Partie précédente : « Les migrants : des victimes sans volonté ? »
Le fait que leurs services soient vitaux ne transforme pas nécessairement les passeurs en bienfaiteurs ; deviennent-ils pour autant des « bourreaux » ? En présentant ceux-ci comme des « trafiquants de vies humaines », qui « exploitent » et « brutalisent » les migrants et les conduisent à des « malheurs plus grands encore » que ceux qui les ont fait quitter leur pays, Éric Besson procède à une deuxième opération rhétorique : cette diabolisation est une réduction. S’il fait en de rares occasions la distinction entre des types d’actions perpétrées par des « trafiquants » (par exemple entre le chef de réseau et celui qui achète un billet de train), en revanche la qualification de ces actions est unique, présentant un même degré de gravité et de malveillance. En somme, il n’y aurait pas de petits ou de grands passeurs, de « petits poissons » ou de « gros poissons », mais une entité criminelle : « les passeurs » [1].
Si les « passeurs » n’ont guère été étudiés en tant que tels, les travaux des chercheurs, les publications des associations et les témoignages de migrants donnent des éléments permettant de mieux cerner leur rôle aux différentes étapes du parcours d’exil de ces derniers. Loin de prétendre substituer une image simple au cliché simpliste du ministre, on tentera, sur la base de ce matériau, d’introduire de la complexité dans un tableau qui se révèle contrasté : il est en effet possible de montrer la multiplicité des rôles et des fonctions qu’occulte l’appellation réductrice de « passeur ».
Ainsi, on suivra le sociologue Smaïn Laacher [2] pour s’intéresser à la relation entre passager et passeur envisagés non pas comme « deux figures antithétiques que l’on a toujours séparées pour les besoins de la morale (le passeur est un salaud) ou de la connaissance (comprendre le chemin de l’exil en ne s’intéressant qu’à l’exilé), mais comme une figure complexe d’un phénomène unique : celui de tout départ forcé (...) effectué en toute méconnaissance du bon itinéraire illégal pour arriver sain et sauf dans un pays aussi sûr que possible » [3].
C’est tout au long de leur périple que les migrants vont avoir affaire à des personnes les aidant à avancer, avec de nombreuses variations, tant géographiques (pays d’origine plus ou moins éloignés de la destination, pays de transit plus ou moins répressifs) que liées aux capacités financières de chacun :
– les personnes ayant davantage de moyens (souvent après avoir contracté une dette chez eux, qu’il leur faudra rembourser) avancent plus vite, passant d’une région à une autre à chaque fois avec de l’aide ;
– celles qui disposent de moins d’argent tentent d’effectuer des portions de chemin par elles-mêmes, s’arrêtant parfois à certaines étapes pour travailler, avant de reprendre leur route en recourant à un « agent » (le terme utilisé en anglais) lorsqu’il se révèle indispensable (pour l’entrée en Europe par la frontière gréco-turque, par exemple, ou la traversée du désert libyen ou de la mer Méditerranée).
Un exemple
Un Érythréen dont Lily Boillet, présidente de l’association Terre d’errance, a recueilli le témoignage [4] explique ainsi comment, après avoir pris la décision de fuir son pays, seul et sans argent, il s’est attelé à « collecter toutes les informations, en observant les gens, en écoutant » puis s’est mis en route vers le Soudan où il est resté deux mois, survivant grâce à des compatriotes.
Pendant cette période, il se renseigne sur les différentes options existantes et se décide à partir pour l’Europe via la Libye. C’est un itinéraire balisé, il se retrouve ainsi à voyager avec de nombreux autres Érythréens. Rallier Tripoli depuis Khartoum se fait en plusieurs étapes ; à chacune d’elles, des « locaux » (des Soudanais, puis des Libyens) proposent leurs services pour la suivante. Mais il n’atteint pas Tripoli avant plusieurs mois : arrêté à la frontière soudano-libyenne, il est enfermé puis, dans un contexte de corruption locale, il achète sa libération au bout de quelques semaines.
À court d’argent (ou, plus précisément, ayant « épuisé » l’aide de ses compatriotes), il est bloqué à la frontière : « alors j’ai fait le “connecteur” », facilitant le travail des convoyeurs en rassemblant les migrants érythréens ; « ça me payait le voyage ». Il peut ainsi avancer un peu jusqu’à une autre étape, Benghazi. « Là, j’y suis resté bloqué six mois », d’abord vivotant avec des compatriotes qui l’entretiennent car « de toute façon, tout le monde vit sur l’argent des connecteurs, ils partagent la nourriture, les cigarettes » ; puis faisant lui-même à nouveau « le guide » pour se débrouiller.
En somme, des sauts de puce et des retours en arrière, parsemés de haltes toujours subies mais d’une pénibilité très variable – de l’enfermement dans des conditions sordides à la survie solidaire avec des compatriotes dans l’attente de passer. Trois années et de nombreuses mésaventures plus tard, il est à Calais ; après plusieurs échecs à ses tentatives de passage en solitaire, il se « renseigne » sur le « business sur les parkings » :
« J’avais besoin de travailler, d’argent (…) C’est un bon moyen pour ne pas tout à fait perdre son temps, et on n’a pas beaucoup le choix. Alors j’ai discuté avec ceux qui s’occupaient de mettre les gens dans les camions à ce moment-là, pour savoir quand je pourrais le faire aussi. J’ai juste eu à attendre qu’ils décident de reprendre la route après avoir économisé assez ».
Pendant deux mois, il est « fermeur de porte » puis finit par « passer » lui aussi. Ainsi, à Calais ou à Khartoum, c’est exactement le même rapport entre compatriotes qui est ici décrit, illustrant une certaine modalité de la relation passeur-passager, où la séparation entre les deux, passablement estompée, semble presque inepte, puisque l’on peut être tantôt l’un tantôt l’autre.
Dans le rapport avec les « professionnels » locaux (camionneurs ou logeurs soudanais et libyens) qui est par ailleurs esquissé dans le récit ci-dessus, on entrevoit une deuxième modalité, assez proche de la relation qu’aurait n’importe quel voyageur avec un logeur ou un transporteur dans un pays du Sud. Ainsi, un logeur et passeur éthiopien installé en Somalie propose par exemple, pour un dollar par jour, le gîte et le couvert, et, pour 40 à 70 dollars, le passage vers le Yémen [5].
Pour le passage, il n’est que « connecteur » : pour 40 personnes envoyées, il touche de la part du propriétaire de l’embarcation le montant d’un voyage. Les migrants qui logent chez lui attendent souvent d’avoir rassemblé assez d’argent pour passer – pour certains, ils ont été dépouillés de toutes leurs économies par des passeurs les ayant menés en Somalie. Le logeur leur permet de recevoir des appels sur son téléphone portable, donne des « coups de main » à des compatriotes, a acheté une télévision pour occuper leur désœuvrement ; « moi, ici, on me fait confiance, en fait, je suis là pour les aider », dit-il. Une confiance probablement nécessaire à ce que sa pension continue d’être fréquentée, donc rentable (suffisamment rentable pour qu’il ait renoncé à passer lui-même au Yémen, comme il l’avait prévu dix ans plus tôt lors de son arrivée en Somalie).
Dans cet exemple comme dans le récit précédent, on peut penser que c’est à la fois le caractère artisanal de l’activité de ces petits entrepreneurs illégaux et la situation de concurrence entre eux (camionneurs et a fortiori logeurs, probablement plus durement sanctionnés lorsque leur service n’est pas à la hauteur, car plus exposés) qui permet que se pérennise ce type de relation avec les passagers, où l’intérêt économique n’est pas nécessairement incompatible avec l’humanité.
Une violence systémique...
D’autres configurations (lors du moment clé du passage, dans des lieux clés où un passeur – au sens strict du terme – est indispensable, où des monopoles se créent) donnent lieu à une relation passeur-passager nettement plus asymétrique. La dépendance envers les passeurs augmente du fait des obstacles de plus en plus importants et difficiles à contourner ; l’illégalité (des passagers et du passage) induisant par définition l’absence de tout recours possible contre les abus, ceux-ci peuvent alors se multiplier, depuis les prix exorbitants ou la tromperie sur le « service » proposé jusqu’à la mise en danger de mort, en passant par les violences en tous genres.
Pendant le passage, les migrants sont à la merci de leur passeur ; leur sécurité est fonction de la personnalité de celui-ci et des risques auxquels lui-même s’expose. Le risque d’abandon en cas de problème est élevé : ainsi lorsqu’une personne tombe d’un camion en plein désert de Libye ; commet l’erreur de bouger, menaçant la stabilité du bateau surchargé ralliant le Yémen et en est poussée par-dessus bord ; ou, au cours d’un passage à pied en Turquie par les montagnes :
« Tout le monde avait dit : c’est un bon passeur. Alors j’étais content d’être avec lui (…) Le troisième jour, on avait froid, faim, on était si fatigués, l’un de nous est tombé dans le ravin… Le passeur a continué en disant “vous restez avec lui ou vous avancez”. » [6]
De même lors de la traversée en mer entre le Maroc et l’Espagne par un système de deux bouées dont l’une – celle du passeur – tracte l’autre :
« À la moindre apparition d’un bateau des polices marocaine ou espagnole, les passeurs mercenaires abandonnent leurs clients en pleine mer. » [7]
C’est alors la peur qui caractérise le rapport aux passeurs, que le renforcement de la fermeture des frontières a rendus plus nécessaires – donc plus puissants – que jamais. Mais ceux-ci ne sont pas le seul facteur de risque mortel pendant le passage ; parmi les drames qui ont eu lieu dans le passé, certains ont été causés par des pratiques malveillantes des forces de sécurité ayant intercepté des clandestins, en mer par exemple, en perçant leur bateau pneumatique ou leur bouée [8].
C’est aussi en marge du passage que de nombreuses violences se produisent ; l’existence de racket, de prises d’otage avec demande de rançon par des personnes tenant le haut du pavé dans les trafics locaux a, par exemple, été rapportée à Oujda, au Maroc. Dans les jungles du Calaisis, des pratiques de racket ont également été relatées, comme à Angres, où des migrants ont déposé plainte.
Quant aux abus sexuels, il est indéniable qu’ils se produisent fréquemment au cours de ces périples, en particulier sur les femmes. Comment s’étonner que, dans un contexte d’extrême vulnérabilité, de déshumanisation des migrants et en même temps d’exacerbation des potentialités de profit, toutes sortes d’abus puissent se produire ?
... et étatique
Et, si des passeurs sont effectivement engagés dans une compétition en termes de contrôle territorial, on voit bien en revanche qu’ils n’ont l’exclusivité d’aucune des violences recensées plus haut, qu’il s’agisse des violences physiques, du racket ou des traitements indignes. Les forces de sécurité sont notamment une source importante de ces violences, y compris en Europe. Les migrants qui campaient sur le port de Patras, en Grèce, expliquaient ainsi leurs blessures par les visites du « commando » – la police portuaire. Ont été également rapportés, en Algérie, la participation des soldats à des viols et, au Maroc, le harcèlement policier et des violences en rétention [9].
Même si on peut penser que les pratiques policières sont plus modérées en France, celle-ci n’échappe pas à cette remarque ; en direction des exilés de Calais ou du Xe arrondissement de Paris, qui ont pour particularité d’être facilement localisables, des pratiques de harcèlement, d’interpellations à répétition, de destruction des effets personnels, de gazage par les forces de l’ordre ont été signalées [10].
Dans ces conditions, des solidarités se tissent entre migrants, notamment pour tenter de se débrouiller sans l’aide de passeurs ou de résister aux abus de toutes sortes. C’est le cas par exemple dans certaines jungles du Calaisis :
– celle d’Angres, dont les habitants vietnamiens ont réussi à courser puis enfermer des personnes venues les racketter ;
– celle de Norrent-Fontes, décrite par Lily Boillet, où des Érythréens qui s’y trouvaient sont parvenus collectivement à se défaire de l’emprise de passeurs soudanais qui leur monnayaient l’accès à l’aire d’autoroute située à proximité, d’où partent les camions pour la Grande-Bretagne.
Ils se sont ensuite organisés entre eux selon un système que l’on pourrait qualifier de « solidarités payantes », dans lequel ceux qui endossent la fonction de « fermeurs de porte » sont dédommagés pour le risque encouru, jusqu’à passer à leur tour – système qui a permis de faire baisser le prix du passage et qui tolère des aménagements pour les plus démunis pouvant aller jusqu’à la gratuité [11].
Au Maroc, des tentatives similaires de s’en sortir sans aide extérieure ont été observées chez des Subsahariens s’entraînant à se tracter avec des bouées, afin de reproduire entre eux le système mis en place par des passeurs, avec le double avantage de réduire le coût et le risque d’être abandonné.
Dans tous les cas, l’enjeu est à chaque fois, dans ce type d’entreprise collective, d’augmenter la capacité de résistance des migrants dans une situation qui leur est globalement défavorable : en récoltant un maximum d’informations, en mettant en place leurs propres services, en étudiant les différentes possibilités pour chercher des solutions alternatives au recours à des passeurs, ils se comportent comme tout consommateur soucieux de réduire ses dépenses tout en obtenant les résultats voulus (en l’occurrence, ici, un séjour et un passage le moins dangereux possible).
Et puis il y a les solidarités gratuites, les coups de mains entre compatriotes, entre compagnons de route : acheter un billet de train pour Calais à un ami qui se l’est vu refuser au guichet de la gare pour n’avoir pu présenter les papiers en règle qu’on lui a (indûment) demandés, par exemple. Un geste qui n’a rien à voir, de près ou de loin, ni avec un « business » ni avec une quelconque notion de profit, d’abus, de « réseau », de contrainte ou de mise en danger.
Ainsi, si la réalité sordide de violences et d’abus à laquelle le ministre aime à se référer existe bien, il est en revanche extrêmement réducteur d’une part de la présenter comme la généralité de la relation existant entre passeurs et passagers, d’autre part de désigner « les passeurs » comme les seuls responsables de ces abus subis par les migrants tout au long de leur exil.