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De l’héroïsme et de sa déconstruction

Pour en finir avec la raison d’État mémorielle

par Pierre Tevanian
21 février 2024

De la panthéonisation de Missak Manouchian, il y a maintes raisons de se réjouir. Cela n’interdit toutefois aucunement de voir et penser les FTP-MOI, la Résistance et l’émancipation humaine au-delà de l’individu Manouchian, ni de déconstruire le principe-même du Panthéon et de la panthéonisation, ni de crier haut et fort la tartufferie et la duplicité des panthéoniseurs qui convoquent les icônes du cosmopolitisme, de l’internationalisme et de l’antifascisme au moment même où ils endossent, au présent, une bannière de sinistre mémoire : celle de la « valeur travail », du « ré-armemement démographique » et de la « préférence nationale ». C’est ce que font les lignes qui suivent, initialement parues en conclusion du livre de Pierre Tevanian, Politiques de la mémoire.

Partie précédente : Des limites et mérites de la comparaison

S’il est nécessaire d’ouvrir le « culte des grands hommes » à des icônes moins blanches, moins bourgeoises et moins masculines, une politique de la mémoire digne de ce nom, postulant l’égalité et visant l’émancipation, se doit aussi de déconstruire ce culte lui-même.

Il ne s’agit pas d’abandonner toute dimension cultuelle (j’entends : toute forme de célébration, d’hommage rendu à des figures passées), mais plutôt d’ouvrir le culte à des figures plus collectives (la Résistance et ses divers réseaux, par exemple, au-delà de la personne de Jean Moulin ou de Lucie Aubrac ; les FTP-MOI, au-delà de Missak Manouchian ; le MLF, au-delà de Simone Veil ou Gisèle Halimi), ou même à ces « modes d’individuation non personnelle » que Gilles Deleuze et Félix Guattari ont nommés des « heccéités » [1], et qui peuvent par exemple se matérialiser dans l’espace public par des dates plutôt que par des noms propres – sur le modèle de la station de métro Quatre-Septembre, mais sans arrêter l’émancipation humaine à la proclamation de la Troisième république.

Plutôt que des figures héroïques, individuelles ou collectives, ce sont alors des œuvres qui font l’objet d’une célébration : des manifestations, des révoltes, des déclarations d’indépendance, ou des projets politiques, comme « le sauvetage des juifs bulgares », ou comme cette « Opération Nemesis » dont Soghomon Tehlirian ne fut qu’un des agents [2].

De manière plus radicale, mais toujours sans rompre avec la dimension cultuelle, des formes d’hommage doivent aussi être inventées pour honorer davantage, abstraction faite de tout motif héroïque, des figures individuelles ou collectives de l’humanité ordinaire, comme ces « hommes, femmes et enfants qui ne voulaient que vivre » que chanta Aznavour, simplement fautifs d’être enfants d’Arménie.

Une politique d’émancipation doit enfin concevoir un rapport au passé qui, pour reprendre une typologie nietzschéenne [3], ne soit pas seulement « antiquaire » ou « monumental », mais aussi « critique ». L’histoire critique est en effet, au même titre que la sociologie critique, une alliée irremplaçable pour les luttes d’émancipation, dans la mesure où elle nous aide à démystifier nos lieux de mémoire, à déconstruire les légendes et à déboulonner les idoles, fussent-elles des légendes ou des idoles progressistes. Telle est par exemple la fonction, dans mon livre, d’un court rappel sur le prétendu âge d’or de « l’école républicaine ».

L’hommage et la critique peuvent d’ailleurs s’entremêler de milles façons, car la critique n’empêche pas l’hommage, et réciproquement. Nietzsche l’a souligné : la grande vertu de « l’histoire monumentale » est certes de nous présenter des figures à vénérer, des exemples à imiter, mais à condition de bien penser l’exemplarité et l’imitation. À une imitation servile, se contentant de « reproduire », doit être opposée et préférée une imitation créatrice, radicalement différente : ce qui des figures vénérées doit être retenu et réitéré n’est pas le contenu de l’œuvre, forcément limitée, si belle soit-elle, mais le mouvement qui l’animait, la puissance « intempestive » qui s’y manifesta. Ce qui doit être imité est en somme la capacité qu’ont eue ces figures de cesser d’imiter, et de penser au-delà des modèles qu’on leur proposait. À nous, par conséquent, d’honorer ces grands prédécesseurs et de suivre leur exemple en devenant aussi critiques, inventifs, intempestifs qu’ils avaient eux-mêmes su l’être en leur temps.

Mais que désigne ce « nous » ? Qui est le sujet de cette politique de la mémoire ? La réponse est à la fois simple et compliquée, puisque le « nous » ne préexiste jamais à la lutte mémorielle, mais se constitue au contraire à partir d’une communauté de mémoire et de lutte. S’il se fonde sur un vécu commun, qui est souvent traumatique, marqué en tout cas par la passivité et l’impuissance, c’est dans l’action elle-même qu’il acquière toute sa consistance.

Une chose est certaine en tout cas : le sujet des politiques de la mémoire n’est pas l’État. Celui-ci n’est qu’un destinataire de ces politiques, parfois un auxiliaire, plus souvent un obstacle et même un adversaire. D’un État républicain comme celui dont nous héritons, bourgeois, patriarcal, colonial, très sommairement corrigé et embelli par des luttes ouvrières, féministes, antiracistes et anticolonialistes, on ne saurait attendre, à court terme, une politique mémorielle parfaitement égalitaire – les occasions ne manquent pas de se le rappeler. Les occasions ne manquent pas non plus de rappeler le caractère paradoxal, voire révoltant, de tant de commémorations et inaugurations officielles, où l’on voit l’égalité et la lutte sociale célébrées « au passé » par une autorité politique qui, dans son mandat présent, pratique plutôt l’abus de pouvoir, le démantèlement des acquis et la criminalisation des luttes sociales.

Mais s’il n’est pas raisonnable d’attendre passivement, en toute confiance, en misant sur le bon vouloir de ces autorités, l’attente est pertinente en un tout autre sens, presque opposé : il est légitime d’exiger, et utile de dire cette exigence, afin d’arracher, dans le domaine des politiques publiques de la mémoire, ce qu’on arrache aussi dans les autres politiques publiques : des acquis. Chaque statue d’oppresseur déboulonnée, chaque hommage rendu à des opprimé.e.s, sera l’une de ces conquêtes.

P.-S.

Ce texte est extrait du livre de Pierre Tevanian, Politiques de la mémoire, paru aux Éditions Amsterdam en 2021.

Notes

[1« Il y a un mode d’individuation très différent de celui d’une personne, d’un sujet, d’une chose ou d’une substance. Nous lui réservons le nom d’heccéité. Une saison, un hiver, un été, une heure, une date ont une individualité parfaite et qui ne manque de rien, bien qu’elle ne se confonde pas avec celle d’une chose ou d’un sujet. » (Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux, Éditions de Minuit, 1980, pages 316 et suivantes)

[2Voir Jacques Derogy, Opération Nemesis. La vengeance des Arméniens, Fayard, 1986

[3Friedrich Nietzsche, Seconde considération inactuelle : Sur l’utilité et les inconvénients de l’histoire pour la vie, Folio essais