Partie précédente : « Des pieuvres et des esclaves ? »
Nommer les responsables, c’est aussi et surtout donner à voir la solution : à la fois une cible – les « passeurs » et leurs « filières criminelles » – et une action – la « guerre ». La première manifestation de ce désir d’agir se présente avec la fameuse circulaire du 5 février 2009. Mais, au-delà des problèmes qu’elle pose, déjà évoqués, c’est l’expérience des mesures similaires prises depuis plusieurs années dans le cadre de la « lutte contre la traite » (la prostitution de femmes étrangères en particulier) qui jette le doute le plus profond quant à l’impact réel de cette circulaire censée cibler les passeurs.
Prises dans le cadre de la loi sur la sécurité intérieure (LSI) de 2003, portée par Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, les dispositions concernant les prostituées étrangères en situation irrégulière prévoyaient en effet la possibilité d’attribution d’un titre de séjour provisoire à la prostituée dénonçant son proxénète ; censé durer le temps de l’enquête, le titre de séjour pouvait être renouvelé, voire transformé en une carte de résident de dix ans si le prévenu était condamné.
Impunité en haut, répression en bas
Or, si « aucune arrestation ou inculpation pour trafic d’êtres humains n’a été signalée depuis la promulgation de la LSI », notait la sociologue Françoise Guillemaut en 2006, en revanche des centaines de prostituées ont été interpellées (1 103 PV dressés dans les huit premiers mois d’entrée en vigueur de la loi ; « à la suite des protestations des associations de défense des droits humains, le ministère a cessé de rendre ces données publiques [1] »).
La LSI a marqué « le début des expulsions de prostituées étrangères », souligne également Virginie Guiraudon, directrice de recherche au CNRS : « 126 prostituées étrangères reconduites à la frontière pour Paris seulement entre avril et décembre 2003. » Ainsi, « au départ, il s’agissait de lutter contre l’esclavage moderne puis contre la traite et au final on a surtout reconduit des prostituées à la frontière » [2].
Démontrant déjà la sensibilité particulière à la situation de toutes les femmes maltraitées dans le monde à laquelle il donna toute son ampleur dès le soir de son élection à la présidence de la République, Nicolas Sarkozy avait à l’époque expliqué qu’expulser ces victimes était un « devoir humanitaire » effectué pour leur protection.
Quant aux autres aspects des efforts déployés, rien ne démontre qu’une détermination renforcée, visant réellement le démantèlement de vraies filières mafieuses, c’est-à-dire l’arrestation de leurs responsables à haut niveau, ait vu le jour depuis la prise de fonctions d’Éric Besson.
En premier lieu, une telle lutte est immensément difficile à mener, considérablement plus difficile que le ministre ne le laisse penser lorsqu’il promet de s’attaquer à ce qu’il appelle la « source » de l’immigration clandestine en affichant publiquement l’objectif de doublement du nombre de filières démantelées pour 2009. Les services spécialisés le savent bien. Ils n’ont pas attendu les promesses du ministre pour mener des enquêtes longues et laborieuses, donnant des résultats parfois spectaculaires si l’on considère le degré de structuration des organisations qu’ils peuvent parvenir à affaiblir, mais peu gratifiants si l’on s’intéresse au nombre de personnes appréhendées et de filières démantelées.
L’exemple de la lutte contre les réseaux de traite des êtres humains est ici instructif : alors que l’engagement international et national est plus ancien, et les efforts plus déterminés que dans le domaine du trafic de migrants, avec des dispositifs législatifs et répressifs mis en place depuis plusieurs années ; alors que la traite implique un ancrage territorial et dans la durée en général plus important (pour l’exploitation, la prostitution), il est très rare que des organisations soient réellement démantelées – notamment parce que ce combat touche aussi à la lutte anticorruption, indique un magistrat spécialisé dans le domaine.
Ainsi, dans le Nord-Pas-de-Calais, région à laquelle le ministre accorde une attention particulière, l’une des plus grosses affaires d’aide au séjour irrégulier jugées en 2009 a concerné un « important réseau de passeurs vietnamiens ». Commencée en mai 2008, l’enquête a duré une année, avec des surveillances mises en place dans la région de Dunkerque, puis à Paris, permettant d’identifier des liens avec la République tchèque et l’Allemagne ; les premières interpellations ont eu lieu en octobre 2008, puis en janvier et en mars 2009. Au terme de ces efforts, huit personnes furent jugées par le tribunal de Dunkerque (et condamnées à des peines allant d’un an à deux ans et demi de prison ferme et d’interdictions du territoire français de trois ans à définitives) ; celui-ci reconnut pourtant lui-même que « les véritables chefs n’étaient pas là » [3].
Quelques exemples
De fait, les affaires jugées dans le Calaisis dont la presse s’est fait l’écho, pour ne s’en tenir qu’à elles, sont dans leur immense majorité bien moins importantes que celle qui vient d’être décrite, voire plutôt pitoyables. Ce sont par exemple :
– trois Érythréens arrêtés à Norrent-Fontes aux abords d’un camion, et dont les compatriotes affirment, dans une lettre adressée au juge de Béthune, qu’ils sont des candidats au passage comme eux (jugés en novembre 2009 en comparution immédiate, condamnés à six mois de prison ferme) [4] ;
– deux Kurdes ayant convoyé deux autres Kurdes : l’un ayant voyagé avec eux depuis Paris et niant être un passeur, l’autre les ayant guidés de Dunkerque à Grande-Synthe (jugés en octobre 2009 en comparution immédiate et condamnés à trois mois avec sursis) [5] ;
– un Kurde irakien en France depuis quinze jours, aperçu lors d’une surveillance policière sur un parking en train d’ouvrir une porte de camion avec un pied-de-biche et affirmant avoir tenté par ce biais de réduire la somme réclamée par son passeur (jugé en comparution immédiate en octobre 2009 et condamné à trois mois de prison ferme) [6] ;
– deux passeurs kurdes iraniens dénoncés par un autre passeur, arrêtés en novembre 2008, qui convoyaient des personnes de Dunkerque à Grande-Synthe (d’où elles pouvaient embarquer dans un camion) et qui, au total, avaient réussi à faire passer entre deux et quatre clandestins chacun (le procureur dira d’eux qu’ils « sont des passeurs de deuxième échelon » [7].
En somme, les cibles les plus communes sont les personnes en contact direct avec les migrants, c’est-à-dire au plus bas de l’échelle des responsabilités, souvent en situation irrégulière elles-mêmes.
Ce sont aussi des affaires dans lesquelles de plus grosses prises auraient pu avoir lieu si une enquête plus approfondie avait été engagée ; au lieu de quoi c’est l’arrestation de « petits poissons » – plus rapide, et non moins comptabilisable – qui est préférée. Ainsi, en août 2009, deux semaines après la confirmation de l’existence d’un réseau organisé, deux Vietnamiens établis en France sont interpellés. Leur avocat soulignera qu’« après quatorze jours d’écoute téléphonique les enquêteurs s’arrêtent et tombent sur ces deux petits maillons qui sont sans doute déjà remplacés » (jugés fin août 2009 et condamnés tous deux à un an de prison ferme) [8].
Même dans les cas qu’Éric Besson a choisi de médiatiser, et que l’on imagine donc emblématiques, il est permis de douter qu’ils concernent de si grosses prises. Ainsi, parmi les onze personnes interpellées lors du « démantèlement », le 4 mars 2009, d’une « importante filière d’immigration clandestine en provenance d’Afghanistan implantée dans le dixième arrondissement de Paris » [9], deux sont des demandeurs d’asile afghans suivis par un juriste de la Cimade : en fait d’être des passeurs ayant « permis à plusieurs centaines d’Afghans de gagner l’Europe du Nord » pour un « prix moyen du passage (…) estimé à environ 10000 dollars », ils avaient simplement l’un et l’autre acheté un billet de train pour des amis respectifs qui s’en étaient vu refuser la délivrance au guichet de la gare du Nord, à Paris, par un employé zélé de la SNCF.
Mais c’est surtout leur appartenance supposée à un réseau qui laisse songeur, dans la mesure où ils ne se connaissaient pas, ne s’étaient jamais rencontrés, ni ne connaissaient les autres inculpés : leur seul lien avec les autres résidait dans le fait qu’ils comparaissaient tous le même jour devant le même juge, pour « aide au séjour irrégulier, association de malfaiteurs (… en bande organisée ». Ils furent parmi les six inculpés à être placés sous contrôle judiciaire. Tous avaient eu pour tort d’acheter un billet de train ; seul l’un des six aurait effectivement eu des activités de trafic, effectuant des transferts d’argent pour d’autres Afghans – ce qui leur permettait d’échapper aux taux très désavantageux pratiqués par les compagnies privées. La procédure est toujours en cours d’instruction.
Délit de solidarité
Quant au Français qui faisait partie des onze interpellés de ce « réseau », il fut jugé séparément et condamné pour « aide au séjour irrégulier en bande organisée » et « travail dissimulé » [10]. Son crime était d’avoir hébergé deux Afghans dans sa ferme de la région de Nevers (dont l’une des deux personnes mentionnées plus haut). Tous les témoignages concordent pour établir qu’il n’a jamais rien demandé en échange de ce geste de solidarité. Bref, pour l’opération menée le 4 mars comme pour les suivantes, on est en droit de se demander s’il est pertinent de parler de « démantèlement d’une importante filière ».
En l’occurrence, nous l’avons déjà évoqué, Éric Besson a lui-même jugé approprié d’apporter quelque nuance à sa belle assurance au moment où des comptes ne manqueraient pas de lui être demandés sur son « démantèlement » de la jungle de Calais. Au cours de l’entretien déjà cité dans lequel il reconnaissait que « très peu » de passeurs avaient été arrêtés pendant l’opération du 22 septembre, il avait ajouté que « les commanditaires principaux, les passeurs principaux (…) sont en Afghanistan, au Soudan, au Nigeria » [11], s’inspirant de certaines des critiques exprimées dès le mois de janvier à l’encontre de ses promesses de guerre aux filières.
Quelques jours plus tard, à nouveau en visite à Calais, il réitérait son constat depuis un squat calaisien tout juste « démantelé » :
« Le problème, c’est qu’ils ne sont plus jamais en France. Ils restent tranquillement dans leurs pays comme le Pakistan, l’Irak… Ici, on ne trouve que des lieutenants, qui ne sont que des relais. Les migrants paient leurs tentatives de passage et leur voyage avant de partir. C’est un package avec le transport et les hébergements sordides comme ici [squat de l’avenue Verdun, évacué à la suite d’une ordonnance d’expulsion]. Ce qui explique la plus grande difficulté de la police d’accumuler des preuves contre ces passeurs. Nous savons que nous pouvons rarement interpeller les passeurs eux-mêmes et c’est pourquoi nous nous attachons à casser leur outil de travail. » [12]
Ainsi, le ministre entendait à la fois justifier la minceur de ses résultats au regard des promesses faites, reconduire l’image de filières tentaculaires, conspiratrices (le mot « commanditaire », associé au champ lexical du terrorisme), émanant de pays supposés peu sympathiques (ainsi le ministre choisit-il de citer des « pays voyous » comme le Soudan, le Pakistan, ou des « pays chaos » comme l’Afghanistan ou l’Irak, plutôt que le Vietnam, par exemple, en dépit du fait que les réseaux de Vietnamiens sont mentionnés comme étant bien plus organisés), pour finalement légitimer d’autant plus efficacement le volet « indirect » de sa guerre aux filières et aux passeurs : « casser leur outil de travail », s’attaquer à leur « logistique ». La logistique des passeurs, ce sont les migrants et les exilés : leur présence physique comme leurs campements. Ainsi, cibler les passeurs de façon indirecte, c’est s’en prendre aux migrants de façon directe.
Une nouvelle fois, sans grande surprise, c’est dans ce champ d’action que le ministre réussit le mieux à tenir ses promesses, puisqu’il s’agit en somme de continuer à faire ce que l’on a toujours fait : interpeller des exilés, les placer en rétention, les renvoyer dans un autre pays européen ou dans leur pays d’origine lorsque cela est possible, procéder à des opérations musclées d’évacuation de squats, de destructions de campements. L’efficacité de la chasse aux passeurs paraît bien incertaine, tandis que ses effets sur les migrants sont indéniables. Chassés de leurs jungles, privés de leurs effets personnels, interpellés en permanence, relâchés dans la nature, harcelés, les exilés connaissent une situation toujours plus précaire : ce résultat, au moins, est assuré.
Dernière partie : « Résultats incertains, bénéfices certains »