Il pourrait sembler étrange de voir dans le même temps, le gouvernement français se pencher au nom de la protection de la " Fance d’en bas ", aussi bien sur la question des jeunes filles voilées que sur celle des prostitué-es. Exploitation sexuelle par des mafieux, embrigadement par les islamistes : voilà les deux mamelles du discours communément revendiqué par nos dirigeants aujourd’hui. Avec, au centre, la sécurité de nos concitoyens.
Cela incite à regarder ces deux figures - au sens de chorégraphie politique - d’un même pas. Comme les autres le font. Car si l’on dépasse l’image contradictoire de la femme sexy, souvent dénudée, et, évidemment multipartenaire qu’est la prostitué-e, et, à l’opposé, celle de la femme couverte, réservée à Dieu et à un seul homme, que voit-on se développer de commun dans le discours public ? Les deux sont soit-disant considéré-es comme des victimes, avec un traitement pourtant discordant de ce statut, puisqu’on emprisonne les unes, quand on exclut les autres. Ainsi la loi pour la sécurité intérieure protège-t-elle les prostitué-es de leur proxénète par la prison et l’amende, et le même gouvernement pense à protéger la jeune fille musulmane d’un islam sexiste … par une loi qui l’exclurait de l’école. Etrange protection… Ou plutôt, protection d’exception, s’il en est.
Penserait-on en effet à emprisonner une jeune esclave domestique pour la protéger de son très diplomatique patron ? Penserait-on également à exclure de l’école un enfant manifestement battu ou violé pour ne pas laisser croire aux autres que c’est une norme " à suivre " ? On voit pour le moins qu’on a à faire à une victime très spécifique. Une victime qu’on traite finalement comme coupable, une victime à laquelle le droit ne serait d’aucune efficacité, d’aucun recours. Une victime enfin dont la parole ne vaut rien, puisqu’elle est par principe aliénée, et qu’il s’agit de la défendre d’elle-même, contre elle-même. Voire de l’abandonner à son sort, comme les jeunes femmes dont on préfère quelles suivent une scolarité par correspondance que de leur permettre de venir à l’école voilée, ou ces prostitué-es dont on voudrait simplement ne plus entendre parler, acceptant de fait qu’elles/ils soient invisibles, en prison, dans des clubs fermés ou dans des parkings déserts : en bref là où elles/ils ne dérangent pas la mauvaise conscience de M. et Mme Tout-le-monde. Des victimes en bref dont on s’arrange à la condition paradoxale d’en nier l’existence si l’on veut être qualifié de " politiquement courageux " : non au voile, non à la prostitution, … On peut continuer comme cela et réciter un immense chapelet : non à la misère, non à la drogue,… et j’en passe. Le problème, c’est que dire non, c’est exclure et c’est cacher. Cela n’est jamais, de fait, résoudre les questions. Sauf lorsque l’on parle d’un processus à peine enclenché, dont les communautés de proximité sont elles-mêmes conscientes des méfaits. Ou alors, il faut sévir absolument. Enfermer les personnes à vie, ou les condamner à mort directement. Sans exception. On a réussi à tuer les langues régionales comme ça, en réprimant sans répit, comme s’il s’agissait d’une survie collective. Et ça a - presque - marché. On a fermé le centre pour réfugiés de Sangatte, aujourd’hui une centaine de Kurdes sont présents dans le Xe arrondissement de Paris, dans la rue depuis plusieurs mois. Ils attendent. Que le ministère des affaires sociales s’entende avec le ministère de l’intérieur. Qu’on leur donne un hébergement, mais avant tout qu’on leur permette de faire valoir leurs droits, : soit de demander asile. Trois mois, et la France n’a pas encore enregistré leur demande. Sangatte n’existe plus, on crie victoire, mais il sont là. Encore. Toujours. Pourtant il n’y a plus de scandale, puisqu’on a détruit le symbole : le centre d’hébergement.
De même pour les prostitué-es et les élèves voilées. Il suffirait de refuser leur existence pour les faire disparaître. Ne serait-ce que de l’espace publique. Qu’à cela ne tienne, l’important est que l’honneur soit sauf. Pour les uns, la droite, cela suffit, les " riverains " sont contents, l’ordre est maintenu. Pour les autres, d’une " gauche " tristement incapable de faire face aux réalités, figée dans ses vieux modèles principiels, on fait simplement semblant de croire que le phénomène n’existe plus nulle part, puisqu’on ne veut pas qu’il existe.
Autre point commun : la plupart des personnes concernées par la prostitution comme par le voile sont des femmes, soit étrangères, soit d’une " deuxième génération ". A l’aune de l’intégration à la française, elles sont regardées comme des symptômes d’échec. On ne cherche pas leur discours, en grande partie parce que l’important est le symbole qu’elles perpétuent : " le voile, c’est la fin de l’égalité des sexes " disait en substance Elisabeth Badinter dans un entretien récent pour Libération. Quand d’autres disent, opérant un glissement sémantique d’envergure [1] - , " accepter la marchandisation des corps, c’est la fin du féminisme ". Partout donc, du symbole. On en oublie les réalités que vivent précisément ces femmes, mais on n’en oublie pas de les traiter spécifiquement : par exclusion ou par expulsion. Pour leur bien. Ou plutôt au nom du bien de tou-tes : contre la discrimination des femmes, contre la domination masculine : l’étendard est imparable. Et pourtant. De quelle émancipation parle-t-on en maintenant ces femmes dans une situation ou leur seul choix est : vous changez de comportement (en ôtant votre voile ou en arrêtant la prostitution) et vous serez libres. Ce qui signifie également : si vous êtes toujours aussi aliénées, c’est que vous le voulez bien, (vous en êtes donc un peu coupable) mais également votre choix est le mauvais, nous devons donc un peu vous forcer au nom du droit de toutes les femmes pour tirer de là. A cet endroit exactement, on entre dans un système qui est celui d’une victimisation qui maintient dans l’exclusion.
Car on les regarde comme des victimes : pour les unes de l’islamisme galopant, pour les autres de mafias esclavagistes ; en bref, les barbares - hommes étrangers venant des pays pauvres : nos anciennes colonies et quelques extensions sur l’Europe de l’Est - sont les vrais responsables. Pas nous. Pas les " occidentaux " de culture chrétienne. Qui ne vendons rien, n’échangeons rien, n’exploitons personne, n’avons pas de problème avec le corps, la religion, la discrimination sexiste. Les victimes, c’est les autres. Comme ça, on continue à parler pour elles. Comme ça, on ne se regarde pas soi-même. Et on ne change rien au nom du droit universel.
Anne Souyris, présidente de Femmes Publiques