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Lowie

Hommage à Low, à « Heroes », à Bowie

par Pacôme Thiellement
29 janvier 2017

David Bowie, disparu l’an dernier, sortait il y a quarante ans l’album Low, sans doute son plus beau avec Hunky Dory… Pour fêter cet anniversaire, nous laissons la parole à Pacôme Thiellement.

« En 1978, j’ai pris part, à New York, à une conférence pendant laquelle j’ai défendu l’idée que l’artiste était une sorte de chaman contemporain – quelqu’un dont la tâche est de créer une masse critique de confiance, et ce par tous les moyens. La notion sous-jacente ici est que son travail est de convaincre le public – non pas lui-même, mais eux. Cela suggère un certain détachement par rapport au processus grâce auquel il y parvient. Cette idée fut très impopulaire, les artistes, à l’époque, étant censés être sincères et non manipulateurs, mais elle me resta. Le terme d’abus de confiance a mauvaise réputation, mais il ne devrait pas. Dans la culture, la confiance est le papier-monnaie de la valeur. » Brian Eno [1]

« J’ai du prendre le train de Potsdamer Platz, tu n’as jamais su que je pourrais faire ça, la promenade du Mort, ssis au milieu du Dschungel sur Nürnberger Straße, un homme perdu dans le temps près de KaDeWe, la promenade du Mort. » David Bowie, Where are We Now ?

Septembre 1976. David Bowie est à Berlin. Il a trente ans. Il est parti du jour au lendemain, avec un sac de voyage, laissant derrière lui sa femme, son fils, ses maîtresses, ses amants, ses fans, ses beuveries continuelles entre stars à Los Angeles, sa paranoïa grandissante et l’antipathie de plus en plus prononcée qu’il génère. Même Aretha Franklin, lorsqu’il lui remet un Grammy à New York, dit avec une joie mêlée de répugnance :

« C’est tellement bon, je pourrais même claquer la bise à David Bowie. »

C’est un Do-Wrong Man. Il est tout ce dont nous avons besoin pour aller mal. Il a eu récemment une grande crise de néonazisme messianique et mystique : traçant des swastikas dans la buée des vitres les dimanches de pluie, obsédé par la nuit de Walpurgis et faisant des déclarations intempestives à la presse pour une Angleterre Nationale-Socialiste. Il n’y a que Lennon qui le supporte : normal, il s’y connaît en messianisme et pseudo-nazisme – Jésus, Hitler et Gandhi étaient ses figures de prédilection pour la pochette de « Sgt. Pepper » et la maison de disques les avait refusées.

Finalement, au bout du rouleau, ayant épuisé tous les possibles de la paranoïa synthétique, Bowie débarque dans un Berlin gris comme un film en compagnie du transsexuel Romy Haag. Un de ses buts déclarés est de rencontrer de vrais néonazis mais il est déçu dès que c’est le cas. Sauvé de la fascination morbide du pop fascisme qu’il macérait vraiment depuis Hunky Dory, il sort d’un mauvais rêve et il ne lui reste plus grand chose à faire qu’à se suicider. Mais la preuve qu’il n’est pas bête, Bowie ne se tue pas. Il disparaît. Il s’évapore.

C’est à Berlin qu’il va composer deux de ses plus beaux disques, et certainement ses vrais grands disques : Low et Heroes. Même si ils ont le caractère d’une descente – surtout comparée à l’exaltation prophétique frénétique poussée de Space Oddity à Station to Station – ces deux albums (qu’on pourrait traduire par profil bas et pseudo-héros) sont ses plus légers et ses plus généreux, ceux où Bowie est celui qu’il n’est pas, sans pour autant vouloir se faire passer pour celui qu’il est. Low et Heroes sont des disques de respiration, d’attente inutile et douce, d’ironie liquide et de frêle beauté. Devant la richesse et la simplicité du résultat, on ne sait d’ailleurs plus trop quoi en penser. Si Bowie avait finalement tout fait pour en arriver là. Ou si, au contraire, c’est presque anormal que ce soit sur lui et de lui que de telles merveilles tombent.

Bowie l’Imposteur porte sur lui le poids baroque de la pop et toute l’impermanence consentie qu’elle présuppose. Dans ses meilleurs moments, Bowie fait penser aux aphorismes 278 et 284 de « Par-delà le Bien et le Mal ». Dans ses pires, par contre, on a l’impression que Deleuze a écrit pour lui ses phrases assassines sur les tricheurs hystériques. Mais Bowie n’a pas besoin de nous pour le critiquer. Il s’en charge toujours mieux lui-même, avec d’ailleurs une souveraine distance si l’on considère la récurrence de ses erreurs. Sur la question-clé (masques, devenirs), Bowie avait tout dit sur son grand disque de jeunesse, Hunky Dory :

« Je ne sais toujours pas ce que j’attendais et mon heure courait vite, un million d’impasses, chaque fois que je croyais réussir il semblait que le goût n’était pas si doux, alors je me suis retourné pour me faire face, mais je n’ai pas saisi un regard sur la manière dont les autres peuvent voir le faussaire, je suis trop rapide pour passer ce test. »

Hunky Dory sort en 1972. En dehors du caractère ampoulé de son écriture, bien heureusement contrebalancé par sa qualité mélodique presque enivrante, Changes synthétise parfaitement tout l’enjeu de la pop lorsqu’elle arrive à la conscience de soi. Assumant parfaitement son érudition délirante (Hunky Dory cite à la fois Lennon, Nietzsche, Dylan, le Velvet Underground, Andy Warhol, la Golden Dawn, Crowley, Himmler, Churchill, Garbo) Bowie s’y transfigure comme l’incarnation d’un perpétuel jeu de masques qui flirte avec la mort. Bowie n’a fait que ça de sa vie : changer.

Mais tu parles ! C’est en changeant sans arrêt qu’on nourrit son égo plutôt qu’on s’en délivre. La pop se sachant pop s’épanouit dans la peinturlure jusqu’à s’évanouir : masques de Major Tom, l’homme qui a vendu la terre, Ziggy Stardust, Alladin Sane, Halloween Jack, The Thin White Duke… Comment sortir des masques ? David Bowie est trop intelligent pour passer du travestissement à une chicane d’authenticité : il préfère se fondre aux images de désert. « Heroes » est une chanson cruciale : ses guillemets impriment toute la distance qui sépare désormais Bowie de la tentation d’un héroïsme réel. Les guillemets sont la marque de son génie pop : la légèreté reconquise par-delà la tentation fasciste.

« Heroes » n’est pas un hymne mais la ballade tragi-comique de l’échec. Ca ne veut pas dire qu’il n’a pas cru être un héros : Bowie n’a pas cette prétention et il connaît ses faiblesses mieux que quiconque. Cela veut dire qu’il n’en fait pas plus cas que ça – qu’il acquiert la distance nécessaire qui le « sépare de lui-même » comme l’exigeaient les membres du Grand Jeu. À l’instar des néonazis, les superstars sont des ratés comme les autres. Il ne faut jamais faire trop de cas de ce que les gens pensent ou disent. Il faut s’attacher à la manière dont ils le disent et comment ils le vivent.

Low sort en janvier 1977. Speed of Life, le premier morceau, ressemble à un générique : une sorte de série télévisée glauque à souhait, allemande, et Brian Eno s’y fait attendre. Qu’est-ce que la vitesse de la vie quand nos critères d’évaluation sont éminemment relatifs à ce que nous y faisons ? La rencontre avec Brian Eno et sa violente destitution du caractère sacré, auto-mythique, de la musique populaire est cruciale dans la constitution des meilleurs albums de David Bowie et de leur temporalité propre (languissante, énigmatique, solitaire). Personne depuis les Beatles, et d’une toute autre manière, d’une manière non-enfantine, n’a moins cru à l’héroïsme rock que Brian Eno. Personne n’a moins conspué l’orgueil du rock et son aveuglement sur les limites concrètes de son savoir effectif. Personne n’a moins cru au génie personnel de l’artiste et à la réalité de sa subjectivité ou à ses capacités de maîtrise du réel, mais a compris au contraire le danger que représentait la croyance en ce type de possibilités. Bref : personne n’a été moins fasciste jusque dans ses investissements esthétiques et plus conséquemment non-croyant dans les pouvoirs manifestes du rock que Brian Eno.

Et Sound And Vision, en décrivant un moment de calme et d’attente (« Je m’assiérai et attendrai le don du son et de la vision, et je chanterai, attendant le don du son et de la vision »), recoupe l’état d’esprit qui présidait au Revolver des Beatles comme à la chanson contemplative de Lennon I’m Only Sleeping. Ce qui prouve que le délire néonazi de David Bowie qui précéda cette rencontre essentielle était bien un délire passager et non un désir constituant (sinon celui-ci aurait perduré sous d’autres formes), et même un délire extérieur à la volonté personnelle de Bowie et à son art.

Un délire qui n’était que l’expression d’une intention sous-jacente à toute l’histoire du rock et qui perdurait dans le monde de la pop (on peut dire de la pop ce que Bowie dit à l’héroïne de Breaking Glass dans Low : « Tu es une personne magnifique, mais tu as des problèmes »). C’est-à-dire la paranoïa indissociable de l’expression héroïque mythique de n’importe quelle star, son désir de domination dont la forme écrasante du concert permet l’expression et la satisfaction, l’asservissement inscrit inéluctablement dans le processus même du vedettariat et dont la sortie nécessite une acceptation plus vaste de notre univers et de multiples stratégies d’émancipation. En s’associant avec Eno, ce que David Bowie opère, c’est sa convalescence.

Brian Eno, c’est un fait, n’évalue la qualité d’une chanson pop que relativement à son contexte d’énonciation et sur des critères thérapeutiques. Fait-elle du bien à l’auditeur ? Lui permet-elle de gagner un certain degré d’insouciance ou de sérénité ? Ou au contraire le sature-t-elle d’une dose inutile d’informations auditives accentuant sa misère ? L’épure est une des méthodes d’Eno (il y en aura beaucoup d’autres, le jeu de cartes des « Stratégies Obliques » étant son chef d’œuvre méthodologique). L’ambiant music est une musique pragmatique, qui ne sert plus la volonté personnelle de son auteur, mais la fait disparaître pour accompagner l’existence de son auditeur. Comme il le dit dans le dernier morceau d’« Heroes », The Secret Life Of Arabia, qui boucle la boucle de ce diptyque Bowie-Eno en faisant retour sur le premier morceau de Low (« Je courrais à la vitesse de la vie ») :

« Tu dois voir le film le sable dans mes yeux, je marche à travers un chant de désert où l’héroïne meurt. »

C’est encore de la pop et ce n’est déjà plus de la pop. Alors que le rock est imprégné de l’état d’esprit propre à l’adolescence (relatif aux problèmes d’identité et de maîtrise, à travers la figure du rebelle), la pop enrobe la jeunesse dans l’insouciance continuée de l’enfance. Mais, passé trente ans et les plus grandes désillusions, comment habiter encore cet état d’esprit innocent et joueur ? Les Beatles s’y sont brisé les côtes dans leurs carrières solos et Lennon le premier. Les Residents ont échappé à ce problème par la dépersonnalisation la plus radicale et Frank Zappa par une forme contemporaine de spinozisme, un conatus musical, qui tient également du spectacle des freaks et de l’alchimie.

David Bowie, plus mégalomane, narcissique et paranoïaque que n’importe quelle débutante hollywoodienne, trouvera dans les années 70 la parade nécessaire pour ne pas sombrer dans la bêtise. Son issue, c’est le désert – où toutes les prétentions humaines s’évanouissent, où les héroïnes meurent. Le temps s’y déroule avec une lenteur encore inconnue et délicieuse, et ce qui apparaît pour certains comme l’expression d’une dépression nerveuse n’est pour d’autres qu’une des ruses les plus subtiles de la volupté (les grands pseudo-dépressifs connaissent bien cette douceur). Plus rien ne nous y blesse, si ce n’est le secret : Ce secret qui voyage à la vitesse des anges à travers nos corps, ce « secret douloureux qui me faisait languir » (Baudelaire).

Mais Bowie n’a pas de secret. C’est l’homme des surfaces, des échanges, des masques plats. S’il cesse d’avancer, touche le bout ou pire : lui-même, il doit cesser, et meurt. C’est en Allemagne qu’il va trouver puis perdre à nouveau le sens de la Terre. Jusqu’à « Low », l’œuvre de Bowie était un crescendo vers de plus grandes merveilles, des beautés hystériques qui – d’un trait – prenaient forme et mesure parfaite pour l’auditeur jusqu’au climax cabalistico-cocaïné, « de Kether à Malkuth », de Station to Station qui précéda nos deux chefs d’œuvre. Après « Heroes », commence la descente : Lodger, Scary Monsters et ensuite l’angoisse… À quelques exceptions près (le majestueux Outside, le joyeux Earthling, l’œuvre de Bowie déclinera, témoignera d’une baisse de tension qui ira de pair avec une insuffisance logique et des tactiques de moins en moins risquées et intéressantes. Alors que l’ère des yuppies commence, ces tristes années 80, Bowie quitte Berlin et signe le seul pacte qu’il ne pouvait pas se permettre : devenir un « homme comme les autres. » Autant dire qu’il meurt.

P.-S.

Ce texte est paru dans le livre de Pacôme Thiellement, Pop Yoga, que nous recommandons vivement. Nous le reprenons avec l’amicale autorisation de l’auteur et des éditions Sonatine. « Ce texte, nous précise l’auteur, a été écrit et publié bien avant la publication de Blackstar, qui change le sens de la fin de l’oeuvre de David Bowie. Bien plus beau que Heathen et The Next Day, décisif et bouleversant, Blackstar achève magnifiquement l’oeuvre bowienne sur une prophétie énigmatique, et nous devons à nouveau l’écouter et l’interpréter – de ce côté ci du miroir. ».

Notes

[1« Journal »