Partie précédente : « Les Passeurs : tous les mêmes ? »
Dans la rhétorique d’Éric Besson, « les passeurs » sont synonymes de « réseaux mafieux » et de « filières criminelles » aux ramifications internationales. Ce faisant, le ministre réalise une troisième opération qui est une synecdoque – figure de style dont on sait qu’elle consiste à désigner la partie par le tout, ou à l’inverse le tout par la partie. Associer systématiquement ces termes comme s’ils étaient interchangeables, c’est nous signifier que les passeurs seraient toujours les maillons d’un vaste réseau : les « filières ».
Ce mot figure du reste parmi ceux que le ministre affectionne le plus : dans les cinq principaux textes relatifs au Calaisis et au délit de solidarité publiés sur le site du ministère de l’Immigration [1], il n’apparaît pas moins de 49 fois (contre 24 pour celui de « passeur », par exemple). Les filières acquièrent donc peu à peu, par la vertu du langage, l’existence d’une réalité omniprésente.
Derrière tout « passeur », donc, une « filière ». Ainsi, à propos de l’article L. 622-1 du Ceseda, les personnes poursuivies ou condamnées étaient allées « beaucoup plus loin que l’humanitaire, en participant au travail des passeurs », nous dit Éric Besson. Quelques lignes plus loin, cette participation est une « collaboration active (…) à des filières exploitant de manière indigne la misère humaine » [2].
Ainsi encore dans le choix des mots lors de l’opération du 22 septembre 2009 : ce n’est pas un campement qui a été détruit, mais la jungle qui a été « démantelée », vocabulaire de la lutte contre les réseaux mafieux par excellence, repris avec une certaine application dans la quasi-totalité des médias. Et, quelques jours plus tard :
« Le démantèlement de la jungle est un maillon, mais il reste d’autres maillons. Il faut remonter la filière. » [3]
Et le ministre d’annoncer sa volonté de procéder au « démantèlement progressif de tous les squats et campements sauvages implantés dans la région par les filières d’immigration clandestine » [4].
Qu’est-ce qu’une « filière » ?
La jungle est un « maillon », il faut « remonter la filière » – mais de quelle « filière » s’agit-il au juste ? On ne le sait pas bien. Précisément, il n’importe pas de le savoir ; ce qui importe, c’est qu’à la lecture de ces mots, de cet entrelacs d’expressions aux résonances précises nous nous imaginions la jungle de Calais comme appartenant à une organisation criminelle transnationale dont des bras pénètrent profondément notre pays et continuent après le démantèlement de s’étendre ailleurs. L’image est là : des tentacules, une pieuvre.
Qu’il existe dans le monde des organisations transnationales et mafieuses, et parmi elles des organisations faisant commerce de l’immigration clandestine, cela n’est pas douteux ; qu’elles soient présentes partout, et que tout passeur soit le signe d’une telle filière, voilà qui en revanche mérite d’être remis en question. En effet, ce n’est nullement la réalité qui définit ici la rhétorique ; c’est la rhétorique qui prétend définir la réalité.
L’efficacité de ce discours tient à la séduction trouble qu’exerce l’image d’un monde de réseaux occultes et de conspirations menaçantes. Qu’il soit si peu remis en cause tient en outre à la difficulté de le soumettre à l’épreuve des faits pour le confirmer ou l’infirmer, tant l’étude en est difficile, en raison tout à la fois du caractère illicite de ces pratiques et de leur complexité transnationale.
Or l’hypothèse de la filière est d’autant plus difficile à vérifier qu’elle semble confirmée par l’évidence apparemment irréfutable qu’elle impose. Lorsqu’un migrant dit avoir payé 15 000 dollars pour venir en France depuis l’Afghanistan et affirme ne pouvoir rentrer dans son pays du fait de sa dette, il est facile de l’imaginer « inséré » dans une filière qui, telle une autoroute, l’aurait amené jusqu’en France au prix d’un parcours linéaire ponctué de péages.
Il est pourtant au moins aussi probable que ce migrant ait en fait avancé d’étape en étape, payant un passeur chaque fois que nécessaire, et que ces passeurs n’aient aucun lien entre eux, mais soient (logiquement) positionnés sur l’itinéraire classique des migrants clandestins ; et que pour ce voyage il ait contracté avant son départ une dette auprès d’une connaissance ou d’un prêteur (comme n’importe quelle personne ayant besoin d’argent), raison pour laquelle il ne peut envisager d’échouer dans son projet.
En réalité, tous les types de situations et de structurations existent.
À un extrême, sous la forme la plus structurée, on trouve, peu nombreuses, des filières mafieuses internationales pratiquant parfois des trafics autres que migratoires, qui drainent des centaines de milliers d’euros, nécessitent des équipements importants (de transport ou de fabrication de documents par exemple) et la corruption d’agents de l’État parfois à très haut niveau. Les réseaux liés à certaines régions de Chine, qui sont parmi les rares à avoir fait l’objet d’études, sont par exemple réputés pour être particulièrement structurés.
À l’autre extrême, on rencontre l’individu isolé qui n’a rien à voir ni avec une filière ni avec une mafia, quel que soit le sens que l’on accorde à ce mot. Au milieu, une multitude de situations intermédiaires – telle cette structure impliquant un Français, un Vietnamien et une camionnette ; avec quelques complices, ils convoyèrent entre juillet 2008 et janvier 2009 plusieurs dizaines de Vietnamiens vers l’Angleterre ; les chauffeurs gagnant 3 000 euros par voyage, et les responsables autour de 30 000 euros par mois [5].
Ce qui pose donc problème, ce n’est pas la mention de filières ou de passeurs ; c’est l’utilisation systématique et exclusive de ces termes pour désigner l’ensemble des réalités de l’immigration clandestine, permettant ainsi de les entourer d’un halo de criminalité excluant toute nuance. Ce faisant, Éric Besson recourt à un registre bien connu, celui des discours sur la menace de la « criminalité organisée » autour desquels s’est constitué dans le contexte de l’après guerre froide un consensus étatique, dont nombre de chercheurs en relations internationales ont bien montré la construction problématique [6].
Filères, trafics, esclavages : amalgames en série
Mais Éric Besson va d’emblée plus loin. Lorsqu’il explique qu’après avoir été « accompagnés, attirés, trompés » les clandestins seront ensuite « exploités », « brutalisés » par des « trafiquants de vies humaines », « nouveaux esclavagistes du monde contemporain », il procède à une quatrième opération sémantique : l’amalgame. On s’en souvient : en réponse au reproche d’appeler à la « délation » par sa circulaire, en février 2009, il s’était écrié, à propos des « clandestins » en général :
« Aujourd’hui je leur dis oui, sortez de vos ateliers, quittez vos caves, abandonnez vos arrière-cours, quittez les trottoirs de la prostitution… »
Dans cet exemple, comme dans tous les discours cités plus haut, est à l’œuvre une utilisation à chaque fois indistincte des expressions renvoyant à deux registres pourtant bien distincts : l’un concerne le trafic de migrants, l’autre la traite des êtres humains. Selon le protocole additionnel à la convention de Palerme, qui est le document de référence des Nations unies sur la question [7], la traite des êtres humains se définit par la réunion de trois éléments :
– l’acheminement d’une personne étrangère (recrutement, transport, transfert, hébergement) ;
– l’utilisation de la coercition (recours à la force ou menace de ce recours, abus d’autorité) ou de la duperie ;
– le tout aux fins d’exploitation (exploitation de la prostitution d’autrui, travail ou services forcés, esclavage, servitude ou prélèvement d’organes).
On le voit, tous ces ingrédients sont repris de façon scrupuleuse dans les discours du ministre : duperie, exploitation, esclavage, et même prostitution… En somme, à chaque fois qu’Éric Besson nous parle d’immigration clandestine et de « passeurs », il entend en réalité nous emmener dans l’imaginaire de la traite des êtres humains.
Pourtant, le trafic de migrants n’y est nullement assimilable. Ce trafic et la traite relèvent de définitions propres, la lutte à leur encontre relève d’institutions distinctes, et leur réalité, certes cousine, renvoie à des degrés de gravité tout à fait différents :
– dans le premier cas, des personnes décident de leur plein gré de migrer et, pour ce faire, recourent aux services de « professionnels du passage » plus ou moins fiables, plus ou moins respectueux, et une fois la transaction et le passage effectués, la relation est terminée ;
– dans le second cas, des personnes souvent trompées sur ce qui les attend (mais pas toujours) sont emmenées dans un pays (illégalement ou pas) puis, sous la contrainte (violences, menaces, séquestration, retrait du passeport), sont ensuite exploitées dans la durée (exploitation sexuelle ou de travail) selon des modalités pouvant aller jusqu’à l’esclavage.
Il faut d’ailleurs comprendre l’esclavage comme la forme la plus abjecte du phénomène sordide qu’est l’exploitation, et non comme son unique vérité, sauf à considérer aussi les caissières ou les employés de la restauration rapide, pour ne prendre que ces exemples, comme des esclaves.
La traite des êtres humains est définie comme un phénomène d’une gravité, d’une structuration, d’une ampleur sans commune mesure avec le trafic de migrants. En conséquence, si les routes de l’immigration clandestine et celles utilisées par les réseaux de la traite peuvent parfois se rencontrer, si des points de contact peuvent exister (la dette de voyage d’un migrant pouvant être un point de bascule vers une situation de travail où il se fait exploiter), il est en revanche tout à fait illégitime d’assimiler trafic et traite [8], ce que ne font jamais les institutions – onusiennes ou européennes – chargées de lutter respectivement contre l’un et l’autre de ces phénomènes.