À la gare maritime de Marseille, une petite dame observe que « les chanteurs sont arrivés ». Information parfaitement exacte. A un détail près. Les vedettes qu’elle croit avoir identifiées ne sont pas (du tout) des crooners, comme pourraient le laisser supposer leurs ondulantes chevelures, mais des penseurs. Et non des moindres, puisqu’il s’agit de Luc Ferry, Jacques Julliard et Pascal Bruckner. Ils vont animer en Méditerranée, pendant dix jours, une « croisière philosophique » dédiée à un thème porteur :
« La pluralité des civilisations à l’âge de la mondialisation ».
Mercredi 13 mai 2009. Jour 1
À 18 heures, le Princess Danae appareille pour la Sicile, où il arrivera le surlendemain. Ce paquebot élancé, « rénové en 2006 », long de cent soixante-deuxmètres, large de vingt et un, compte sept ponts officiels joliment nommés Constellation, Mercure, Vénus, Jupiter, Saturne, Mars, Neptune, et deux ponts fantômes. Ces derniers n’apparaissent pas sur les plans présentés aux cinq cents passagers. Y logent, près des machines, la plupart des deux cent quarante membres d’équipage, petit peuple des soutes.
Comme le soir tombe, le patron de la société Intermèdes, spécialisée dans le « loisir culturel » et coorganisatrice, avec le mensuel Philosophie Magazine, de cette « croisière événement », présente officiellement les trois clercs de haute réputation dont les conférences rythmeront le voyage :
« Trois hommes libres, qui pensent très souvent à contre-courant ».
Des iconoclastes, en somme : quelques jours avant de prendre la mer, Bruckner a (courageusement) dénoncé dans Le Monde les dangers du communisme – et Ferry a renoncé à se présenter aux élections européennes de juin 2009 sur une liste de l’Union pour un mouvement populaire (UMP) où on ne lui aurait offert, crime de lèse-intellectuel, que la quatrième place [1].
Pour la plus grande joie des passagers, un invité-surprise sera également du voyage : le journaliste Jean-François Rabilloud, qui anime sur La Chaîne info (LCI, groupe Bouygues) les fameux débats « Ferry-Julliard ». Sa présence promet de restituer à bord la chaude ambiance de ces controverses passionnées.
Jeudi 14 mai 2009. Jour 2.
Entre 11 heures et midi, une certaine Viktoriya donne, au casino (pont Jupiter), une « leçon de black jack ». Mais, pendant toute la durée de la croisière, la jeune femme régnera sur un espace quasi désert où les machines à sous attirent surtout les musiciens du bord : les passagers ont des envies de philosophie, pas de jetons.
Avant le départ, chaque plaisancier a été affecté à un groupe, numéroté, d’une trentaine de personnes : ces escouades aisément manœuvrables sont mobilisées pour les repas, où des tables sont affectées à chacun des groupes ; pour les conférences, où elles sont réparties en différents lieux du bateau ; pour les excursions.
À 14h15, Ferry, l’homme libre (qui, ces jours-ci, chérit la mer), ministre de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche de 2002 à 2004 (gouvernement de M. Jean-Pierre Raffarin), donne au Grand Salon (pont Jupiter) sa première conférence — pour les groupes 1, 2, 3, 5, 6, 7, 8, 11 et 12. Les groupes 4, 9, 10 et 13 la suivront du cinéma (pont Vénus), où elle est retransmise en direct. Thème :
« Pourquoi la prolifération des peurs à l’âge de la mondialisation ? ».
Le philosophe apparaît presque immédiatement pour ce qu’il est : un orateur doué, cabotin rompu à l’exercice de la prise de parole devant un auditoire acquis, et qui, de fait, excelle à mettre les rieurs de son côté en moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire, par des saillies à répétition où n’entre nul excès de légèreté.
« La mondialisation a suscité des peurs chez tous nos contemporains », énonce- t-il d’abord. Or, « quand on est saisi par l’angoisse, par la peur, on devient stupide, égocentrique ». Au reste, précise-t-il sans tarder,
« quand j’étais ministre, je n’ai pas reçu une seule délégation dont les premiers mots n’aient pas été : “Nous sommes inquiets...” ».
L’assistance rit, accueillant plutôt bien l’idée novatrice d’un syndicalisme enseignant égocentrique et stupide. Elle est prête, désormais, à entendre que « la mondialisation, c’est l’ouverture de la compétition vers le grand large », que « le chef d’entreprise qui n’innove pas est mort », et que l’entreprise est par conséquent le lieu de la « révolution permanente », où il est formellement interdit de « s’embourgeoiser ». Dans le Grand Salon, on opine, d’abondance.
Lancé, l’orateur tient courtes les rênes de son public et lui concède un scoop : s’il convient évidemment de se défier des atterrants excès de la globalisation débridée et de l’abus de consommation, pour autant « les altermondialistes délirent » avec « leur idée que derrière les marchés il y a des marionnettistes ».
Derrière les marchés ? « Il n’y a personne. » Quant à ces gens qui supposent qu’un autre monde est possible, ce sont de bien curieux personnages : le Forum social de Porto Alegre, où l’avait « envoyé » M. Jacques Chirac en 2003, a ainsi laissé à Ferry le souvenir d’une espèce de « foire aux bestiaux, même si on y trouvait des altermondialistes et pas des vaches ».
Le « problème n’est pas d’être de droite ou de gauche », poursuit le philosophe :
« Jacques Julliard est de gauche, moi je suis réputé être de droite, mais entre nous il y a l’épaisseur d’une feuille de papier à cigarette, on est d’accord sur tout à 99,9 %, on pourrait fonder un parti ! »
Au demeurant, les clivages idéologiques produisent de pénibles phénomènes :
« Tous ces Badiou, ces Rancière — pardon... pour moi, c’est des guignols —, quelle vie privée doivent-ils avoir, pour avoir besoin d’une telle compensation dans leur vie publique ? »
L’interrogation soulève de bruyants ricanements. Mais, philosophie oblige, le tribun veut lui donner une portée universelle :
« L’intérêt des utopistes révolutionnaires pour le collectif n’est-il pas la compensation d’une vie privée médiocre ? La question mériterait d’être posée. »
Arrive, après la conférence, la demi-heure des questions-réponses. Un auditeur se lève : c’est Julliard. « Là, tu as été brillant », lance-t-il à Ferry.
Au dîner du soir, on loue l’orateur : « Il a vraiment un talent fou », jure une groupie septuagénaire qui a lu « tous ses livres » — même s’il y en a, il faut l’avouer, de « bien difficiles ».
Quand la nuit tombe sur la Méditerranée, la musique investit le paquebot. Gilles et Diamilla jouent au Lido Bar (pont Mercure) des standards tropicaux, Jean-Luc Vicente met de l’ambiance au Porto Bar, et l’orchestre Onyx déroule des hits intemporels dans les velours du Grand Salon (même pont). Las, le charme désuet de ces fins de soirée à bord du Princess Danae échappe à la majorité des passagers, retraités pour la plupart et au lit depuis longtemps : à 75 ans de moyenne d’âge, on ne gambade plus guère après 22 heures — surtout quand on vient de passer de longues journées à s’érudir au contact de penseurs libres.
Vendredi 15 mai 2009. Jour 3.
Dans La Gazette, qui est à bord « la » publication (vespérale) de référence et que les passagers trouvent chaque soir dans leur cabine, Bruckner, éditorialiste, observe qu’« il y a une fascination du paquebot qui constitue l’instrument féerique par excellence et ne se réduit jamais à un simple moyen de transport » :
« Immergé par sa quille pour mieux s’évader en hauteur, il participe de l’eau et de l’air, assis et debout sur les flots. »
Le paquebot est aussi un grand parapluie :
« Que le ciel se couvre, alors l’immeuble flottant devient armure, ses parois se rétractent, l’élasticité se fait rempart derrière lequel je m’abrite des intempéries. »
Au repas de midi, on ne parle plus guère de philosophie, et moins encore de philosophes, mais de sujets où les souvenirs de précédentes croisières ont la part belle : après tout, on est en vacances. Très rapidement, chacun a pris ses marques, par affinités. Depuis la veille, les plans de table ne varient plus guère. Les philosophes dînent entre eux — et en famille, quoique sans leur progéniture, sur laquelle veillent des baby-sitters. (Ferry est venu avec femme, enfants, frère et belle-sœur, tandis que Julliard voyage léger, avec son épouse, Suzanne, qui, férue de métrique, invitera le 18 mai les passagers à une « croisière à travers la poésie française », point déplaisante au demeurant.)
Il devient vite évident que les trois penseurs embarqués sont très moyennement désireux de se mêler à la plèbe des croisiéristes — qui ont pourtant payé cher le droit de voguer en leur compagnie : les places les moins onéreuses, dans les cabines intérieures (sans hublot) des ponts Neptune et Saturne, où logent quatre passagers, coûtent 1 570 euros ; contre 4 310 euros, tout de même, pour les suites Véranda du sommet du paquebot, extérieures, il va de soi, et dotées, notamment, d’un frigo-bar et d’un balcon — où logent les trois conférenciers. Pour ces prix-là, on espère côtoyer les éminences d’un peu près, hors des heures où elles apparaissent au pont Mercure, près de la piscine.
Espoir déçu, au dam de nombreux passagers, certes compréhensifs — l’intellectuel a besoin qu’on lui témoigne de la discrétion — mais qui, à vrai dire, escomptaient « plus de proximité ». Aux escales, même déception. Les photographies de vestiges gagneraient à s’orner d’un Ferry ou d’un Julliard, mais à terre chacun va son chemin, les conférencés l’un, les conférenciers l’autre, d’un bien meilleur standing. A Tripoli, par exemple, l’ambassadeur de France fera aux derniers l’honneur d’être leur hôte — Bruckner le mentionnera au détour d’une causerie.
À 15 heures, justement, Bruckner, troquant l’habit du poète éditorialiste pour celui du conférencier, se propose de répondre à la question :
« Le bonheur est-il une invention occidentale ? ».
Le philosophe se rappelle notamment un débat radiophonique où le pauvre Boutros Boutros-Ghali, ancien secrétaire général égyptien de l’Organisation des Nations unies, confronté à l’ampleur de la pensée brucknérienne, aurait vainement cherché, pendant une heure, « un mot en arabe » pour dire précisément le bonheur — mot qui n’existerait pas, non plus, en Chine, où on parle plutôt d’« équilibre ». Qui oserait après cela contester l’absolue supériorité du modèle occidental ?
Comme le soir tombe, la mer se creuse, et l’équipage dispose dans les coursives, au creux des rambardes et à intervalles réguliers de quelques mètres, d’élégants petits sacs en plastique ; les passagers seront, de fait, nombreux à faire l’impasse sur le dîner, et cela surprend car on mange vraiment beaucoup, à bord du Princess Danae : petit déjeuner jusqu’à 9 heures au restaurant Mimosa, sans réservation de table ou en self-service autour de la piscine, déjeuner itou dès midi, thé (gourmand) à 16 h 30, dîner en deux services à partir de 19 heures. Des snacks sont ensuite servis dans les salons, pour qui aurait encore un creux, après 23 heures — remplacés, certains soirs, par de somptueux buffets à thèmes, comme celui, dit « magnifique », du mercredi 20 mai, où règne le rococo culinaire et que les passagers pourront « photographier et filmer » pendant quinze minutes, avant de le manger : cela fait de jolis souvenirs, et quand l’appétit va...
Samedi 16 mai 2009. Jour 4.
Un vent de force 7 interdit au paquebot l’entrée du port de Sousse, annonce le commandement du bord : il faut renoncer à l’escale tunisienne. Le Princess Danae devient armure, ses parois se rétractent, l’élasticité se fait rempart derrière laquelle les passagers s’abritent, et met finalement le cap sur la Libye.
Mais à quelque chose tempête est bonne, puisque Ferry, Julliard et Rabilloud improvisent en milieu de matinée, « comme à la télé » et pour la plus grande joie de leurs fans, « un Ferry-Julliard, produit mondialement connu ». Sujet retenu :
« L’école, les universités ».
Aucun rapport trop direct, a priori, avec la pluralité des civilisations à l’âge de la mondialisation, concède Rabilloud, mais « Luc et Jacques » y tenaient tellement que l’animateur n’a pas eu le cœur de leur refuser ce minuscule plaisir.
Sur un tel thème, c’est bien évidemment l’avis de Ferry, ancien ministre de l’éducation, que l’assistance guette avec le plus d’avidité — et il ne déçoit pas :
« Le niveau baisse. (...) Je n’ai jamais réussi à faire travailler mes filles, que vous voyez courir dans le bateau, sans la contrainte. »
Applaudissements. Puis :
« Les étudiants qui font grève se tirent une balle dans le pied. »
Vifs applaudissements. Puis :
« Si on pense que les étudiants ne doivent avoir aucun rapport avec le monde de l’entreprise, on est complètement cinglé. »
Très vifs applaudissement prolongés. Rabilloud, hilare, propose un happening :
« Tous les nostalgiques de Mai 68 ont rendez-vous sur le pont pour se jeter à l’eau ! »
La salle ulule, négligeant d’observer que la présence à bord des filles de Ferry, en dehors des vacances scolaires, peut avoir, dans ce contexte, quelque chose d’un peu incongru : leur papa ne fustige-t-il pas le « règne de l’enfant-roi, convaincu qu’il n’a que des droits et aucun devoir » — pendant qu’elles manquent huit jours de classe ?
Dans la foule qui s’éloigne du Grand Salon, une retraitée synthétise :
« C’est bien vrai que ceux qui font grève, dans les facs, c’est pas les meilleurs. Ils font ça pour échapper aux examens. »
L’après-midi, nouveau débat, sur l’entrée de la Turquie dans l’Europe. Julliard est contre. Bruckner aussi — mais cela ne l’empêche pas d’être pleinement conscient que l’avenir du monde se joue (aussi) dans le Bosphore :
« La vraie question, c’est, bien sûr, comment vaincre l’islam radical ».
Ferry, quant à lui, se dit, « à front renversé », très favorable à l’intégration des Ottomans, mais son discours rappelle d’assez près celui de son voisin de tribune :
« Je suis content qu’on arrive vers la vraie question, qui est, évidemment, comment européaniser l’islam. »
Certes, poursuit Ferry :
« il y a un choc des civilisations, et l’islamisme radical est la principale catastrophe du siècle qui vient ».
Mais :
« la question est de savoir si l’Union européenne a intérêt à arrimer à l’Europe un pays de soixante-dix millions de musulmans »…
…ou à laisser cette population basculer dans le fanatisme.
Une dame annonce tout de go qu’elle n’a aucune intention d’être politiquement correcte :
« Pour moi, explique-t-elle, faire entrer la Turquie dans l’Europe, c’est comme mettre un grumeau dans une pâte lisse. Je rappelle que le Coran exige que les islamistes, ceux qui pratiquent la religion musulmane, donc, tuent les infidèles. Je n’ai pas envie d’avoir ces gens-là à mes trousses. »
La salle l’approuve. Une autre passagère prend la parole : « Je suis musulmane, d’origine libanaise », explique-t-elle imprudemment. Elle estime que sa religion doit en effet se laïciser. Mais elle juge que « l’islam n’est pas conquérant ». La salle gronde. Bruckner reprend la parole :
« C’est le monde musulman tout entier qui se réislamise. (...) Plus les musulmans se rapprochent de l’Occident, plus ils le haïssent. Ils font une allergie à ce que nous sommes. Des musulmans eux-mêmes se plaignent de n’être plus rien, de ne rien avoir inventé depuis des siècles. Notre rôle à nous, Européens, serait de les aider à se sortir de là. »
Un médecin retraité, originaire de Bayonne, demande la parole : ce qui le « terrifie », lui, c’est « la polygamie, l’excision ». Il s’emporte :
« Je ne veux pas de la Turquie, pour des raisons sexuelles ! »
Au dîner, un autre médecin, parisien, celui-là :
« Ferry, Julliard : ils pensent la même chose, l’un pourrait prendre la place de l’autre. »
Son épouse, admirative :
« C’est normal, ils se connaissent. Ils savent tellement de choses... »
Lui :
« C’est vrai que Ferry, je suis impressionné par l’étendue de ses connaissances. Philosophie, politique, religion, psychanalyse, il peut parler de tout. Alors que Julliard, il est excellent, hein, mais en religion, en psychanalyse ? Je ne suis pas sûr qu’il puisse suivre. »
Elle :
« Bruckner, je l’aime bien. Il est grinçant, il dit ce qu’il pense. »
Inconscients d’assister à la pérennisation d’un consensus fondé sur des audaces factices — le capitalisme est devenu fou, mais rien ne vaut le capitalisme ; le monde est riche de sa diversité, mais l’Occident a pour mission de le guider sur le chemin de son épanouissement —, les passagers savourent leur croisière « philosophique ». Parce qu’elle mêle l’utile des séminaires à l’agréable des excursions et des repas opulents, chacun se trouve conforté dans le sentiment de ne pas bronzer idiot. L’emploi du temps millimétré n’offre de toute façon que peu de temps pour l’introspection — ou pour la mise en perspective des leçons prodiguées par les vedettes du bord.
Dimanche 17 mai 2009. Jour 5.
Pour quatre jours, le Princess Danae entre dans les eaux territoriales libyennes : la vente de cigarettes et de boissons alcoolisées est strictement prohibée. Heureusement, il y a la bière sans alcool.
Au repas du soir, une habituée des croisières philosophiques regrette l’absence, cette fois-ci, d’André Comte-Sponville, qui animait celle de l’an passé, première du genre (avec, déjà, Ferry « et un philosophe allemand »), car
« Comte-Sponville est formidable : sur scène, on dirait Raymond Devos » [2].
Mardi 19 mai 2009. Jour 7.
Le matin, Julliard donne un cours sur le choc des civilisations :
« Le conflit qui oppose l’islamisme à l’Occident est fondé sur l’humiliation, explique l’éditorialiste fameux du Nouvel Observateur : l’islamisme ne veut pas une revanche économique, mais militaire, avec les moyens du faible — du couteau au nucléaire. Les islamistes savent que la confrontation, pas seulement avec l’Occident, mais avec la modernité, est une question de vitesse, d’où leur tentation de la table rase. »
Julliard, qui « comprend et partage l’insurrection quand elle vise l’hégémonie occidentale », « la combat chaque fois qu’elle s’attaque à des valeurs universelles ». Le temps lui étant compté, il renvoie sur ce thème « au livre de Pascal Bruckner, Le Sanglot de l’homme blanc [3] ». Merveilleuse coïncidence : l’après-midi même, ledit Bruckner donne une conférence sur
« La mauvaise conscience de l’Occident ».
Il y dénonce, comme (très) souvent, la « pensée néo-tiers-mondiste », percluse de repentance, qui affecte « l’intelligentsia et une très grande partie de l’élite politique et médiatique », puis se désole de ce que « ce type de repentir se produise toujours à sens unique » :
« Ni le trotskisme, ni l’écologisme, ni le maoïsme n’ont entrepris leur examen de conscience, bien au contraire. »
De même, « si les hautes autorités musulmanes s’excusaient » un peu, « cela rassurerait les Occidentaux, que cette religion inquiète à juste titre ».
Les plus jeunes parmi les croisiéristes prennent leurs repas de midi au buffet de la piscine. L’un d’eux, Méridional d’adoption et animateur de séminaires de formation, ressent comme une gêne :
« Ce que nous avons là, c’est un public conquis d’avance, qui sait ce qu’il est venu entendre. »
C’est assez finement observé.
Le soir, au Grand Salon, le Philippe Duchemin Trio dispense, à 19 h 15 (pour les dîneurs du deuxième service, « groupes 1 à 6 »), puis à 21 h 15 (pour les autres), « Une soirée à Saint-Germain-des-Prés » — haut lieu d’essor, chacun le sait, de la philosophie médiatique.
Mercredi 20 mai 2009. Jour 8.
À chaque étape, comme aujourd’hui en Libye, des « accompagnateurs culturels » de la société Intermèdes guident les croisiéristes — répartis par groupes, les mêmes qu’aux repas — dans leurs excursions. Forts d’une solide formation universitaire, admirablement cultivés, ils se montrent volontiers taquins et se sont, cette fois-ci, manifestement passé le mot. Pendant la visite du site archéologique de Cyrène, certains prennent un malin plaisir à lire quelques extraits choisis d’un cocasse Eloge de la calvitie, œuvre du philosophe grec Synésios de Cyrène, lointain devancier de Ferry né en 370 :
« De tous les êtres qui vivent sur la terre l’homme est celui qui a le plus d’intelligence et le moins de poils. (...) Il semble bien que poil et raison ne s’accordent point ; nulle part on ne les trouve réunis. » Il s’ensuit que « parmi les hommes celui qui aura l’heureuse fortune de perdre ses cheveux, le chauve, est ce qu’il y a de plus vénérable ici-bas ».
Chacun reste libre d’y voir — ou pas — un hommage détourné aux abondantes chevelures des trois philosophes maritimes du Princess Danae : les guides qu’on interroge plus avant répondent par un sourire — devoir de réserve oblige...
En fin d’après-midi, sur le bord d’une route impeccablement bitumée, trois enfants lancent des cailloux vers les autocars qui ramènent les excursionnistes au port de Benghazi. Une vitre explose — sans gravité : le double vitrage a tenu. Un cri fuse :
« Qui était visé ? »
La rumeur du paquebot affirme que le même jour, et de son côté, le car des philosophes a vite fait demi-tour, au motif que le restaurant où on les emmenait leur paraissait un peu bas de gamme : en Jamahiriya, sait-on jamais quelles amibes guettent l’Occidental ?
Le navire quitte le soir les eaux libyennes. Ses passagers peuvent, de nouveau, consommer de l’alcool ; certains peinent à dissimuler leur émotion : « Toutes ces bouteilles, c’est beau ! », s’exclament deux couples. On passe commande : café pour les dames, armagnac pour les messieurs.
Jeudi 21 mai 2009. Jour 9.
En pleine Ascension, à 367 milles de Benghazi, le Princess Danae vogue vers Santorin (Grèce), sur des eaux (bleues) d’une profondeur de 2 402 mètres. Ferry, avant de se demander, pour son ultime one-man-show, si « les droits de l’homme sont universels », précise auparavant, mais « parce que plusieurs personnes lui ont posé la question », que, oui, comme prévu, il dédicacera ses ouvrages, dans la journée. Un murmure de soulagement parcourt l’assistance.
Une heure plus tard, le philosophe conclut son intervention par la révélation (il a déjà confié, quelques jours plus tôt, que c’était là le sujet de son prochain livre) que nous entrons « dans un nouvel humanisme, du cœur, de la transcendance de l’Autre, postimpérialiste, postnationaliste », un « humanisme de l’homme-Dieu, un âge du sacré à visage humain », exempt de toute « boursouflure métaphysique ».
Cela n’empêche nullement de garder les deux pieds solidement ancrés dans un monde où la concurrence, libre et non faussée, reste un gage d’émancipation :
« Nous sommes, nous, Européens, dans une position ambiguë, vis-à-vis du capitalisme ; on voit bien que ses critiques sont justifiées, mais nous ne pouvons que souhaiter qu’il s’installe chez les autres avec les mêmes effets que chez nous, démocratie, laïcité, droits de l’homme. Aujourd’hui, la Chine s’humanise grâce au capitalisme. »
De la salle monte un cri du cœur :
« C’est impressionnant, la culture de cet homme. »
Puis vient une question qui frôle de très près l’impertinence et que l’assemblée, vigilante, sanctionne aussitôt par un grondement réprobateur :
« Je m’adresse à la fois au philosophe et à l’homme politique engagé. Ne trouvez-vous pas réducteur de dire que toute critique du capitalisme est un soviétisme ? »
Blessé, le philosophe se récrie :
« Je n’ai pas cessé moi-même de le critiquer, ici, plus radicalement que ne le font généralement les Besancenot et consorts. »
Ce n’était pas tout à fait évident, mais puisque c’est dit avec conviction...
L’après-midi, nouveau Ferry-Julliard (agrémenté de Bruckner) — le dernier, regrette Rabilloud. Thème :
« La crise ».
Julliard confesse :
« Une société où l’on nous présente messieurs Arnault et Bolloré comme des modèles, je ne m’y sens pas très à l’aise ».
La salle tangue. Ferry nuance :
« Je ne partage pas la haine de l’argent, je n’en ai pas, je ne paye pas l’impôt sur la fortune. Ce qui me choque, chez un Daniel Bouton [ancien président-directeur général de la Société générale], c’est qu’à l’origine, c’est le chef de cabinet de Juppé — pas un entrepreneur. Par contre, quand je vois mon camarade François Pinault, qui, lui, est parti de rien, ça ne me pose pas de problème. »
Bruckner précise :
« Le travail qui nous attend désormais n’est pas de détruire le capitalisme puisque, par une ironie suprême dont même les bolcheviks n’auraient pas rêvé, le capitalisme s’est détruit lui-même, par sa victoire. Désormais, l’alternative n’est pas entre capitalisme et socialisme, mais entre différents types d’économies de marché. Nous devons réinventer le capitalisme. »
Pendant qu’il dédicace, comme promis, ses livres, Ferry s’entend avouer, par un admirateur :
« C’est moi qui vous ai un peu taquiné, avec mes questions de soixante-huitard. »
Le philosophe se fend d’un large sourire :
« Et je vous en remercie ! Je trouvais que tout ça ronronnait ; et puis, à vous dire la vérité, je craignais d’avoir en face de moi la droite camembert... »
Dans les bars, le cocktail du jour (3,50 euros) est le Blue Hawaian : rhum, curaçao bleu, crème de coco et jus d’ananas. La flûte de champagne (9,50 euros) et la bière Heineken (3 euros) sont en promotion. Les vins conseillés sont un blanc d’Italie (14 euros), et un rouge de même origine (15 euros).
Vendredi 22 mai 2009. Jour 10.
Dans l’une des chaloupes qui assurent le débarquement des croisiéristes à Santorin, une dame se penche vers un matelot remonté des ponts du tréfonds du Princess Danae, pour quelques heures à terre :
« Do you speak French ?
- No.
- English ? »
Non plus. Un peu dépitée, la dame se penche vers son mari :
« Restons discrets, c’est probablement un clandestin... »
Le lendemain, la croisière prit l’avion. Bercé par le clapotement du tapis à bagages d’Orly, chacun attend déjà la prochaine édition.