« Ces femmes endurcies et bagarreuses ne sont pas simplement des incarnations féminines de l’agressivité masculine stéréotypée. [...] À sa manière, la blueswoman refuse que lui soit imposée une infériorité basée sur le genre. Lorsqu’elle dessine les portraits blues de femmes dures, elle offre des protections psychiques, elle rejette et discrédite l’intériorisation routinière de la domination masculine », Angela Davis, Blues et féminisme noir, 1998.
Ain’t Dalai Lama
Ain’t Sai Baba
My words are my armor and you’re ’bout to meet your karma, M.I.A., Karmageddon, album Matangi, 2013.
Au début des années 1990, Angela Davis réalise un entretien [1] avec O’Shea Jackson, rappeur de la côte ouest plus connu sous le nom d’Ice Cube. Alors âgé de vingt-trois ans, il vient de quitter la formation N.W.A (Niggaz Wit Attitudes) et de sortir son deuxième album solo, le furieux Death Certificate.
Sur la pochette du disque, Cube observe un corps enveloppé dans un drapeau états-unien. Aux pieds de ce corps, une étiquette désigne le macchabée en lettres capitales : « Uncle Sam ». Bien qu’elle s’intéresse au potentiel subversif et émancipateur de la culture hip-hop, Angela Davis ne fait absolument aucune concession au rappeur dans leur échange. Les questions qu’elle lui pose ne sont pas complaisantes et la conversation est particulièrement stimulante parce que l’on y voit Cube réfléchir, sous l’impulsion de Davis, à l’impact politique de ses textes, de sa musique, mais aussi à la dimension intergénérationnelle de la lutte d’émancipation des Noir·es états-unien·nes.
L’entretien se déroule au domicile du rappeur : Cube a pris place dans un confortable fauteuil, face à une table en verre qui laisse voir des affiches de ses concerts. Derrière lui, son disque de platine et d’autres prix sont accrochés au mur. Ice Cube est vêtu d’un tee-shirt noir à sa propre effigie. Les deux interlocuteur·rices sont décontracté·es et la discussion se veut détendue, sérieuse et courtoise. Angela Davis semble se positionner, peut-être délibérément, comme une grande sœur cherchant à comprendre ce qu’elle nomme « la jeune génération ».
Un de leurs points de divergence réside dans l’usage par Ice Cube d’un registre lexical dont Davis rejette les connotations sexistes. D’ailleurs, si le rappeur souligne avec insistance l’oppression subie par les hommes noirs, il semble conditionner l’émancipation des femmes noires à celle, préalable, de leurs frères. Davis exprime un franc désaccord :
« Je pense que tu exclus trop souvent tes sœurs de ton processus de réflexion. Or, nous n’arriverons nulle part si nous n’y allons pas ensemble. [...] J’ai donné des cours à la prison de San Francisco. Parmi les détenues, il y avait de nombreuses femmes tombées à cause de la drogue. Mais elles étaient totalement invisibilisées. On parle du problème de la drogue en oubliant de mentionner que les personnes qui consomment du crack sont en majorité des femmes. Quand tu parles des façons dont la communauté peut progresser, tu dois parler autant de tes sœurs que de tes frères. »
Leur autre sujet de désaccord assez fondamental repose sur l’usage du mot « nigger » dans les textes d’Ice Cube et, plus généralement, dans la culture hip-hop. Angela Davis estime que sa génération a lutté pour exclure du champ lexical cette terminologie raciste, et elle ne parvient pas à consentir à la possibilité d’un retournement du stigmate : l’injure ne peut pas, selon elle, servir d’étendard à l’expression d’une fierté politique. Ice Cube explique qu’il tend un miroir à la communauté et que, si son rap est traditionnellement qualifié de « gangsta », il préfère quant à lui le définir comme « reality rap » :
« Je veux que la communauté flippe quand elle regarde son reflet dans le miroir et que cette peur lui donne les moyens de changer. »
Alors qu’Angela Davis le questionne sur le rôle possible d’une représentation politique noire, Ice Cube semble pessimiste : à l’engagement politique, il préfère l’engagement dans une éthique personnelle et un self-control conditionnant l’amour de soi qui manquerait à la communauté noire et dont elle aurait un besoin vital. Il trouve les fondements de cette éthique dans le mouvement controversé de la Nation of Islam, une organisation politique et religieuse, caractérisée par une position séparatiste entre Noir·es et Blanc·hes, une vision millénariste et une lecture biaisée des événements sociaux et politiques, incluant des énoncés antisémites récurrents. Malgré son nom, le mouvement n’est reconnu par aucune école théologique musulmane, ni aucune orientation spirituelle établie dans la tradition islamique.
Davis s’abstient de commenter cet engagement qu’elle ne partage manifestement pas. Quand elle l’interroge enfin sur sa responsabilité d’artiste, Cube répond que celle-ci ne consiste pas à « prêcher », mais plutôt à s’auto-éduquer dans l’espoir de pouvoir transmettre un message valable à son auditoire.
La temporalité de l’échange ne permet pas à Angela Davis de discuter des paroles du morceau Black Korea, dont elle conteste le message. La chanson aborde le racisme anti-noir avéré de certains épiciers coréens – dans les années 1990, une jeune fille noire de quinze ans est assassinée par le propriétaire coréen d’une épicerie qui l’accusait d’avoir volé une bouteille de jus d’orange. Ice Cube l’a écrite dans un accès de rage ; dans le texte, il menace de brûler tous les commerces coréens du quartier.
Dans la restitution écrite de l’entretien, Davis exige l’insertion d’un encart :
« Je regrette de n’avoir pas pu aborder le contenu extrêmement problématique de Black Korea dont je ne savais pas qu’il serait inclus dans l’album. Mon travail politique actuel consiste à négocier des alliances transculturelles – tout particulièrement entre personnes racisées [people of color] – et à développer une opposition à la violence haineuse. Si j’avais su que cette chanson allait être incluse dans l’album, j’aurais sans doute posé un certain nombre de questions en lien avec des thématiques qui n’ont pas émergé dans cette conversation. »
La question de la violence a souvent été posée à Angela Davis. Déjà, dans un entretien filmé en 1972, elle s’étonnait du fait qu’on la questionne (encore) sur le recours des Black Panthers à la résistance armée. Face à l’injonction insensée à répondre de ces actions, Davis choisissait de tendre un miroir à la société qui réprouve avec une véhémence hypocrite la violence qu’elle participe pourtant elle-même à générer.