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Militantisme et souci de soi radical

Extrait d’un livre essentiel

par Najate Zouggari
29 février 2024

Comment consacrer un ouvrage à Angela Davis sans ajouter un cierge à l’icône ? Comment rendre hommage sans héroïser la personne ? C’est ce que fait Najate Zouggari dans ce petit livre d’ores-et-déjà essentiel qui parait aujourd’hui et qui s’intitule, tout simplement, Davis. Construit à la fois de façon biographique et thématique, il offre des outils pour garder en nous, en ces temps qui incitent souvent au découragement, la flamme du militantisme. On y trouve des rapprochements et des éclairages précieux, qui contrarieront autant – c’est attendu – les tenants d’un féminisme mainstream, white, néolibéral ou nettoyé au bain du développement personnel, que les radicales et les radicaux en quête de figures héroïques, sans peur et sans reproche. « Vers un féminisme non hégémonique et pluriversel », écrit Najate Zouggari, c’est-à-dire sur la route ou plutôt sur les routes qui nous mènent, loin d’une « conception eurocentrée et libéral, adoptée par un féminisme hégémonique au service des puissant-es » (p. 50), vers une pluralité d’expériences, de pratiques, de modes de pensées, et de formes de résistance. Ce féminisme, nous dit encore l’autrice, prend appui sur « le soin de soi radical », le radical welfare. De quoi s’agit-il ? C’est ce qu’explique Najate Zouggari dans cet extrait que nous reproduisons avec l’amicale autorisation de l’autrice et des Editions Pérégrines, collection Icones. Une soirée de lancement du livre a lieu à la libraire la Petite Egypte ce jeudi 29 février, puis les jours suivants à la libraire Violet and Co et enfin au Salon du livre féministe.

Outre l’amitié, le féminisme pluriversel et non hégémonique prend appui sur le soin de soi – ou le souci de soi – radical (radical selfcare). Il ne s’agit pas de vanter les mérites du bain moussant ou les bienfaits de la manucure, ni d’adopter une perspective néolibérale du soin comme moyen d’être toujours plus performant·e. En 2018, Angela Davis accorde au media Afropunk un entretien dans lequel elle explicite sa vision du soin de soi :

« Pendant longtemps, les militant·es n’ont pas vraiment pensé qu’il était important de prendre soin d’eux et d’elles-mêmes, qu’il s’agisse de leur alimentation, de leur santé mentale, de leur santé corporelle, de leur santé spirituelle, etc. Je sais que certaines personnes ont néanmoins insisté sur ce point. Je pense à l’une des dirigeantes du Black Panther Party, Ericka Huggins, qui a commencé à pratiquer le yoga dans les années 1970 et qui a encouragé de nombreuses personnes, dont Huey Newton et Bobby Seale, à se joindre à cette pratique [...]. Personnellement, j’ai commencé à pratiquer le yoga et la méditation lorsque j’étais en prison. Mais il s’agissait plutôt d’une pratique individuelle ; plus tard, j’ai dû reconnaître l’importance de mettre l’accent sur le caractère collectif de ce travail sur [1] »

Le caractère collectif du soin de soi doit favoriser la guérison des traumas collectifs et favoriser la longévité (à défaut de la garantir) non seulement de l’individu mais du mouvement :

« En développant notre mouvement aujourd’hui, nous créons un terrain propice à l’émergence de nouveaux et nouvelles militant·es ; ce que nous faisons aujourd’hui aura un impact sur ce que les jeunes seront capables de faire demain. Je pense que nous devons nous imaginer lié·es à celles et ceux qui nous ont précédé·es et qui nous suivront. »

Autrement dit, le soin de soi radical et collectif permet de consolider un lien entre générations. Il contribue aussi à « la connexion existante entre la lutte et l’imagination, l’art, la beauté ».

En 2016, à l’occasion de l’exposition Open Engagement à l’Oakland Museum of California, Angela Davis donne une conférence passionnante dans laquelle elle revient sur sa conception du lien étroit qui noue l’esthétique à la pratique politique et au changement social. Elle développe, en particulier, une idée assez fascinante, à rebours de la mentalité masochiste et sacrificielle qui prévaut dans les mondes militants : «  In order to generate power, softness is required. Softness over- comes the hardness. Softness will overcome [2] »

La (regrettée) philosophe Anne Dufourmantelle avait redonné à la douceur une dignité philosophique dans un livre de peu de pages mais d’une grande puissance.

Elle écrivait :

« La douceur est d’abord une intelligence, de celle qui porte la vie, et la sauve et l’accroît. Parce qu’elle fait preuve d’un rapport au monde qui sublime l’étonnement, la violence possible, la captation, la peur en pur acquiescement, elle peut modifier toute chose et tout être. Elle est une appréhension de la relation à l’autre dont la tendresse est la quintessence [3]. »

Cette douceur, qui transforme la peur en pur acquiescement, peut avoir une dignité et une efficacité politique, se manifestant à travers l’interdisciplinarité et la réflexivité.

Dans son discours, Angela Davis cite Emmanuel Kant, auquel elle rend un vibrant hommage tout en mentionnant la réticence de ses élèves à le lire – l’ermite de Königsberg n’étant pas assez révolutionnaire à leurs yeux. Pourtant, Davis défend l’auteur de la Critique de la faculté de juger et sa conceptualisation du jugement esthétique qui a ouvert la voie pour comprendre « notre capacité à être émus par le Beau, notre capacité à utiliser notre imagination par-delà les processus cognitifs ordinaires ».

Davis estime que l’émotion esthétique est, en définitive, l’objectif que doit s’assigner et atteindre la révolution. Elle renverse donc ici le lien habituel d’interdépendance entre art et politique : l’art n’est pas mis au service d’une visée ou d’un projet politique ; il contient déjà, en lui-même, les moyens de notre émancipation, c’est pourquoi il « peut nous aider à décoloniser nos âmes et à trouver de nouveaux langages ».

L’idée que la beauté puisse être un moteur de la libération n’est certainement pas neuve, mais, d’un point de vue empirique, elle demeure encore tout à fait étrangère à de nombreux et nombreuses « professionnel·les » du militantisme – qu’il soit antiraciste ou féministe. Le soin de soi radical collectif auquel nous engage le féminisme pluriversel et non hégémonique d’Angela Davis invite en définitive à renouer avec la part la plus vivante et la plus essentielle de notre volonté d’émancipation.

Notes

[1Voir « Radical selfcare : Angela Davis » sur la chaîne YouTube
Afropunk, 2018.

[2« Générer de la puissance requiert de la douceur. La douceur supplante
la dureté. La douceur vaincra. » Je traduis.

[3Anne Dufourmantelle, Puissance de la douceur, Payot et Rivages, 2013 ;
Rivages poche/Petite Bibliothèque, 2022, p.35.