Les systèmes de l’Etat favorisent l’extorsion du travail patriarcal en subventionnant les hommes dont la femme n’a pas de revenu propre. Parmi ces systèmes, il faut citer au premier chef, en France, la Sécurité Sociale et la fiscalité.
La Sécurité sociale en France recouvre le système d’assurance-maladie et le système de pensions ou retraites. En ce qui concerne l’assurance-maladie, le concept de l’ayant droit permet à une personne travaillant et cotisant donc de façon obligatoire à la Sécurité sociale (et souvent à une mutuelle complémentaire généralement obligatoire elle aussi) de faire bénéficier son conjoint et ses enfants de la même couverture-maladie. En clair, en payant une cotisation, les hommes obtiennent deux couverture-maladie : une pour eux et une pour leur femme (plus s’ils ont des enfants, mais ceci est une autre question). Bien sûr, ce privilège n’est plus genré dans les textes : en théorie, une femme travaillant et cotisant peut obtenir une couverture-maladie gratuite pour son mari ne travaillant pas. Mais ce n’est pas dans cet esprit que le concept d’ayant droit a été inventé : il est fait pour les personnes dépendant du chef de famille, et dans les faits aussi bien que dans l’esprit des législateurs, les hommes ne sont presque jamais dépendants d’une femme.
La fiscalité française, quant à elle, utilise le système du quotient conjugal. Dans ce système, la déclaration des revenus d’un ménage de gens mariés (toutes les personnes habitant ensemble ne forment pas nécessairement un ménage au sens fiscal) se fait globalement : tous les revenus des personnes composant le ménage sont agrégés. Ensuite, le revenu imposable est calculé sur la base des parts. Chaque adulte compte pour une part. Ainsi une célibataire voit son revenu réel divisé par un : non divisé. Un couple voit son revenu réel, composé du revenu de la femme augmenté de celui du mari, divisé par deux. Dans un couple où les deux conjoints (ou concubins) travaillent, si la femme gagne 40 et l’homme 60, le revenu réel est de 100. Le couple a deux parts : ce revenu est divisé par deux pour obtenir le revenu imposable, qui est de 50. Le ménage sera donc imposé sur un revenu de 50.
Ce système est censé être “ neutre ” quant au travail de la femme – elle est supposée payer la même chose que sa déclaration soit individuelle ou comprise dans celle du ménage. En revanche, quand l’un des deux conjoints n’a pas de revenu – le plus généralement quand le ménage est composé d’un homme qui travaille et d’une femme-au-foyer – on voit clairement l’avantage fiscal de l’homme marié par rapport à tous les autres contribuables. L’homme célibataire, la femme célibataire, s’ils gagnent 100, paient l’impôt sur 100. L’homme “ entretenant ” une femme-au-foyer, s’il gagne 100, paie sur 50. Le mot entretenir peut choquer : c’est pourtant bien parce que cet homme a une personne adulte “ à charge ”, “ dépendante ” que le Trésor public divise son revenu imposable par deux. On voit aussi que ce système de quotient conjugal fait la nique au principe de progressivité de l’impôt : le contribuable est taxé sur la moitié de son revenu réel, donc plus son revenu est élevé, plus la moitié l’est aussi ; et donc plus élevée est son économie d’impôt. D’autre part, cette division par deux de son revenu le fait “ descendre de tranche ”.
Ainsi, si la tranche 50 à 100 est taxée à 40%, et que le quotient conjugal fait descendre la partie imposable à 50, alors que la tranche 20 à 50 n’est taxée qu’à 25%, non seulement la base de la taxation est moindre (elle est de la moitié du revenu réel), mais le taux de prélèvement est moins élevé. Pour les hommes ayant des revenus élevés, cette économie est considérable : le maximum était en 1985 environ 50 000 FF par an, l’équivalent d’un salaire minimum (Navarro, 1987). Ces cadeaux du Trésor public aux hommes mariés dont la femme est au foyer sont financés (25% des femmes sont au foyer ; INSEE, 2003) ; les contribuables qui subventionnent les hommes mariés sont tous les autres, soit l’ensemble des femmes qui travaillent au dehors, et les hommes célibataires.
Un troisième système de l’Etat, faisant aussi partie en France de l’administration de la Sécurité sociale, contribue au même but. C’est le système des pensions ou retraites, et en particulier des pensions dites de réversion, par lequel à la mort de l’un des deux conjoints, le conjoint survivant continue à toucher la retraite du défunt, à concurrence de la moitié de son montant, et sous plafond de ressources. Ce système-là non plus n’est pas genré dans les textes : mais c’est aux femmes que pensait le législateur, et ce sont les femmes qui continuent aujourd’hui à en “ bénéficier ” ; non seulement parce que les femmes vivent plus longtemps que les hommes, mais plus fondamentalement, c’est-à-dire de façon intrinsèque au système, parce que les hommes ont en général une retraite propre qui dépasse le plafond de ressources autorisé pour toucher la pension de réversion, alors qu’une grande proportion de femmes à la retraite ou atteignant l’âge de la retraite aujourd’hui, soit n’ont jamais travaillé et cotisé, soit ont travaillé et cotisé de façon intermittente, et souvent pour des salaires très bas : l’addition de carrières très incomplètes avec le niveau moyen de salaires des femmes fait que leur retraite propre, quand elles en ont une, est si mince que la pension de réversion est indispensable à leur survie.
La Sécurité sociale dans son ensemble, et en particulier l’extension de la couverture-maladie aux dépendants du chef de famille, ainsi que le système fiscal qui “ favorise ” la vie familiale (sic), sont vus comme des conquêtes sociales du milieu du vingtième siècle. Ces systèmes font partie du plus vaste ensemble de ce qu’on appelle l’Etat-providence, et des acquis menacés par le néo-libéralisme, et qu’il faut défendre comme tous les acquis.
Mais c’est justement à ce qualificatif d’ “ acquis ” – c’est-à-dire de chose bénéfique - qu’il est urgent de réfléchir, concernant les sous-systèmes brièvement décrits plus haut. Pour qui et pour quoi sont-ils bénéfiques ? Il faut analyser dans quel but ils ont été mis en place, quels résultats ils produisent, et à quel prix. Ils ont été mis en place pour donner une protection minimale aux femmes ne travaillant pas, cela est vrai. Mais ce faisant, ils rendent aussi plus facile aux femmes de ne pas travailler, et donc de continuer de travailler gratuitement pour leur mari. Cette protection n’est pas payée par les maris, mais par l’ensemble des autres travailleurs. Une part de la cotisation de chacune va au maintien du système patriarcal. Car dans ces ménages où l’un travaille tandis que l’autre est femme-au-foyer, ce sont les hommes qui sont soutenus, pas les femmes.
Et quels effets cette subvention donnée aux ménages pour que la femme “ n’ait pas à travailler au dehors ” a-t-elle, en fin de vie ? L’exploitation économique des femmes, grave pendant toute leur vie, est particulièrement dramatique au moment de la retraite. En 1997, les femmes de 60 ans et plus touchaient en moyenne 5034 FF par mois contre 8805 FF pour les hommes (les chiffres indiqués ici sont tirés de Joëlle Gaymu, 2000). Une veuve sur quatre n’avait jamais travaillé et ne touchait qu’une pension de réversion. Les trajectoires professionnelles des femmes – quand elles en ont eu – ont duré en moyenne 11 ans de moins que celles des hommes. Celles qui ont eu des carrières complètes ne sont que 39% de leur classe d’âge (85% chez les hommes), et leur sous-paiement pendant leur vie active, même quand celle-ci a été égale en durée à celle des hommes, fait que leur retraite moyenne est de 6600 FF par mois contre 9300 FF pour les hommes. Des femmes qui auront l’âge de la retraite en 2010, moins de la moitié auront une retraite à taux plein. Dans cette classe d’âge, qui a aujourd’hui de 52 à 56 ans, 18% n’ont jamais travaillé ou se sont arrêtées précocement : elles n’auront aucun droit propre et dépendront de leur mari, ou, s’il est mort, de sa pension de réversion.