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Know what I mean ?

Réflexions sur la violence sexiste dans le rap… et en dehors

par Michael Eric Dyson
23 décembre 2022

« Les mots sont importants, que ce soit comme moyen d’ascension sociale ou comme issue à la souffrance à la misère. Le discours permet de dénoncer comment la pauvreté marque des quartiers et des communautés. Il permet d’affronter l’omniprésence de l’idéologie suprémaciste blanche qui refuse de reconnaitre notre humanité. » Ces propos de Michael Eric Dyson sont extraits d’un passionnant livre d’entretiens sur le rap, intitulé Know what I mean ?. Son auteur, Michael Eric Dyson, est sociologue, pasteur, militant progressiste, et a publié depuis trois décennies de nombreux essais autour sur la question noire aux États-Unis, sur l’héritage de Martin Luther King et de Malcolm X, mais aussi sur Marvin Gaye [1], sur Tupac, Nas ou encore Jay-Z. Know what I mean ? s’ouvre sur une vibrante apologie de la culture hip hop, de sa légitimité et de sa richesse tant sur le plan esthétique qu’éthique et politique. Le plaidoyer qu’il propose en faveur d’une pleine et entière inscription de cette culture dans l’ensemble plus vaste des cultures et des luttes afro-américaines n’élude toutefois aucune « question qui fâche ». La question de la violence, notamment, et plus précisément celle de la violence sexiste et homophobe, occupe une grande partie de l’ouvrage. Dyson l’aborde frontalement, en évitant aussi bien la dénégation ou la minimisation des problèmes que l’excès de focalisation et d’exotisation : attentif aussi bien aux singularités qu’aux continuités entre « le monde du rap » et les « macro-mondes » plus vastes qui l’ont vu naître (« la communauté noire » bien entendu, mais aussi, bien au-delà, la société américaine et son élite blanche, elles-mêmes profondément – presque matriciellement – travaillées par la violence et l’hétérosexisme), il dénonce sans complaisance toutes les persistances et toutes les réactivations de ces dominations dans le rap, tout en rappelant sans relâche le double standard raciste qui structure le débat public américain autour du sexisme et de l’homophobie – suivant que l’on sera rappeur, prédicateur, essayiste ou « entrepreneur », blanc ou noir. D’un bout à l’autre de sa réflexion, Dyson tient ensemble les deux bouts de la chaîne : prise au sérieux de la lutte anti-sexiste, refus de son instrumentalisation raciste, sans qu’aucun de deux n’aboutisse jamais à l’effacement de l’autre. Il en résulte des analyses d’une grande finesse, intersectionnelles dans le meilleur sens du terme, qui font de ce livre notre conseil du jour. Un livre à offrir, s’offrir ou se faire offrir à l’occasion des fêtes de la Saint Nicolas, de Hanoukkah, de Noël, de la Saint Sylvestre, du Noël orthodoxe, du Noël arménien ou à toute autre occasion. En voici un extrait [2].

Quel est le lien entre la violence masculine noire et la violence de la masculinité en général dans la culture américaine ? Comment s’exprime l’hypermasculinité dans les institutions culturelles et sociales – la culture sportive, la culture militaire et même la politique présidentielle ?

Eh bien, pour le dire simplement, la masculinité violente est au cœur de l’identité américaine : la glorification de Jesse James, le hors-la-loi, le rebelle, le paria social. Notre imaginaire collectif est habité par cette violence et renvoie à notre roman national : l’expansion de la frontière et la conquête de l’Ouest. La masculinité violente est également liée au besoin fantasmé de dé- fendre la propriété américaine contre des parties prenantes « illégitimes », en particulier les peuples natifs. Faut-il rappeler que ces derniers étaient là avant tout le monde et que leurs terres ont été pillées par un processus génocidaire encore totalement sous-estimé à ce jour ? La masculinité violente est au cœur des valeurs de la démocratie américaine et de notre culture en général.

Je pense sincèrement que le sentiment d’appartenance nationale étatsunienne et la masculinité violente sont quasiment concomitantes : ce sont des dynamiques sociales qui sont apparues en même temps et qui signifient souvent la même chose. Dans l’histoire de l’imaginaire social américain, l’homme violent, utilisant l’arme à feu pour défendre ses proches, devient un symbole de virilité vertueuse et rédemptrice. Certains artistes hip-hop se concentrent sur l’utilisation de l’arme comme attribut de la masculinité, comme symbole de la véritable virilité. Ainsi, l’attitude souvent hypermasculine du hip-hop reflète un trait américain plus large.

Dans de nombreux segments de la société américaine la violence va de pair avec la virilité : des jeux vidéo aux sports surmédiatisés comme le football, le hockey et la boxe. Prenez le football américain, par exemple. Le gars qui donne le coup le plus mauvais à un adversaire est celui qui sera porté aux nues. Ceux d’entre nous qui sont assez vieux peuvent difficilement oublier comment, lors d’un match de présaison de 1978, un joueur des Oakland Raiders, Jack Tatum, a cassé le cou de Darryl Stingley des New England Patriots, le rendant tétraplégique. Tatum n’a jamais présenté d’excuses car elles auraient été perçues comme un aveu de faiblesse. Bien sûr, je sais bien que le sport peut avoir une dimension cérébrale. Mais on peut difficilement nier qu’il glorifie pour des millions de fans la violence et l’agressivité... Je ferme cette parenthèse en demandant : pourquoi ne pose-t-on jamais cette question aux sportifs, alors qu’elle est sans cesse répétée aux artistes hip-hop ?

L’hypermasculinité – ou les postures exacerbées de la virilité et de l’agressivité associée à l’identité masculine – est profondément ancrée dans la psyché collective, y compris religieuse. Il suffit de voir comment l’agressivité militariste est bien souvent drapée de religiosité : « Dieu punira les ennemis de l’Amérique, et la colère de Dieu s’abattra sur les nations qui refusent de lui obéir. » L’obéissance envers Dieu et l’approbation de la politique étrangère américaine se confondent bien souvent dans une théologie nationale ras des pâquerettes. Cette rhétorique est récurrente dans les discours de nombreuses personnalités religieuses qui ont pignon sur rue ; que ce soit un fondamentaliste borné comme Jerry Falwell [3] ou un conservateur sophistiqué comme Ralph Reed [4].

L’armée américaine, bien sûr, glorifie ses héros et leur esprit de commandement. La guerre est le symbole tragique du chaos contagieux de l’hypermasculinité. Les chefs de guerre sont les militaires que l’Amérique admire le plus : Dwight Eisenhower, Norman Schwarzkopf, Colin Powell... Répondant à une ques- tion sur sa stratégie de combat contre l’armée irakienne lors de la guerre du Golfe de 1991, celui-ci avait déclaré : « D’abord, nous allons l’isoler, puis nous allons la tuer. » Existe-t-il une ex- pression plus violemment hypermasculine que ça ? Cette politique de la testostérone déborde dans tous les secteurs masculins de la culture au sens large.

Quand il s’agit de politique, surtout en période de crise, c’est le mec qui est prêt à nier la nécessité de l’opposition et du débat pour défendre les exploits américains à tout prix qui est considéré comme un « vrai patriote » et un « vrai mec ». Patriotisme et virilité vont de pair. Pour le Parti républicain, le faucon est le garant de la sécurité nationale. Les détracteurs de la guerre sont décrits comme des faibles. Même dans le milieu universitaire, qui est certes plutôt conservateur, cette image masculine hyperagressive du professeur qui refuse de suivre la ligne politiquement correcte prévaut, et c’est un signe de fierté de ne pas embrasser les principes du multiculturalisme. De toute évidence, cette culture viriliste exerce une influence dans le sport, dans l’armée, dans la religion et même dans le monde académique.

Mais n’est-ce pas une vision étroite de la masculinité, surtout si nous voulons supprimer les images destructrices de la virilité et adopter des alternatives émancipatrices ?

C’est une perspective très limitative de voir la virilité comme la capacité d’infliger du mal ou de faire violence à un autre être humain. Cette vision de la masculinité est tronquée et réductrice. Dans un contexte patriarcal, il peut exister une masculinité critique qui consiste à remettre en cause la puissance et à accepter la vulnérabilité. Mais les conceptions américaines de la masculinité ne reconnaissent généralement pas la vertu du consensus, de la coopération, de la négociation et du compromis. Quand on parle d’hypermasculinité, on parle de la « frank- sinatratisation » du discours politique américain : I did it my way (je l’ai fait à ma manière). Chercher un compromis, rechercher un consensus, construire une coalition saine, ce n’est pas la tendance naturelle des hommes hyperagressifs. En termes de politique étrangère, l’idéologie viriliste empêche les gouvernements de tendre la main à d’autres pays et de rechercher un accord et une résolution pacifique. Au lieu de cela, nous bombardons l’Irak, une nation qui, selon nous, possédait des armes de destruction massive et qui, contrairement aux affirmations initiales de certains conservateurs, n’avait rien à voir avec les attaques du 11 Septembre. Nous refusons de voir en quoi nous avons précipité le monde dans la violence avec notre politique étrangère. Nous refusons de nous dire : « Peut-être que notre conception pervertie et déformée de la force et de la masculinité a conduit à des conséquences désastreuses et a limité les options politiques que nous pouvions imaginer. »

Ce n’est pas qu’une question de politique étrangère. Regarde ce qu’il en est à l’intérieur même du pays. Le patriarcat est la croyance que la vie des hommes blancs hétérosexuels constitue la normalité et que toute identité qui échappe à ce cadre relève de l’étrange. Mais peut-être que si nous nous débarrassions des conceptions étroites et rigides de la virilité au profit d’approches plus nuancées de la masculinité, les hommes ne mourraient pas autant de crises cardiaques et d’accidents vasculaires cérébraux. Nous pourrions nous exprimer de manière non violente et transmettre à nos garçons une vision plus noble et plus humaine de leur qualité d’homme. Au lieu de cela, les conditions de vie urbaines dans lesquels les conflits interpersonnels sont alimentés par la testostérone se traduisent par de terribles vagues d’homicides.

Pourrais-tu nous en dire plus sur les implications de l’idéologie sexiste et viriliste, en particulier dans la génération hip-hop ?

La société enseigne à de nombreux jeunes hommes – et femmes – que la seule façon d’être un mâle authentique est de dominer une femme. De plus, de nombreux jeunes hommes voient les femmes presque exclusivement à travers le prisme de la sexualité. Cette vision du monde est très présente et érotisée dans les vidéos et les paroles des morceaux hip-hop. Je pense que les relations réelles entre les jeunes hommes et femmes sont souvent piégées dans des récits fantasmés de domination masculine qui entravent l’émergence de modèles alternatifs de relations hommes-femmes.

L’indignation morale et la colère féministe suscitées par la vidéo « Tip Drill » du rappeur Nelly sont révélatrices. Je crois comprendre que l’expression « tip drill » désigne soit une femme avec un beau corps mais un visage peu attirant, soit un homme avec beaucoup d’argent mais au physique ingrat. Le terme suggère également une orgie dans laquelle plusieurs hommes ont des relations sexuelles avec une seule femme. Ce clip est une débauche sans fin de corps féminins dénudés et soumis au désir sexuel masculin, le tout arrosé de billets de banque. Dans une image particulièrement explicite, un jeune homme passe une carte de crédit entre les fesses d’une jeune femme.

Eh bien, j’ai du mal à faire la différence entre la vidéo de Nelly et l’époque, il y a deux cents ans, où les femmes et les hommes noirs ont eu leurs fesses, leur dos, leurs pectoraux, leurs testicules examinés, pour voir s’ils étaient aptes à procréer afin de prolonger l’esclavage. Une telle représentation des corps noirs est un fétiche sexualisé lié à l’assujettissement racial des corps noirs par les suprémacistes blancs. Ces représentations renforcent le statut vulgaire de l’humanité noire, même lorsqu’elles cherchent à être comiques, comme dans la vidéo de Nelly.

On pourrait penser que les Noirs jugeraient bons de ne pas vouloir perpétuer ce type d’injustice, ne serait-ce que sa représentation. Mais il y a une énorme déconnexion entre les générations noires-américaines et elle alimente l’amnésie dont se nourrit ce genre de problème. Bien sûr, l’amnésie culturelle n’est pas propre à la culture de la jeunesse noire, elle réside au cœur de la société américaine. Nous nous souvenons à peine de choses survenues il y a trente ans... alors que dire des événements qui datent de cinquante, soixante ans et de l’histoire sur deux siècles ? Il est très difficile de transmettre des valeurs émancipatrices dans de telles circonstances culturelles et historiques.

Au lendemain de la controverse, les étudiantes du Spelman College [5]se sont opposées à juste titre à la venue de Nelly sur leur campus. Plus précisément, elles ont conditionné sa venue au fait qu’un débat soit consacré à son clip et à ses dimensions humiliantes. Pour les sœurs de Spelman, la vidéo de Nelly fut la goutte d’eau qui faisait déborder le vase. Elles en avaient assez du sexisme et des postures patriarcales de ces jeunes hommes qui légitiment leur discours en invoquant des pulsions masculines naturelles. Finalement, Nelly a préféré annuler sa visite sur le campus plutôt que d’avoir une conversation ouverte sur le sexisme et la misogynie dans le hip-hop.

J’applaudis l’initiative et le courage des étudiantes de Spelman. Maintenant, le défi politique qui s’offre à elles est d’appliquer cette même mise en demeure aux membres du clergé, aux dirigeants et aux hommes d’affaires invités dans leur université. Nombre d’entre eux ont des opinions tout aussi odieuses sur les femmes, sinon aussi manifestement virulentes que celles exprimées dans le hip-hop. Mais les points de vue problématiques du clergé qui prêchent la base biblique de la subordination des femmes aux hommes, et les points de vue néfastes sur le genre des politiciens et des hommes d’affaires, sont moins susceptibles d’être examinés que les paroles de rap sexistes. Les étudiantes de Spelman doivent se demander si elles sont prêtes à être aussi vigilantes pour dénoncer le sexisme d’un secrétaire d’État ou d’un grand patron que celui d’une star du hip-hop.

Mais alors, que réponds-tu à celles et ceux qui disent que les femmes de Spelman étaient contradictoires et hypocrites ?

Lorsque les sœurs de Spelman ont pris position contre Nelly, certaines personnes ont pensé que c’était arbitraire parce que Nelly n’est pas le rappeur le plus sexiste ou misogyne du milieu. Mais on ne peut jamais prédire quelle controverse deviendra socialement opportuniste et quel événement suscitera l’indignation ou galvanisera une communauté. « Tip Drill » de Nelly convoquait visuellement tous les signifiants du sexisme noir qui remontent à la conception grossière de l’esclavage du corps féminin noir. Ce clip a créé une puissante vague d’indignation et la prise de position des étudiantes de Spelman doit être applaudie et répétée. Selon moi, elle n’a rien d’hypocrite. Elles se sont organisées et ont défendu leur point de vue face à un événement spécifique. En voyant la vidéo de Nelly, elles étaient arrivées au point où le poids de l’insulte sur leur psyché collective était si écrasant qu’elles se devaient d’entrer en action. Elles disaient clairement : « Assez de ces représentations sexistes ! »

À suivre

P.-S.

Ce texte est extrait du livre de Michael Eric Dyson, Know What I Mean ? Réflexions sur le Hip Hop, qui vient de paraître, dans une traduction de Julien Bordier et Doroteja Gajić. Nous le reproduisons ici avec l’amicale autorisation des Éditions BPM.

Notes

[1Ce beau livre sur Marvin Gaye est l’un des rares ouvrages de Dyson traduits en français, sous le titre : Marvin Gaye. L’ange de la soul, aux Éditions Naïve.

[2Les lignes qui suivent sont extraites du chapitre 4, qui est un entretien entre Michael Eric Dyson et Byron Hurt.

[3Jerry Falwell (1933-2007) était un télévangéliste, il a largement milité pour le vote en faveur de Ronald Reagan puis de George W. Bush.

[4Ralph Reed (1961) est membre du Parti républicain et de la Christian Coalition (groupe de pression politique très actif dans son opposition à l’avortement et aux droits pour les personnes LGBT+)

[5Fondé en 1881, le Spelman College est la plus vieille université privée, historiquement noire, réservée aux femmes. Son campus est à Atlanta.