Bien que s’inscrivant dans le sillage des trois pontifes qui l’ont devancé, le pontificat de Jean-Paul II marque une nouvelle étape dans la reformulation du discours du Vatican sur le sexe et la sexualité dans un contexte politique caractérisé par le renouveau des mouvements féministes et par l’essor des mouvements homosexuels.
Au cours de son long magistère (1978-2005), Wojtyla adopte une stratégie discursive centrée sur une forme de surévaluation compensatrice de ce qu’il présente comme étant les « vertus féminines ». Certes, les femmes ne sont pas les hommes, et les places des femmes ne sont pas les places des hommes. Mais il n’y aurait rien à regretter en cela, car non seulement les femmes ont la même « dignité » que les hommes, mais leurs vertus sont meilleures : plus précieuses, plus nécessaires que celles des hommes. Spécifiques et spéciales, les « vertus féminines » sont les ressources dont « l’humanité entière a besoin pour son salut ».
La question de « la nature et de la vocation de la femme », de ses dispositions, traverse la réflexion de Wojtyla dès le début de sa formation et se combine avec une nouvelle vision de la sexualité. Déjà dans l’ouvrage Amour et responsabilité. Étude de morale sexuelle, rédigé en 1960, le futur Jean-Paul II produisait une rupture doctrinale forte, en concevant la sexualité comme une « composante fondamentale de la personne » et un « don divin ».
Tranchant avec la doctrine traditionnelle de l’Église qui n’en faisait qu’une source de péché à mortifier, Wojtyla réhabilitait, donc, la sexualité (naturellement, dans sa version conjugale et hétérosexuelle). Une telle réflexion, qui pour les historiens de la pensée catholique représente le cœur de la « révolution wojtylienne », trouvait sa systématisation dans la « théologie du corps », un ensemble d’enseignements rassemblant les textes prononcés par Jean-Paul II au cours des audiences consacrées à « l’amour humain dans le plan divin » qui ont eu lieu chaque mercredi entre 1979 et 1984.
Cette théologie qui, selon les vœux du pontife, doit être pensée comme une véritable « pédagogie » du sexe et de la sexualité, prend appui sur la théorie élaborée par la théologienne Edith Stein selon laquelle la personne humaine n’existe que comme concrétion d’un corps et d’une âme qui sont déjà sexués. Dans la biographie qu’il a consacré à Jean-Paul II, George Weigel a affirmé qu’une telle théorisation constituerait « une bombe à retardement » marquant « un tournant dans l’histoire de la pensée » du troisième millénaire. La conjugalité hétérosexuelle est ainsi pensée comme un « don réciproque de soi » entre deux « espèces » qui sont « ontologiquement différentes et complémentaires ». Dans ce cadre, Jean-Paul II réactive la notion thomiste de « loi morale naturelle » qu’il emploie pour définir ce qui est « Humain » et connaissable par la raison.
La différence et la complémentarité entre les sexes sont ainsi placées par Jean-Paul II au fondement d’une telle « loi divine » et elles reçoivent le statut de « vérités de raison » relevant, à la fois, de la théologie et de la science. La question du langage devient un enjeu majeur : les mots et les concepts doivent correspondre aux normes définissant la « loi morale naturelle » dans une vision du langage conçu comme le reflet des structures du réel voulues par le Créateur.
L’élaboration de cette vision entraîne, dès le début des années 1980, la création d’instances de diffusion doctrinaire telles le Conseil Pontifical de la Famille et l’Institut pour l’étude sur le mariage et la famille (désormais Institut pontifical Jean-Paul II). En travaillant en collaboration avec la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, elles ne cessent de jouer un rôle clé dans la mise en circulation de ce nouveau discours du Vatican, notamment à travers la production de textes et l’organisation de séminaires et colloques, tels, en novembre 2014, la Conférence interreligieuse Humanun consacrée à la « complémentarité entre Homme et Femme ».
Entre la fin des années 1980 et la moitié des années 1990, Wojtyla multiplie les interventions sur « la question féminine » et développe une théorie bâtie autour de la notion de « génie féminin ». L’expression, empruntée à la pensée différentialiste, est censée résumer les aptitudes et les attitudes qui « par essence » caractériseraient le groupe des femmes.
Trois textes méritent d’être évoqués comme étapes de cette nouvelle construction discursive. En 1987, dans l’encyclique Redemptoris Mater, la célébration de la figure de Marie, présentée comme modèle paradigmatique de « l’être femme », est l’occasion de célébrer la maternité, biologique ou sociale, comme l’actualisation de la « nature féminine ». L’année suivante, la lettre apostolique Mulieris Dignitatem sur « la dignité et la vocation de la femme » reprend l’argument de l’« égalité dans la différence » pour en faire une réalité établie par Dieu et confirmée par la science. En 1995, quelques semaines avant la Conférence onusienne de Pékin sur les femmes, Jean-Paul II adresse une « Lettre aux femmes » : évoquant le « grand processus de libération de la femme », il invite à promouvoir le « génie anthropologique de la femme » afin que « la femme soit reconnue, respectée et valorisée dans sa dignité propre ».
L’essentialisation proposée par Jean-Paul II s’inscrit dans une tradition de racisation des femmes – elles seraient une espèce, un « groupe naturel » – qui s’appuie sur ce que Guillaumin a appelé une « mise en valeur spécifique » du groupe naturalisé. Elle consiste à célébrer « la différence », le « génie de la femme », sa dignité « extraordinaire » et « éminente » et à déplorer leur dévalorisation au sein des sociétés sécularisées pour réaffirmer une représentation essentialiste du sexe et de la sexualité et s’opposer aux théories et aux luttes qui contestent une telle vision.
D’où, pour le Vatican, la nécessité, formulée dès 1995 dans Evangelium Vitae, d’élaborer et de soutenir un « nouveau féminisme » qui « sache reconnaître et exprimer le vrai génie féminin dans toutes les manifestations de la vie en société ». Par une réappropriation et une torsion des notions féministes (et du mot « féminisme » lui-même), le Vatican formule ainsi un discours qui, en se réclamant du féminisme, se déploie comme une arme antiféministe à double titre. D’un côté, ce « nouveau féminisme » nie ce que les féministes démontrent, c’est-à-dire que les femmes ne sont pas une espèce, mais un groupe produit par un système d’oppression. De l’autre côté, il taxe les analyses féministes d’un ensemble hétéroclite de défauts : idéologiques, non-scientifiques, inutiles, exagérées, productrices de violence, émanations de puissants lobbies.