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Les causes de l’inertie

Le travail ménager, son partage inégal et comment le combattre (Troisième partie)

par Christine Delphy
26 août 2014

Parce que le travail ménager, et plus largement le travail domestique, est encore très loin d’être partagé entre hommes et femmes dans les couples hétérosexuels, parce qu’en vérité les progrès sont en la matière infinitésimaux, il nous a paru utile de populariser à nouveau des réflexions qui, dix ans après leur première publication, demeurent hélas d’actualité. Merci donc à l’auteure, et à la rédaction de Nouvelles Questions féministes, d’avoir permis cette republication.

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Pourquoi cette appropriation du travail “ ménager ” des femmes par les hommes persiste-t-elle ? On peut s’interroger sur la nature des contraintes : institutions, mécanismes sociaux, qui permettent l’appropriation par les hommes du travail ménager et plus largement domestique des femmes, dans le mariage ; et même après le mariage, puisque ce sont les femmes divorcées qui assument tout le travail nécessaire aux enfants du couple.

Maintenant que les contraintes légales ont disparu, certaines se demandent s’il ne faut pas revenir aux explications psychologiques, à l’hypothèse d’une complicité des femmes à la domination masculine, au rôle de l’amour. Avant d’en venir à ces extrémités cependant, il faut considérer le rôle des institutions : l’Etat, le marché du travail, et la division sexuelle du travail et des “ rôles ” elle-même.

Prenant les sujets dans l’ordre inverse, passons en revue brièvement les contraintes qui poussent à la division sexuelle du travail dans le cadre de la cohabitation, dont certaines sont extérieures au cadre familial ou conjugal et proviennent du marché du travail.

Mariage, hétérosexualité, et division du travail

D’abord il faut identifier ce qui favorise le mariage d’une part, et d’autre part ce qui, dans le mariage, favorise la division sexuelle du travail, ce qui est une autre façon de formuler la question de la confusion entre le travail nécessaire à l’entretien de l’un et le travail nécessaire à l’entretien de l’autre.

Le couple est la seule forme de vie acceptable dans notre société, qui ne connaît plus de formes de famille élargie, mais connaît peu d’autres formes de groupes primaires qui pourraient remplacer le couple du point de vue de la cohabitation quotidienne. On est obligée de constater que les gens sont poussés, pour ne pas rester seuls, à entrer dans des couples ; surtout des couples hétérosexuels ; mais maintenant, de plus en plus, des couples homosexuels aussi. Cependant, la “ contrainte à l’hétérosexualité ” (Rich, 1981) fait que la plupart des couples sont hétérosexuels. Cette contrainte à l’hétérosexualité apparaît aujourd’hui comme fondée en partie sur, ou redoublée par, la crainte de la solitude.

Certes les femmes ne se mettent pas en couple pour vivre avec des gens qui gagnent plus qu’elles et profiter de leur niveau de vie, ou pas seulement pour cette raison. Mais les hommes apportent dans leur couple leur avantage sur le marché du travail ; inversement, les femmes apportent dans le couple leur désavantage : un moindre revenu, une moindre contribution financière aux ressources du ménage. Ces facteurs objectifs et structurels sont le cadre des négociations individuelles qui ont lieu à l’intérieur du couple quant à ce qu’on appelle le “ partage des tâches ”. En fait ces négociations portent sur la quantité de travail pour eux-mêmes dont les hommes peuvent se décharger sur les femmes : sur la quantité de travail de leur femme qu’ils peuvent s’approprier.

Parmi les facteurs expliquant la persistance de l’appropriation du travail des femmes, sous la forme “ d’assignation ” au travail ménager – selon l’expression de Chabaud, Fougeyrollas et Sonthonnax (1985) – il faut citer d’abord… le système de division sexuelle du travail lui-même ! Ce système est mal nommé car il n’implique pas seulement une division technique des tâches, mais une hiérarchie : c’est avant tout un système d’exploitation. Il n’est pas curieux, contrairement à ce que pensent certaines, que les femmes autant que les hommes acceptent cette “ division sexuelle du travail ”, cette hiérarchie qui fait qu’elles travaillent plus que les hommes, et qu’elles travaillent gratuitement pour les hommes. En effet division et hiérarchie sont pour toutes et tous synonyme de l’identité de femme et d’homme, elles font partie de l’ordre immémorial et naturel des choses, elles vont sans dire.

Généralement, et même dans les milieux féministes, l’idéologie de l’égalité – et ici j’entends la croyance que sauf exception volontaire et consciente, filles et garçons sont élevées de la même manière – empêche de voir à quel point une identité de genre est injectée dans les personnes dès leur naissance. Cette identité de genre n’est pas uniforme selon les milieux, les pays, les régions, les classes sociales : mais elle possède un large substrat commun, celui qui spécifie les aptitudes, les qualités, les attentes et les devoirs de chaque sexe. L’identité de genre, administrée très tôt au nourrisson, n’est pas distinguable de l’identité personnelle : “ je suis une fille ” et “ je suis moi ” ne sont pas deux consciences différentes ; le genre n’est pas un attribut surajouté à une conscience de soi préexistante, mais forme l’armature, le cadre même de cette conscience de soi.

La division du travail selon les sexes n’est pas non plus un apprentissage qui viendrait tardivement – elle est consubstantielle aux “ qualités ” et “ traits ” féminins ou masculins. Il n’est pas “ naturel ” pour un homme de faire certaines choses ou de souhaiter les faire. Un petit garçon qui ne veut pas ranger sa chambre est considéré avec indulgence, de même qu’une petite fille qui ne veut pas se salir les mains avec du cambouis. Le traitement “ égalitaire ” est appliqué, quand il l’est, par-dessus, et sans remettre en cause, ce substrat considéré comme naturel.

C’est l’évidence de la division du travail selon les sexes – l’un des aspects fondamentaux du genre – qui constitue le soubassement de la bonne conscience des hommes qui se sentent parfaitement justifiés à attendre les services ménagers des femmes, jusqu’à utiliser dans certains cas la violence pour obtenir leur dû. De l’autre côté de la barrière de genre, le comique de la théorie (qu’en France les socialistes mettent en avant) selon laquelle les femmes seraient opprimées par “ le temps ” – une denrée dont elles manqueraient d’une façon inéluctable et peut-être même biologique – n’apparaît pas à nombre de femmes, y compris de féministes. Ceci montre à quel point l’accaparement de leur temps est vécu par la majorité des femmes comme quelque destin sans rapport avec les arrangements sociaux, et sans rapport non plus avec le “ plus de temps ” de leurs conjoints et compagnons.

Cependant, un fait nouveau est en train d’émerger : on voit arriver à l’âge adulte quelques jeunes femmes qui non seulement rejettent l’idée qu’elles devraient des services aux hommes, mais qui ne la comprennent tout simplement plus. C’est cette incompréhension qui nous sauvera, à la fin ; car elles n’auront pas à lutter, comme leurs mères, à la fois contre l’injustice et contre elles-mêmes, contre leur propre indulgence pour cette injustice.

L’autre facteur important de cette persistance est que dans cette culture sexuée, genrée, si l’idée que les femmes doivent être au service des hommes commence à être mise en question, l’idée que seules les mères, ou principalement les mères doivent s’occuper des enfants n’est pas remise en cause. Dans la loi, la coutume et plus généralement la culture occidentales, les droits et les devoirs afférents aux enfants reviennent aux deux parents de manière indivise.

Cependant, ce sont les femmes qui assument l’essentiel des devoirs vis-à-vis des enfants en ce qui concerne les soins matériels à leur apporter – ce que j’appelle l’entretien – leur éducation et leurs loisirs. Si les hommes bénéficient directement d’une partie du travail ménager des femmes, une grande partie de celui-ci est cependant absorbée par les soins aux enfants, justement dans la mesure où les femmes assurent leur part plus celle de l’autre parent. En dépit d’amorces de changements dans les responsabilités matérielles des pères, on constate dans les emplois du temps que les femmes conservent le monopole des tâches non-gratifiantes, tandis que même les “ nouveaux pères ” se réservent les jeux avec les enfants.

Par ailleurs, devenir mère est un élément déterminant de statut social, de respect par son entourage, pour une femme ; mais cet avantage est mitigé par le soupçon qui pèse sans cesse sur elle qu’elle ne mérite pas son statut, qu’elle n’est pas une assez bonne mère. Une pression constante venant tant de l’entourage proche et lointain, des services sociaux, que de l’Etat, s’exerce sur les femmes à cet égard. Elles n’ont en conséquence pas vraiment de moyens de faire à leur tour pression sur leur conjoint pour qu’il accomplisse sa part, car cela est interprété comme le souhait de se “ désengager ” des soins à l’enfant, et la preuve qu’elles ne sont pas de bonnes mères.

Le marché du travail

Il n’est pas nécessaire d’en dire beaucoup à ce sujet : la “ surexploitation ” des femmes sur le marché du travail est bien connue ; c’est même l’un des sujets les mieux étudiés. La question de son articulation avec l’extorsion de travail gratuit dans le cadre domestique a été aussi beaucoup discutée (voir entre autres Chabaud, Fougeyrollas et Sonthonnax, 1985 ; Walby, 1986, 1990 ; Delphy et Leonard, 1992). Tout le monde s’accorde que les deux exploitations s’adossent l’une à l’autre de façon quasi-organique : sont nécessaires l’une à l’autre, mais l’accent en termes de finalité du système est tantôt mis sur l’une et tantôt sur l’autre. Pour cette discussion, l’aspect le plus important est l’imbrication complète des deux. Ce qu’on appelle la discrimination contre les femmes, et qu’il serait plus juste d’appeler la “ préférence masculine ” du marché, donne au groupe des hommes un premier privilège évident, et le met en situation d’extorquer à la maison le travail domestique de l’autre groupe, car la plupart des cohabitations se font entre personnes de groupes – de sexes – différents. Réciproquement, les “ charges naturelles ” que constitue pour les femmes le travail domestique gratuit effectué tous les jours au bénéfice d’une personne de l’autre sexe, servent à justifier la préférence masculine des employeurs.

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P.-S.

Nous reproduisons ce texte avec l’amicale autorisation de la revue Nouvelles questions féministes, où il est initialement paru en 2003 (volume 22, n° 3, Editions Antipodes), sous le titre "Par où attaquer le ’partage inégal’ du ’travail ménager’ ?".

Ouvrages cités

Brousse, Cécile (2000). “ La répartition du travail domestique entre hommes et femmes ”. In Michel Bozon et Thérèse Locoh (Eds.), Rapports de genre et questions de population, I. Genre et population No 84 (pp. 89-106). Paris : INED.

Chabaud, Danièle, Dominique Fougeyrollas et Françoise Sonthonnax (1985). Espace et temps du travail domestique.  Paris : Méridiens.

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Delphy, Christine et Diana Leonard (1992). Familiar Exploitation, a new analysis of marriage in contemporary western societies. Cambridge : Polity Press.

Delphy, Christine, Lilian Mathieu, Violaine Roussel, Sabine Rozier et David Zerbib (2002). “Le travail domestique ne se partage pas, il se supprime ”. In Fondation Copernic (Ed.), Diagnostics pour sortir du libéralisme (pp. 49-61). Paris : Syllepse.

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Gaymu, Joëlle (2000). “ Vieillir en France au féminin ”. In Michel Bozon et Thérèse Locoh (Eds.), Rapports de genre et questions de population, I. Genre et population No 84 (pp. 73-88). Paris : INED.

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