l’incroyable violence qu’il y a à reconduire l’oppression dans leurs rangs en défendant une idéologie qui prend d’autres femmes pour cible ? Quand arrêtera-t-on de ne parler des droits des femmes que lorsque cela permet de justifier a posteriori l’attaque d’un pays auquel on prétend apporter la démocratie par les airs ?
Ce serait bien que le chemin commence à se faire, parce que ce n’est pas seulement une vague théorie qu’on construit de toutes pièces, qu’on l’appelle choc des civilisations, des cultures ou de tout ce qu’on veut, c’est bien sa réalisation qui est mise en œuvre dans ce pays (et ailleurs) de façon de plus en plus évidente et « décomplexée ». Et les femmes sont, comme d’habitude, les premières à en faire les frais.