La Révolution française a reconnu aux juifs leur pleine citoyenneté. Mais que leur a-t-elle réclamé en retour ? À en croire des générations d’historiens, la réponse est simple : l’assimilation, c’est-à-dire la disparition d’une partie ou de la totalité des traits distinctifs des juifs en tant que peuple [1]. Lorsqu’en décembre 1789 le comte Stanislas de Clermont-Tonnerre prononça son illustre discours devant l’Assemblée nationale (« Il faut tout refuser aux juifs comme nation et tout accorder aux juifs comme individus »), il semblait décrire un marchandage dans lequel les juifs renonceraient à leur identité traditionnelle, définie par leur appartenance à une communauté semi-autonome, en échange du droit d’être considérés pareillement que tout autre citoyen français. La messe était dite : pour les révolutionnaires, égalité signifiait homogénéité. Tout comme la volonté d’abolir les privilèges de la noblesse et du clergé, ou comme les tentatives d’étouffer les langues locales, l’émancipation des juifs paraissait conditionnée à l’objectif de bâtir une nation d’individus abstraits et identiques, loyaux seulement à l’État.
Au cours du siècle suivant, ce donnant-donnant semblait à beaucoup parfaitement raisonnable. Il allait de soi que les juifs devaient s’extraire des pièges de leur ghettoïsation passée pour recueillir les fruits de cette égalité rayonnante que la France, première en cela parmi les nations européennes, leur avait si généreusement consentie. Ce n’est qu’au début du xxe siècle que des historiens juifs nationalistes avancèrent l’idée qu’il s’agissait d’un marché de dupes, mais sans pour autant remettre en question le postulat énonçant que la Révolution avait exigé l’assimilation des juifs. Ils faisaient grief au décret d’émancipation d’avoir causé l’effacement de l’identité juive, et d’avoir par conséquent laissé les juifs se défendre seuls contre la montée de l’antisémitisme [2]. Lors de la commémoration du bicentenaire de la Révolution française en 1989, alors que des historiens antimarxistes comme François Furet commençaient à critiquer la tradition jacobine pour ses supposées tendances totalitaires [3], l’émancipation des juifs était perçue comme un exemple d’éradication du droit à la différence [4]. Même les avocats de la Révolution présumaient que l’émancipation impliquait l’assimilation [5].
Est-il pour autant historiquement avéré que la Révolution a contraint les juifs à l’assimilation ? Dans ce chapitre, je montrerai que les défenseurs des juifs de la fin du dix-huitième siècle considéraient l’émancipation comme un moyen d’atteindre plusieurs objectifs. Leurs réponses à ce que l’on appellera plus tard la « question juive », consistant à se demander si les juifs avaient leur place dans un État-nation moderne et, si oui, en quels termes, ils se situaient dans un continuum entre les pôles opposés de l’assimilation et du pluralisme évoqué dans l’introduction de ce livre. Certains partisans de l’émancipation, surtout à l’époque antérieure à la Révolution, souhaitaient assurément que les juifs changeassent sur plusieurs plans – politique, économique, culturel, religieux – en échange de leur citoyenneté. D’autres cependant – y compris parmi les principaux artisans de l’émancipation, de Clermont-Tonnerre au futur dirigeant jacobin Maximilien Robespierre – se montraient enclins à accepter ce qu’ils appelaient la « différence » juive. La thèse que je défends ici est donc la suivante : si les défenseurs pré-révolutionnaires des juifs étaient largement assimilationnistes, la Révolution elle-même sympathisait avec le pôle pluraliste bien davantage qu’on ne l’a pensé jusqu’à présent.
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On ne peut qu’être frappé par la similarité des argumentaires de défense des juifs conçus au cours des années qui menèrent à la Révolution française. Au-delà des ressemblances structurelles et stylistiques de leurs essais, les trois lauréats du concours de Metz – de même que leurs prédécesseurs Lacretelle, Dohm et Mirabeau – ont en commun la conviction qu’il convient d’intégrer les juifs dans le corps national, non pour en tirer des bénéfices, mais en vue de les changer. À rebours des arguments mercantiles du philosémitisme d’hier, ils se font les avocats des juifs non parce qu’ils seraient bons et utiles, mais plutôt parce qu’ils les considèrent comme mauvais et improductifs.
Tous érigent la « régénération » en objectif implicite ou explicite, même lorsqu’ils s’en défendent (comme Hourwitz), et même si les moyens qu’ils préconisent diffèrent sensiblement les uns des autres. Tous plaident pour l’assimilation économique des juifs : les uns réclament l’adoption de lois destinées à corriger leurs « vices », les autres, sans recommander expressément de pareilles lois, en admettent néanmoins le bien-fondé [6]. Tous, enfin, présentent l’assimilation culturelle (voire religieuse) comme désirable et suggèrent des mesures spécifiques pour y parvenir. S’ils se montrent en désaccord sur la question de savoir si les juifs doivent obtenir leur citoyenneté préalablement ou ultérieurement à leur régénération, ils attendent des juifs les mêmes contreparties pour leur intégration. À la lecture de leurs textes, il n’est guère surprenant que certains détracteurs de l’émancipation juive « à la française » leur reprochent de prôner l’assimilation, puisque tel fut en effet le vœu des défenseurs des juifs durant les dernières années précédant la Révolution.
De nombreux universitaires se sont demandé pour quelles raisons ces intellectuels de la seconde moitié du dix-huitième siècle se souciaient du sort des juifs, qui représentaient une minorité aussi infime de la population française. Ronald Schechter a donné la réponse la plus adéquate : les juifs étaient « bons à penser1 ». Ils fournissaient aux philosophes matière à débattre d’un certain nombre d’idées chères aux Lumières. Comme le souligne Schechter, ces idées étaient multiples. Pour certains, les juifs permettaient de mettre à l’épreuve les pouvoirs de la régénération : si même le groupe minoritaire le plus rétrograde pouvait être transformé par la raison, il en irait très certainement de même avec n’importe qui. Les juifs devinrent en quelque sorte les cobayes d’un projet plus large de transformation nationale que la Révolution tenterait de mettre en pratique. Pour d’autres, cependant, les juifs offraient un sujet propice à la réflexion sur « ce qu’était un citoyen, ce qu’était une nation, et dans quelles conditions ces deux entités pourraient voir le jour » [7]. C’est ce qui explique, selon Schechter, pourquoi l’Assemblée constituante de la Révolution a débattu plus d’une trentaine de fois de la question de l’émancipation juive, alors qu’elle était aux prises avec des sujets autrement plus urgents, comme la famine, la constitution civile du clergé ou la guerre [8].
Je voudrais insister sur le fait que le surgissement de la Révolution de 1789 marque une ligne de fracture entre deux constellations de valeurs symbolisées par les juifs. Comme nous l’avons vu, durant la décennie qui précéda la prise de la Bastille, l’approche dominante parmi les défenseurs des juifs consistait à les « régénérer » en citoyens productifs. Cette stratégie de défense mettait les juifs au défi de transformer leurs pratiques économiques, tout en leur imposant, à des degrés divers, une assimilation politique, culturelle et parfois religieuse. Ces propositions de réforme, telles qu’étudiées dans les pages précédentes, nous permettent d’apprécier le chemin parcouru après 1789. Les arguments révolutionnaires en faveur de l’émancipation juive ne concluaient pas à une régénération, ni à une assimilation, mais se servaient plutôt des juifs comme d’un levier pour définir un nouveau type de nation1. Cette nouvelle stratégie de défense était intimement liée aux priorités de la Révolution durant ses premières années, avant la radicalisation de la Terreur. Les juifs restaient « bons à penser », mais la pensée qu’ils suscitaient à leur sujet dans l’esprit des révolutionnaires avait foncière- ment changé. Or ce changement a des implications profondes sur la compréhension du lien entre universalisme français et différences des minorités.
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Tout comme son Essai, la Motion de Grégoire s’appuie sur l’argument que les juifs méritent l’obtention de leurs droits en dépit de leur conduite économique déplorable, dont il impute une nouvelle fois la responsabilité aux chrétiens qui les ont persécutés pendant des siècles [9]. Mais s’il persiste à vouloir régénérer les juifs sur le plan économique (afin « de diriger le caractère de ce peuple vers un autre objet que le commerce, de lui donner une tendance contraire, et de lui montrer la fortune dans les chemins de l’honneur » [10]), Grégoire se montre considérablement plus indulgent envers les autres manifestations de la « différence » juive. Le fait que les juifs refusent d’épouser des chrétiens n’est plus à ses yeux un obstacle à leur citoyenneté, à moins, argue-t-il aujourd’hui, de considérer les chrétiens qui refusent d’épouser des juifs comme pareillement indignes d’exercer leurs droits de citoyens. Tandis que, dans son Essai, Grégoire blâmait sévèrement la nourriture kasher pour ses effets débilitants sur la constitution physique des juifs, à présent la question du régime alimentaire lui parait sans objet :
« Et qu’importe d’ailleurs à la tranquillité politique cette différence diététique ? » [11].
Autre évolution notable, Grégoire se montre enclin désormais à reconnaître aux juifs certaines qualités, y compris sur le plan de la moralité, jugeant même qu’ils « présentent aussi des titres à nos éloges ». En d’autres termes, l’appel à la régénération est devenu moins pressant ; ce n’est plus lui qui conditionne la reconnaissance des droits.
Les méthodes préconisées par Grégoire pour réformer les juifs présentent par ailleurs un caractère nettement moins punitif dans leur version de 1789 que dans celle parue deux ans plus tôt. À rebours de son Essai, dans lequel il prônait un arsenal de restrictions et d’interdits pour contraindre les juifs à la régénération, il s’en tient dans sa Motion à envisager une limitation temporaire de leur accès aux charges publiques. En revanche, il milite sans réserve pour que leur soit reconnu le droit d’exercer « tous les arts et métiers », dans des conditions d’égalité complète. Il est crucial de noter que Grégoire énonce ses recommandations non seulement dans un esprit de justice et d’espoir dans l’amélioration des juifs, mais aussi dans le dessein d’unifier la France sous l’égide d’une loi valant pour tous : « Un grand avantage, c’est de pouvoir appliquer les mêmes principes de réforme à toute la nation, car son caractère est identique », explique-t-il [12].
On assiste là à l’émergence d’un nouveau paradigme argumentatif. Alors qu’antérieurement à la Révolution, la quasi- totalité de leurs avocats en appelaient à la transformation des juifs, au moyen d’une surenchère de propositions de lois coercitives (telles que l’interdiction de pratiquer le crédit) visant à les assimiler de gré ou de force, à partir de 1789 ils vont davantage axer leurs plaidoiries sur le principe d’égalité.
L’idée d’interdire aux juifs toute activité commerciale ne fait plus recette dans le contexte révolutionnaire. À présent, ils doivent acquérir la citoyenneté au même titre que tout être humain, telle est du moins la théorie – en pratique, les révolutionnaires persisteront à dénier ce droit à certains hommes, comme les esclaves noirs, sans parler des femmes. Dans une certaine mesure, la notion d’égalité devant la loi proclamée dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, pour oublieuse qu’elle fût des juifs dans l’esprit de ses auteurs, rend les lois d’assimilation plus difficiles à justifier, tant elles paraissent contraires au nouveau souffle universaliste de la Révolution.
Les disparités entre les deux écrits de l’abbé Grégoire illustrent ce changement : il s’agit maintenant d’accorder leur citoyenneté aux juifs pour démontrer que la loi s’applique à tous – qu’elle est, selon l’expression du député, « identique ». Cependant, Grégoire paraît modérément ravi par l’évolution qu’il incarne. Il donne l’impression de vaciller entre sa position d’antan (les juifs doivent s’améliorer) et celle des temps nouveaux (les juifs sont nos égaux), ne sachant trop à laquelle se vouer. Ce n’est sans doute pas une coïncidence si, au cours de cette période de bouleversements, durant laquelle les mots d’ordre de régénération et d’assimilation perdent de leur attrait, Grégoire va jouer un rôle de moins en moins éminent dans la défense des juifs.
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Plusieurs orateurs d’importance prirent la parole aux débats de décembre, parmi lesquels Maximilien Robespierre, le futur ténor des Jacobins [13]. Mais l’intervention la plus retentissante, et la plus affûtée rhétoriquement, fut celle de Stanislas Marie Adélaïde comte de Clermont-Tonnerre et député de Paris, qui accéderait à la postérité sous le titre de Discours sur les minorités religieuses et les professions discutables [et de Discours sur les juifs dans les éditions françaises]. Au même titre que la lettre de George Washington aux juifs de Newport, écrite huit mois plus tard, le discours de Clermont-Tonnerre reste à ce jour l’une des formulations les plus lumineuses du raisonnement conduisant à la reconnaissance de l’égalité des juifs jamais produites par le monde occidental [14]. C’est aussi l’une des plus mal comprises. Loin d’exiger des juifs qu’ils fassent amende honorable pour mériter leur citoyenneté, comme le professent de nombreux commentateurs, Clermont-Tonnerre n’évoque la régénération qu’à titre d’accessoire, lui déniant toute valeur dans sa conception de l’universalisme révolutionnaire.
En préambule, l’orateur s’emploie tout d’abord à contester les raisons qui le poussent à prendre la parole. Le principe d’égalité inscrit au cœur de la Déclaration ne suffit-il donc pas à établir de façon définitive et incontestable que tous les hommes disposent des mêmes droits ? « Il semblerait, Messieurs, qu’il n’y eût plus rien à faire et que les préjugés dussent se taire devant le langage de la loi » [15]. Mais l’universalisme révolutionnaire est encore une idée trop jeune pour que toutes ses implications en termes d’égalité entre les hommes aillent de soi. Face à la persistance des préjugés anciens, le député de Paris s’estime donc en devoir de rappeler à ses collègues que « les professions et les cultes ne peuvent jamais devenir des motifs d’inéligibilité » au droit de vote ou à l’exercice de charges publiques [16]. Il ne s’attarde pas outre mesure sur la question des professions « discutables ». En toute logique, souligne-t-il, la loi ne saurait permettre les exécutions capitales pour ensuite punir le bourreau. De même, la nation ne saurait autoriser les spectacles pour ensuite punir ceux qui en font leur métier. Dans les deux cas, la conclusion s’impose sans l’ombre d’un doute : priver des hommes de leur citoyenneté au motif qu’ils exercent une fonction admise par la loi viole l’esprit de la loi.
Le même raisonnement, poursuit-il, vaut également pour les minorités religieuses. Certes, toute nation possède le droit souverain d’instaurer une religion nationale et de bannir ceux qui refusent de la pratiquer. Mais une nation qui proclame la liberté de culte et ne se reconnaît pas de religion établie ne saurait soumettre ses minorités religieuses à la discrimination, quand bien même celle-ci prendrait des formes plus tolérantes :
« Il n’y a pas de milieu possible : ou admettez une religion nationale ; soumettez-lui toutes vos lois ; armez-la du glaive temporel, écartez de votre société les hommes qui professent un autre culte ; et alors, effacez l’article de votre déclaration des droits, ou bien permettez à chacun d’avoir son opinion religieuse, et n’excluez pas des fonctions publiques ceux qui usent de cette permission » [17].
Clermont-Tonnerre n’ignore pas, bien sûr, que l’Assemblée s’est déjà prononcée contre toute instauration d’une religion d’État. Le choix qu’il propose n’est qu’un artifice rhétorique, conçu pour convaincre ses collègues de mieux appréhender les implications du nouveau modèle de nation qu’ils ont eux-mêmes créé.
Pour Clermont-Tonnerre, l’inclusion inconditionnelle des juifs parmi les citoyens de France revêt une importance cruciale : la nature de cette nouvelle nation en dépend. Elle sera séculaire, mais aussi unifiée, sans zones d’ombre ni lois spéciales appliquées à certaines catégories de citoyens. Ce souci d’unité s’ancre dans la nécessité pour l’État d’affirmer sa souveraineté et son autonomie [18]. Ainsi que le relève Lisa Moses Leff, Clermont-Tonnerre s’inspire du postulat de Rousseau selon lequel la « volonté générale » de la nation ne trouve à s’exercer de manière souveraine que si elle est universelle : il lui appartient donc de transcender les croyances religieuses individuelles [19].
Cette préoccupation, comme nous l’avons vu, s’esquissait déjà sous la plume de Grégoire, qui, dans sa Motion, appelait de ses vœux une loi « identique » pour tous. Avec Clermont-Tonnerre, elle devient une clé de l’identité juridique de la nouvelle nation, la matrice légale dont toutes les autres lois découlent.
Pour Clermont-Tonnerre, l’exclusion des membres d’une religion donnée ne saurait se justifier que dans le cas où la pratique de cette religion conduirait à l’immoralité et constituerait de ce fait une menace pour l’ordre public :
« Tout culte n’a qu’une preuve à faire à l’égard du corps social : il n’a qu’un examen à subir ; c’est celui de sa morale2. » [20]
Il s’engage là sur un terrain glissant, d’autant que les députés d’Alsace et de Lorraine ont déjà, préalablement aux débats, exprimé des critiques au sujet précisément de la supposée immoralité de l’usure juive. Grégoire lui-même avait concédé que les pratiques commerciales des juifs étaient immorales, même s’il en impute la faute aux chrétiens. Clermont-Tonnerre creuse d’ailleurs le même sillon que Grégoire, Dohm, Lacretelle et tant d’autres avant lui, consistant à disculper les juifs en accusant les chrétiens :
« Cette usure justement blâmée est l’effet de nos propres lois. Des hommes qui ne possèdent que de l’argent ne peuvent faire valoir que de l’argent : voilà le mal. » [21]
Et de plaider, à l’instar de ses prédécesseurs, pour la levée des interdits pesant sur les juifs :
« Qu’ils aient des terres et une patrie et ils ne prêteront plus : voilà le remède. » [22]
N’est-il pas absurde, dit-il, de justifier le maintien des restrictions imposées aux juifs par leur immoralité, quand ces mêmes restrictions sont précisément la cause de cette immoralité ?
Clermont-Tonnerre poursuit en répondant aux autres objections soulevées par les détracteurs des juifs – qu’ils composent une nation à part, qu’ils possèdent leurs propres institutions communales autonomes, que leurs coutumes et lois religieuses les empêchent de se mêler aux autres Français. Sur ce dernier point, Clermont-Tonnerre fait remarquer que nulle loi française ne commande aux gens de partager la même table. L’État ne saurait punir les juifs pour des coutumes qui ne sont pas proscrites et n’affectent en rien le bien-être national. On peut espérer, dit-il, que les juifs abandonneront leurs coutumes une fois devenus citoyens, mais, en attendant, celles-ci ne constituent pas « des délits que la loi puisse et doive atteindre », et ne peuvent donc faire obstacle au plein exercice de leurs droits [23].
Ce passage illustre avec une particulière éloquence mon propos, qui est de souligner que les révolutionnaires se montrèrent nettement moins hostiles au pluralisme qu’on ne le croit généralement : pour Clermont-Tonnerre, les pratiques culturelles et religieuses des juifs n’avaient tout simplement rien à voir avec la question de leur citoyenneté. Dans la continuité de la Motion de Grégoire, il dépeint leur assimilation comme un objectif possible et sans doute souhaitable, mais ne la brandit pas comme un préalable à la reconnaissance de leur citoyenneté.
Sur la question de l’autonomie communale, en revanche, c’est une affaire plus épineuse. Clermont-Tonnerre se montre des plus catégoriques, les juifs doivent renoncer à leurs lois et juridictions propres s’ils veulent exercer leurs droits de citoyens français :
« Il faut refuser tout aux juifs comme nation, et accorder tout aux juifs comme individus » [24].
Cette phrase si souvent citée a nourri elle aussi bien des malentendus. David Sorkin l’a bien montré : elle ne signifiait nullement, ainsi qu’une interprétation courante le prétend, que les juifs devaient cesser de s’identifier à d’autres juifs, ou qu’ils devaient s’assimiler, ou que leur religion devait se cantonner strictement à la sphère privée [25]. Lire la phrase qui suit aide à clarifier le sens de la déclaration de Clermont-Tonnerre :
« Il faut méconnaître leurs juges ; ils ne doivent avoir que les nôtres ; il faut refuser la protection légale au maintien des prétendues lois de leur corporation judaïque ; il faut qu’ils ne fassent dans l’État ni un corps politique, ni un ordre ; il faut qu’ils soient individuellement citoyens. »
Le député libéral de la noblesse de Paris entendait par là que les juifs, en échange de leur citoyenneté, devaient reconnaître pour seules lois celles du gouvernement français, ou, en d’autres termes, qu’ils devaient s’assimiler politiquement. Il ne leur déniait pas, soulignons-le, leur identité collective ou communale, mais estimait que l’identité particulière qui les avait définis jusqu’alors – une identité à la fois religieuse, culturelle et légale – devait impérativement en rabattre. Dorénavant, elle ne serait plus que religieuse et culturelle : il n’y aurait plus de place pour une définition légale du juif de France.
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Comme je l’ai indiqué, certains universitaires ont fait valoir que les juifs avaient surtout servi de cobayes aux révolutionnaires pour tester les pouvoirs de la régénération. Celle-ci, disent-ils, représentait le modèle que la Révolution entendait imposer à tous les Français : leur métamorphose en citoyens éclairés et rationnels. Là encore, sa distance supposée par rapport au modèle faisait du juif un symbole de choix. Ses coutumes archaïques et son obscurantisme défiaient la régénération en même temps qu’ils rehaussaient ses potentiels pouvoirs : si le juif était capable de se transformer, alors n’importe qui pouvait en faire autant. J’observerai pour ma part qu’une fois la Révolution engagée, cet impératif eut tôt fait de passer au second plan. À présent, le juif offrait aux révolutionnaires comme Clermont-Tonnerre une voie pour décrire la France telle qu’elle devait être à leurs yeux. Les débats au sujet de l’émancipation juive leur permettaient d’ébaucher les contours d’une nation d’un genre nouveau. Une telle nation ne se ferait certes pas sans citoyens régénérés, mais, dans l’es- prit d’un Clermont-Tonnerre, elle ne requérait pas nécessairement la régénération comme préalable à sa formation. Les juifs non régénérés y avaient incontestablement leur place, à la condition qu’ils se conforment aux lois françaises.
Clermont-Tonnerre consent du bout des lèvres à l’idée que tôt ou tard les juifs devront se régénérer en abandonnant leurs « travers religieux », comme il les appelle. À aucun moment toutefois il n’affirme que les juifs doivent renoncer à celles de leurs coutumes qui ne portent pas atteinte à la loi. « Certes, dit-il, ces travers religieux disparaîtront ; et quand ils survivraient et à la philosophie, et au plaisir d’être enfin de vrais citoyens et des hommes sociables, ils ne sont pas des délits que la loi puisse et doive atteindre » [26]. Alors qu’il utilise l’impératif du présent pour donner forme à la nouvelle nation dans le reste de son discours, il recourt ici à un mode futur plus hypothétique (« disparaîtront »), qui suggère que les juifs changeront selon toute vraisemblance (mais sans le degré de certitude qu’apporterait l’adverbe « certainement »), puis à un conditionnel (« survivraient »), qui admet l’éventualité qu’ils ne changeront pas.
Ce conditionnel me paraît important, dans la mesure où il indique combien le processus de régénération tout entier est devenu secondaire par rapport à la redéfinition de la nation. Il est significatif que la logique émancipatrice de Clermont-Tonnerre se poursuive même lorsque les juifs ont échoué à améliorer leurs manières. Bien entendu, ils doivent accepter leur assimilation légale et se conformer aux lois françaises. Comme nous le verrons à la fin de ce chapitre, le Grand Sanhedrin de Napoléon réaffirmera d’ail- leurs la prévalence de la loi civile sur la loi religieuse. Mais l’éventail des « travers religieux » qui constituent le noyau de la différence juive – y compris les particularités linguistiques, alimentaires et vestimentaires auxquelles espérait s’attaquer l’abbé Grégoire – laisse Clermont-Tonnerre indifférent.
Non seulement l’assimilation économique, culturelle et religieuse ne lui paraît pas un préalable à la participation au nouveau corps national, mais en réalité il évite même de la considérer comme un objectif à plus long terme. La raison en est que la différence juive est à nouveau désirable, comme ce fut le cas pour les mercantilistes. Mais alors que ces derniers la prisaient pour ses avantages sur le plan financier, Clermont-Tonnerre lui accorde l’avantage de permettre aux révolutionnaires d’articuler leur vision universaliste : la nation qu’ils embrassent serait assez forte pour inclure un groupe aussi dissemblable que les juifs. Il s’agit là d’une régénération d’un sens différent, voire opposé. Que la France parvienne ou non à transformer les juifs, peu importe au fond : ce qui compte, c’est que les juifs transforment la France en contribuant à redéfinir ce que signifient le fait d’être citoyen et le fait d’être une nation.
Le discours de Clermont-Tonnerre a longtemps donné lieu à l’interprétation erronée selon laquelle il aurait exigé des juifs qu’ils renoncent à leur identité religieuse et culturelle en échange de la citoyenneté française. Même un défenseur aussi acharné de l’universalisme républicain que Robert Badinter cède à cette confusion lorsqu’il écrit :
« C’est toute la doctrine de l’assimilation qui est exprimée là par Clermont-Tonnerre. » [27]
Exception notable à ce consensus historique, l’historienne Phyllis Cohen Albert démontre, de façon convaincante, que non seulement l’assimilation n’était pas requise de la part des juifs mais que, de surcroît, la majorité d’entre eux n’en voulaient pas : tout au long du xixe siècle, les juifs français ont maintenu un degré élevé d’identité ethnique, marqué par un taux de conversions et de mariages interreligieux particulièrement bas [28]. Dans une étude que j’ai réalisée il y a quelques années, je décrivais les voies empruntées par les juifs français du xixe siècle pour exprimer leur identité collective, y compris celle de la littérature, une fois que la Révolution avait redéfini la nature de la judéité [29].
En réalité, elle avait restructuré les fondements politiques de la judéité davantage qu’elle ne les avait éliminés, ce qui incita Napoléon à créer le consistoire juif, un organisme d’État qui centralisait la pratique religieuse et s’appliquait à la placer sous contrôle de l’administration. À certains égards, la vie des juifs en France avait pris un caractère politique plus prononcé après la Révolution (ou après l’Empire) qu’auparavant.
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Comme j’ai tenté de le démontrer, ce lien tenait au fait que les juifs représentaient un moyen pour les révolutionnaires d’articuler ce que le nouvel État devait être, séculier et idéologique plutôt que religieux et corporatiste, un État fondé sur l’affiliation volontaire à une idée plutôt que sur la parenté de sang. Ce qui ne veut nullement dire que les partisans de l’émancipation agissaient tous par amour de la démocratie. Ainsi que Schechter l’a parfaitement démontré, la plupart d’entre eux se montraient fort modérément démocrates dans leur volonté de restreindre l’accès à la citoyenneté aux plus nantis. Leur générosité envers les juifs pouvait à l’occasion servir de couverture à leur élitisme par l’argent, et à leur refus d’étendre des droits que l’on vient de proclamer universels aux masses populaires. Ce n’est point une coïncidence, souligne Schechter, que les nobles gestes d’inclusion consentis par la Constituante à l’adresse de groupes minoritaires comme les juifs, les protestants, les acteurs et les bourreaux concernaient en réalité une partie extrêmement minoritaire de la population française. L’émancipation des juifs avait finalement fort peu de conséquences sur le plan pratique, d’autant qu’une faible proportion d’entre eux avait accumulé assez de biens pour pouvoir se qualifier directement à la citoyenneté active. Mais, autant la mesure était inoffensive en termes concrets, autant sa valeur symbolique était inestimable. Et pas seulement comme couverture ou comme alibi : les révolutionnaires étaient convaincus de redéfinir l’idée de nation en lui incorporant les juifs.