Première remarque : le déséquilibre est encore plus marqué que dans les pages « Débats » du Monde et de Libération : 55% d’invités prohibitionnistes, 37% d’anti-prohibitionnistes, 8% d’invités sans position claire - soit un différentiel de 18% en faveur de la position prohibitionniste.
Mais l’essentiel n’est pas là : c’est qu’à de rares exceptions près, ni les enseignants, ni les parents d’élèves, ni les élèves, ni les militants laïques ou féministes anti-prohibitionnistes n’ont pu prendre part à la discussion. Ils représentent, tous ensemble, tout juste 10% des invités anti-prohibitionnistes. Pour porter la position anti-prohibitionniste, une très nette préférence a été accordée aux « religieux » : si l’on compte l’universitaire Tariq Ramadan, les femmes et adolescentes voilées et les responsables religieux, on obtient un total représentant 66% des invités anti-prohibitionnistes (cf. tableaux ci-dessous).
Statut social des invités prohibitionnistes dans les débats télévisés sur « le voile » (en %)
Responsables d’organisations religieuses ou « communautaires » : 3,5
Responsables politiques : 31
Ecrivains : 20
Journalistes : 16,5
Universitaires : 15
Responsables d’associations laïques : 8
Femmes adultes portant le foulard : 0
Elèves portant le foulard : 0
Autres élèves, enseignants et parents d’élèves : 1,5
Proviseurs : 1,5
Autres : 3
Statut social des invités anti-prohibitionnistes dans les débats télévisés sur « le voile » (en %)
Responsables d’organisations religieuses ou « communautaires » : 38
Responsables politiques : 5
Ecrivains : 5
Journalistes : 5
Universitaires : 21
Responsables d’associations laïques : 5
Femmes adultes portant le foulard : 14
Elèves portant le foulard : 5
Autres élèves, enseignants et parents d’élèves : 0
Proviseurs : 0
Autres : 2
Il faut également souligner le rôle de premier plan joué par la classe politique et l’aristocratie journalistique et littéraire dans le combat prohibitionniste : politiques, écrivains et journalistes représentent ensemble 74% des invités prohibitionnistes [2], tandis qu’ils ne représentent que 15% des invités anti-prohibitionnistes.
Et lorsqu’on s’intéresse au genre, à « l’origine ethnique » et au positionnement religieux des invités des deux « camps », les enseignements sont tout aussi édifiants (Cf. Tableaux ci-dessous)
Identité sexuelle et rapport à l’Islam des invités prohibitionnistes dans les débats télévisés sur « le voile » (en %) :
Hommes affichant une identité musulmane : 1,5
Hommes originaires du Maghreb ou du Moyen-0rient n’affichant pas une identité
musulmane : 13
Autres hommes : 49
Femmes musulmanes portant le foulard : 0
Femmes originaires du Maghreb ou du Moyen-Orient ne portant pas le foulard : 21,5
Autres femmes : 15
Identité sexuelle et rapport à l’Islam des invités anti-prohibitionnistes dans les débats télévisés sur « le voile » (en %) :
Hommes affichant une identité musulmane : 36
Hommes originaires du Maghreb ou du Moyen-0rient n’affichant pas une identité
musulmane : 7
Autres hommes : 29
Femmes musulmanes portant le foulard : 19
Femmes originaires du Maghreb ou du Moyen-Orient ne portant pas le foulard : 4,5
Autres femmes : 4,5
Ce qui apparaît, c’est une nette préférence accordée aux hommes musulmans (36%) pour représenter le point de vue anti-prohibitionniste - ainsi qu’une quasi-absence des femmes ne portant pas le foulard (9% seulement des invités anti-prohibitionnistes).
En fait, si l’on considère, dans ce second tableau, les catégories d’hommes et de femmes les plus représentées dans chaque camp, on obtient deux couples-types : un couple anti-prohibitionniste, formé par l’homme musulman revendiqué (qui correspond à plus de 50% des invités anti-prohibitionnistes de sexe masculin) et la femme voilée (68% des invitées anti-prohibitionnistes de sexe féminin) ; et un couple prohibitionniste, formé par la femme d’origine arabe ou orientale mais sans référence musulmane visible (58% des invitées prohibitionnistes de sexe féminin) et l’homme français sans origine arabe ou orientale (83% des invités prohibitionnistes de sexe masculin). La coïncidence est frappante entre ces deux couples-types issus du choix des animateurs de débats et les stéréotypes coloniaux ou orientalistes les plus répandus concernant les « arabo-musulmans » (forcément « obscurantistes »), la « beurette émancipée »(héroïne et martyre), et l’homme « blanc » (dans le rôle du « prince charmant » émancipateur) [3].
Une thèse implicite ressort de tels plateaux télévisés : seules des femmes voilées ou des musulmans pratiquants de sexe masculin peuvent être hostiles à l’interdiction du voile à l’école ; dès lors qu’on est athée, non-pratiquant ou adepte d’une autre religion, et a fortiori si l’on est une femme, on ne peut qu’être favorable à la prohibition.
Et se retrouvent donc totalement occultée toute la sensibilité laïque et anti-prohibitionniste, qui s’est fédérée à partir de décembre 2003 autour du Collectif Une école pour tou-te-s/Contre les lois d’exclusion, et qui regroupe des organisations et des individus issus de toutes les autres « familles » et « sensibilités » de la gauche : « gauche plurielle » (communistes et surtout écologistes), extrême gauche (essentiellement les JCR et des membres de la LCR), gauche syndicale (CGT et SUD essentiellement) et associative (CEDETIM, Fédération Léo Lagrange, MRAP), mouvement associatif issu de l’immigration (Association des Travailleurs Maghrébins de France, Fédération des Tunisiens Citoyens des deux Rives, Mouvement de l’Immigration et des Banlieues), militantes féministes (Femmes publiques, Femmes plurielles, Les sciences potiches se rebellent, Les Blédardes, Collectif des féministes pour l’égalité). Enfin, une dernière composante du Collectif Une école pour tou-te-s a provoqué de nombreuses controverses : deux associations musulmanes réputées proches de Tariq Ramadan : le Collectif des Musulmans de France et Participation et Spiritualité Musulmane. Également absentes de l’écran médiatique : les associations comme la Ligue des droits de l’Homme, la Fédérations internationale des droits de l’homme, Défense des enfants international, la Ligue de l’enseignement, la Fédération des conseils de parents d’élèves, toutes opposées à l’interdiction du voile.
Enfin, toujours dans la seconde série de tableaux, si l’on se cantonne à une seule figure dominante dans chaque camp, on perçoit bien à quel point le débat est demeuré « une affaire d’hommes », en dépit de son objet (des fillettes et des adolescentes) et de son principal ressort argumentatif (le refus du voile, « symbole d’oppression des femmes ») : la discussion a majoritairement opposé des hommes « européens » (53% des prohibitionnistes invités) à des hommes affichant une référence musulmane (36% des anti-prohibitionnistes invités). Et si l’on considère la totalité du panel, les hommes représentent très exactement les deux tiers des invités... [4]
Emblématique de ce « féminisme paradoxal » : l’émission « 100 minutes pour convaincre » consacrée à Nicolas Sarkozy le 14 octobre 2003. On a pu y voir un homme, ministre de l’Intérieur, apostropher virilement un autre homme, Tariq Ramadan, en lui ordonnant ce qu’il devait lui même ordonner à des jeunes femmes concernant leur tenue vestimentaire :
« Non, non, non, non ! Pas le dialogue ! Il faut enlever le voile ! Est-ce que c’est ce que vous dites ? »
Ce soir là, nous étions assurément loin du féminisme tel qu’il s’était formulé dans les années 1970, lorsque des femmes avaient déclaré : « mon corps m’appartient ».