Accueil > Appels, hommages et fictions > Hommages > L’homme qui écartait « Blind Willie McTell » de ses track listings

L’homme qui écartait « Blind Willie McTell » de ses track listings

Dylan à Budokan, le retour

par Pierre Tevanian
11 décembre 2023

Les lignes qui suivent sont consacrées à Bob Dylan, et plus précisément à l’une de ses années les plus mésestimées – 1978. À tort, comme vient nous le rappeler opportunément la réédition des « Budokan Tapes »...

« Saved » est le nom d’un des moins bons (mais quand même bons) albums de Bob Dylan, et c’est assez logique. Le lascar a très tôt estimé qu’il devait se sauver pour se sauver, je veux dire se sauver (tailler la route) pour se sauver (trouver son Salut). Comme artiste en tout cas, à chaque fois qu’il s’est senti emprisonné dans un rôle ou une forme musicale (grosse hantise de l’auteur de I Shall Be Released), il s’est évertué à prendre le large par le moyen le plus simple et efficace : la déception.

Voire l’auto-sabotage. Car il y a des épisodes glorieux dans cette histoire, comme le passage à l’électricité en plein Folk-Revival puis trois ans plus tard le retour à l’acoustique blues et country en pleine ère Hendrix, Airplane, Grateful Dead, garage-rock, pédale fuzz, wah-wah et autres vertiges électriques, mais les épisodes les moins glorieux font partie aussi de cette singulière odyssée : les adieux alcoolisés au monde des protest singers par exemple, ou le devenir-crooner de « Nashville Skyline », ou encore le naufrage critique de « Self Portrait », dont on a découvert quelques décennies plus tard, grâce aux « Bootleg Series », qu’il était quasi-programmé par le filou (ce qu’à demi-mots voire trois-quart-mots il reconnaissait déjà dans ses Chronicles), puisque les plus belles prises de ces fameuses sessions de 1970 furent quasi systématiquement écartées de l’album final, pour ne revenir que près de cinquante ans plus tard, sous un concert d’ovations tout à fait méritées.

Tout comme – c’est sans doute la folie la plus connue et emblématique du Zimmerman – le sublimissime Blind Willie McTell fut écarté de l’album Infidels en 83, pour ne ressortir qu’en bootleg avec dix ans de retard.

Où je veux en venir ? À ceci : « Street Legal » en 78, et plus encore la tournée qui s’en suit, et plus encore le double live qui en est tiré, intitulé « Bob Dylan At Budokan », constituent un autre des grands moments de cette histoire de déception à double détente, appelant la curée critique puis la réhabilitation.

À l’heure où sortent les « Bootleg Series » numéro je ne sais pas combien (mais ça commence à faire une bien belle quantité), il me paraît plus que temps de saluer le panache d’un artiste qui, ayant quasi inventé le punk-rock en 66 (réécoutez le Live At Royal Albert Hall dans sa version originale, pas le –très beau– remake adouci de Cat Power, et vous verrez), refuse en 77-78 de remonter en marche dans ce train qu’il a déjà maintes fois pris (en 66 donc) et repris (en 75 notamment, avec la folle équipée de la « Rolling Thunder Revue »), sur des rails qu’il a quasiment posés lui-même, et préfère prendre le contrepied soft-rock sophistiqué en costard blanc, tempos ralentis, choeurs féminins, percus, saxophone et flutiaux, que vomit le nouvel air du temps.

Ce que, soit dit en passant, fait aussi, quasiment au même moment, l’autre parrain des punks, l’enfant rebelle de Dylan : le dénommé Lou Reed – dans les eux aussi sous-estimés « Rock’n’Roll Heart » et « Live/Take No Prisoners ».

Et devinez quoi : une fois de plus (et comme dans le cas de Lou Reed), il faut tout reconsidérer. Ce qui fut conspué quasi unanimement à sa sortie il y a quarante cinq ans comme le plus mauvais live voire le plus mauvais disque de Dylan, voire le plus gros naufrage de l’année, comme de la musiquette commerciale et soporifique en tout cas, sans âme et sans vertèbres, décrit parfois comme du sous-Elvis-à-Las-Vegas, peut aujourd’hui tout à fait être ré-évalué au même titre que « Self Portrait » – et comme pour « Self Portrait », les bandes inédites (qui viennent donc de sortir il y a quelques semaines) facilitent la tâche.

On découvre en effet, en écoutant aujourd’hui l’intégralité des deux soirées japonaises que, comme à l’époque de « Self Portrait », le coquin s’était en 78 évertué à écarter de son double-album la plupart de ses meilleurs moments – en particulier un délicieux et culotté Hard Rain’s A-Gonna Fall sans paroles, quasi easy-listening mais plein d’entrain, les très belles relectures quasi gospel avant l’heure de Girl From North Country et You’re A Big Girl Now (la tournée apparait d’ailleurs, ça crève les tympans, comme le brouillon passionnant de la mue gospel-funk-reggae de Slow Train Coming en 79), et surtout un merveilleux Man In Me revenu du fond des âges et un époustouflant One Of Us Must Know quelque part entre Van Morrison, Spector et (logiquement !) Springsteen. Ce n’est pas tout à fait le E Street Band derrière, sans doute, mais ça assure tout de même comme il faut.

Reprenons ces cinq « chutes » de « Bob Dylan At Budokan », insérons-les dans le double live à la place des moments faibles que notre malin génie s’était entêté (amusé ?) à leur préférer à l’époque (disons les trop endormis Oh Sister, The Times They Are Changin’ et All I Really Wanna Do, le trop balourd Maggie’s Farm, et les tentatives reggae pas encore abouties sur Knockin’ On Heaven’s door et Don’t Think Twice It’s Allright), souvenons-nous par ailleurs que le reste de l’album avait déjà pas mal de gueule, notamment ces splendeurs que sont Mister Tambourine man, Love Minus Zero, Forever Young, Shelter From The Storm, Simple Twist Of Fate, Is your love in vain ? ou One More Cup Of Coffee, dans des relectures inspirées, ou ces étonnants et émouvants Blowin In The Wind et I Want You ralentis et pleins de ferveur, dignes des meilleurs moments de la tournée gospel des trois années qui vont suivre, et vous aurez un double live d’anthologie, pas loin des meilleurs (Royal Albert Hall, Before The Flood, Hard Rain et Rolling Thunder Revue). Sacré Bobby.