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Mots interdits

Medz Yeghern, Aghed, Aksor, Tseghasbannoutioun, olaylar, kesim : l’auto-censure arménienne dans la Turquie négationniste

par Nazli Temir Beyleryan
25 avril 2024

L’importante thèse de doctorat soutenu en 2016 par Nazli Temir Beyleryan, portant sur la mémoire individuelle et collective des Arméniens de Turquie, vient enfin d’être publiée sous forme de livre. Cette recherche se base sur des entretiens nombreux et approfondis menés pendant trois ans (2009, 2010, 2011) en Turquie, dans plusieurs villes d’Anatolie et surtout à Istanbul, auprès de trois générations d’Arméniens et d’Arméniennes. Le résultat est aussi vivant et puissant que la rhétorique négationniste de l’État turc est scientifiquement morte et politiquement mortifère. L’autrice retranscrit longuement et fidèlement la parole de ses « enquêté·e·s », et mobilise dans son analyse aussi bien les outils, les concepts et les analyses de la sociologie (les travaux fondateurs de Maurice Halbwachs sur le concept de « mémoire collective », bien sûr, mais aussi les analyses de Pierre Bourdieu sur la domination politique, sociale et symbolique, et son concept d’habitus) que ceux de la philosophie (celle notamment de Jacques Derrida sur le « mal d’archive »), des études littéraires (Zabel Essayan, Marc Nichanian) et de la psychanalyse (Janine Altounian, Hélène Piralian, et bien sûr les analyses de Freud sur le travail de deuil). Il en ressort une dissection implacable du système génocidaire et de sa continuation négationniste, de la terreur d’État et de l’injonction à l’oubli à laquelle est soumise la minorité arménienne, par mille canaux institutionnels (de l’École aux médias, en passant par l’ensemble des rapports sociaux), et des « politiques de rappel » qui assurent la perpétuation du récit national et du silence arménien (notamment le Varlık Vergisi de 1942 et le pogrom d’Istanbul en 1955, ou plus récemment l’assassinat de Hrant Dink). Mais Nazli Temir Beyleryan n’en reste pas là. Tout en dévoilant l’ensemble des mécanismes d’intimidation et de silenciation, leur transmission et leur incorporation, en somme tous les ressorts psychologiques qui poussent à oublier, et désignent même comme impossibles la transmission et la commémoration, elle rappelle que l’oubli est lui-même tout aussi impossible, voire davantage. La condition arménienne apparaît finalement comme un état de tension invivable, et pourtant vécue, indicible et dite pourtant (quand on veut bien entendre, voire solliciter cette parole, en un espace-temps d’interlocution sécurisé, où « tout ce que vous direz » ne sera pas « retenu contre vous »), entre ces deux impossibilités : se souvenir et oublier, en tout cas selon les modalités ordinaires. Attentive aussi bien à l’écrasante puissance d’assujettissement d’un État suprémaciste et négationniste qu’à l’agentivité et la créativité des survivant·e·s et de leurs héritier·e·s pour « malgré tout » se souvenir « comme on peut », et retrouver aussi ces soupapes d’ « oubli vital », là encore « comme on peut », la chercheuse parvient à nous faire comprendre – et même sentir – comment un siècle d’oppression et de résistance, de massacre et de survivance ont façonné des subjectivités, institutionnalisé et routinisé le silence, installé la peur comme une seconde nature et imposé la mélancolie comme ultime refuge pour la mémoire et la transmission ; mais aussi comment, bien au-delà de ce qui est communément entendu derrière des mots-valise comme « résilience », les opprimé·e·s résistent (à armes plus qu’inégales) et inventent (avec les moyens du bord, qui ne sont pas exorbitants) des modes de pensée et d’existence pour vivre malgré tout, et devenir chaque jour qui passe autre chose que des « restes de l’épée » – comme continue de les appeler la « majorité morale » turque. De ce travail important, salutaire, nous proposons un troisième extrait [1], en guise de présentation – et d’invitation à l’acheter, l’offrir, le lire, le méditer, le faire vivre.

Le traumatisme détermine non seulement la relation au présent mais aussi la façon dont les Arméniens perçoivent leur passé. Il détermine de la même manière le langage, en générant une autocensure du langage. En effet, les interlocuteurs ne prononcent jamais le mot « génocide », qui a une connotation puissante d’opposition à l’égard du gouvernement turc. Dans leurs discours, le terme génocide est parfois remplacé par « massacre » (en turc : kesim), parfois, par « les évènements » (olaylar), ou par « déportation » (becayiş, en arménien aksor), ou encore « catastrophe » (felaket, en arménien yeghern ou aghed). Ils utilisent le plus fréquemment le terme de Medz Yeghern qui signifie littéralement la « Grande Catastrophe » (ou bien le grand crime, le grand mal).

Au tout début, vers 1919, le nom utilisé pour qualifier l’événement était plutôt Yeghern, qui dans sa forme commune signifie plus ou moins « pogrom ». Par ce mot, on désignait la série programmée de massacres de 1895 en Anatolie orientale et ceux de 1909 dans la région d’Adana. Kesim est le plus souvent utilisé par les Arméniens turcophones anatoliens. Dans le contexte familial, par contre, le nom le plus courant est aksor, qui, en tant que nom commun signifie « exil » ou « déportation » [2]. C’est, avec Medz Yeghern, le terme qu’utilisent le plus souvent les Arméniens stambouliotes. Les villageois venus d’Anatolie, majoritairement turcophones, parlent eux, de becayiş, qui désigne en turc la déportation.

Le philosophe Marc Nichanian propose le terme Aghed, qui est apparu en 1931. À cette période, à Chypre, vivait l’écrivain Hagop Ochagan. Ce dernier, auteur de l’œuvre Mnatsortats (Ce qui reste ou Les Rescapés) n’allait pas tarder à être perçu comme le plus grand écrivain de langue arménienne du XXe siècle. C’est lui qui le premier nomme l’événement Aghed. Bien entendu, le mot « génocide » n’avait pas encore été inventé. Notons que, dans un texte écrit en arménien en 1927, donc après le génocide mais avant l’invention de ce mot par Raphael Lemkin en 1949, l’auteur Mardiros Saryan (1870-1940) a utilisé pour la première fois le mot génocide en arménien Tseghasbannoutioun.

Le terme génocide a en effet pour racine grecque genos, « naissance », « genre », « espèce », auquel est joint le suffixe cide qui vient du latin caedere et signifie « tuer », « massacrer ». Or le terme Tseghasbannoutioun est construit à partir de la même racine arménienne, tsegh, qui veut dire genre ou race, et esbannelle, qui veut dire tuer ou massacrer. Dans le texte que nous venons de mentionner, Mardiros Saryan se réfère aux événements de 1915 et aux pogroms de Smyrne en 1922, en les nommant donc « génocide » [3]. Nous n’aborderons pas les détails de ce texte, mais il nous révèle que les événements de 1915 étaient déjà considérés par les témoins arméniens comme un génocide. En France, dans la presse écrite arménienne, cette terminologie a vu le jour en 1945, avec la parution d’un article intitulé « génocide ». Chavarche Missakian, rédacteur en chef du quotidien Haratch [4], a rédigé un éditorial annonçant l’invention du terme par R. Lemkin. Il critiquait l’indifférence des juristes vis-à-vis du génocide des Arméniens considéré comme le premier des crimes contre l’humanité. Missakian est celui qui pour la première fois utilise cette terminologie au sein de la communauté arménienne de diaspora [5].

Si nous enregistrons la fréquence des mots utilisés pour le génocide des Arméniens, nous constatons que la plus courante est cette utilisation habituelle de Medz Yeghern ou de « kesim ». Les Arméniens évitent de dire « le génocide » en raison des pressions faites par le gouvernement. Nous savons également que beaucoup d’intellectuels sont condamnés à la prison en raison de cette appellation « interdite », certes pas officiellement mais de manière tacite.

Monsieur Bedros, 97 ans, retraité couturier, né à Sivas et résidant à Istanbul :

« Si on parlait de l’époque de la déportation... Elle s’appelle ‘becayiş’. Tu sais ce que veut dire ‘becayiş’ ? Puisque les Arméniens deviennent enragés on doit changer leur place ! C’est notre époque de ‘kesim’ ».

Madame Nazeli, femme au foyer de 70 ans, vivant à Istanbul :

« Maintenant on dit qu’il n’y a pas eu de ‘kesim’, mais il y en a eu. À vrai dire je n’ai même pas vu un grand-père... C’était la ‘yeghern’ bien évidemment, c’est le ‘Medz Yeghern ’ ».

Ces formulations, Medz Yeghern, Aghed, en arménien et becayiş ou kesim, en turc, utilisées par la plupart des Arméniens, liées à l’invention tardive du concept « génocide » soulèvent l’usage des autres notions pour la désigner. L’inventeur du concept, Lemkin, a trouvé le mot génocide en 1949 et l’a déclaré lors d’une réunion internationale des Nations Unies. Cependant comme nous l’avons déjà précisé, la désignation politique du mot « génocide » est d’un côté d’ailleurs actuellement évitée pour des raisons majoritairement liées à la peur d’être reconnu d’une appartenance politique mais de l’autre côté le terme Medz Yeghern est consciemment choisi pour définir la détermination des Arméniens. De 1920 à nos jours, pour la destruction des Arméniens dans l’Empire ottoman, les éditoriaux mentionnent le plus souvent le terme de Médz Yéghern.

Ce terme constitue donc la terminologie sui generis ou le nom emblématique du génocide des Arméniens, comme le génocide des Juifs est appelé « Shoah ». Ainsi M. Nichanian souligne la différence entre le nom générique (génocide) et le nom emblématique (Auschwitz). Et il soutient qu’un nom générique ne peut pas faire office de nom propre. Et il dit qu’aujourd’hui, sous le coup de la politisation de l’événement, le mot générique est utilisé comme s’il peut désigner cet événement comme un nom propre, tel que « The Armenian Genocide » ou « the Genocide ». Par contre M. Nichanian propose l’utilisation du mot Catastrophe, terme emblématique, en référence à Hagop Oshagan [6].

Ainsi, la pétition de l’appel au pardon aux Arméniens, en 2008, n’était-elle pas une tentative de briser ce tabou, voire une première étape vers sa reconnaissance ? Medz yeghern, terme emblématique employé par ses initiateurs, au-delà de sa terminologie, et au-delà des critiques suscitées a provoqué un grand débat dans la société. Cet événement a été perçu également par les Arméniens comme la preuve qu’« une partie des Turcs intellectuels » est prête à s’interroger sur l’histoire des Arméniens et à entendre leurs réponses, en reprenant, en outre, un terme qui est propre aux Arméniens, Medz yeghern, comme la terminologie « Shoah » l’est aux Juifs.

Nous pouvons ici citer Marc Nichanian, qui souligne la différence entre les termes de « génocide » et de « Grande Catastrophe », cette dernière écrite avec un « C » majuscule. Une catastrophe est ce qui est vécu du point de vue de la victime, le génocide est le nom objectif. Le génocide n’est pas un nom propre et ne pourrait l’être en aucun cas, il est du domaine des historiens. Nichanian poursuit : « Le but et la finalité de la volonté génocidaire sont d’éliminer le témoin. C’est pourquoi cette volonté est vécue comme une catastrophe par la victime » [7]. Dans cette perspective, le vocabulaire utilisé dans la campagne d’excuse évoquée plus haut, est adéquat à la position des victimes.

En outre, il est vrai que le terme de « génocide » est actuellement banalisé dans la société, grâce à ces initiatives encouragées par des intellectuels du pays. Des historiens définis comme « critiques » à l’égard des historiens qui défendent le discours « officiel » sont à la recherche d’une historiographie turque non officielle, et se tournent vers les discours des Arméniens. Nous pouvons citer ici certains pionniers importants, Ayhan Aktar, Halil Berktay, Taner Akçam, Ümit Kurt, Uğur Ümit Güngör, Fuat Dündar etc. ... Ce sont des historiens qui non seulement affrontent les sujets tabous mais aussi manifestent leur engagement aux côtés de la communauté arménienne. La peur et le silence sur ce sujet se sont ainsi ébranlés depuis une quinzaine d’années, bien que le sujet en question conserve sa fragilité.

Sans doute, certains Arméniens, majoritairement dans la nouvelle génération, ont aussi prononcé l’appellation « génocide arménien » avec une dimension politique assumée. Ce noyau fondamental marque une mutation considérable dans l’auto-discours des Arméniens autour duquel s’articulent des réflexions sur les sujets considérés comme tabous.

Nous avons entendu par ailleurs des interlocuteurs impatients, courageux, plus politiques que les autres, n’hésitant pas à utiliser le mot génocide et à manifester leur non-allégeance aux discours officiels. Ceux-ci désirent s’exprimer pour nous transmettre ce qu’ils pensent de la vie sociopolitique passée et présente. Ceux-ci font partie aussi du groupe qui veut oublier le passé et vivre le présent plus calmement, mais ils ont également envie d’une reconnaissance par rapport à leur passé non résolu, pour vivre dans le contemporain sans le traumatisme. C’est la raison pour laquelle ils sont impatients de nous témoigner leurs récits parfois très peu transmis et parfois acquis par un auto-apprentissage.

Nous pouvons regrouper ces impatients en trois groupes. Le premier est celui de la 1ère génération, des personnes les plus âgées nourries des récits transmis plus ou moins par leurs parents. Ce sont des personnes qui n’ont pas vraiment peur de les raconter ouvertement. Elles ont néanmoins des craintes, démontrées par un silence limité dans lequel les phrases sont dites à mots couverts, choisies minutieusement, et elles évitent de prononcer les noms propres pendant la conversation. Avant l’enregistrement des entretiens de cette génération, nous entendons ce type de « préambules » :

« Je vais vous expliquer tout, je vais vous raconter tout sincèrement, franchement. Peut-être qu’il peut m’arriver quelque chose mais comme je suis vieux/ vieille je m’en fiche ».

Les phrases comme celles-ci sont répétées par la plupart des interlocuteurs âgés, afin de montrer leur défi. Donc les gens parmi cette première génération ont transmis leurs témoignages tandis qu’il y avait des gens qui ne parlaient pas de ce sujet tabou.

Par exemple monsieur Aram, 58 ans, nous raconte pour sa part comment sa grand-mère racontait cette histoire de 1915. Elle s’exprimait sur ces témoignages alors que son père ne les lui avait jamais racontés. Il a donc appris son histoire par son aïeule, sa grand- mère, et non pas par son père. À son tour, il n’a pas transmis ce qu’il a appris de sa grand-mère, mais il décide à présent qu’il est temps de partager ces récits avec ses enfants puisqu’ils ont grandi :

« C’est le père de ma mère. Comme je disais, il ne reste personne du côté de mon père. Du côté de ma mère j’ai mes tantes, mes oncles. En 1915, pendant le génocide, les enfants se sont cachés dans les sacs de farine et y sont restés longtemps. Du côté de mon grand-père c’est le même récit mais il ne reste personne aujourd’hui. Je veux dire que mon père ne nous a rien dit. Je me suis demandé pourquoi. À droite, à gauche j’entendais des histoires pareilles mais pas de la part de mon père. Ma grand-mère, quand elle était en colère, nous disait : “As-tu déjà vu une mère défunte allaiter un enfant ? Vous n’avez encore rien vu, rien vécu.”

Ma mère non plus ne disait pas grand-chose. Mais maintenant elle prend la parole d’elle-même, elle raconte ce qui s’est passé au village. Parce qu’elle a vécu en partie les événements. Elle se rappelle et raconte. Cela veut dire qu’elle avait ça quelque part en elle et que ça ressort !
Jusqu’à aujourd’hui, je n’ai rien raconté aux enfants. Maintenant qu’ils ont grandi, ils peuvent apprendre par eux-mêmes, à eux de faire l’effort. On peut toujours en parler mais ni mon père ni moi n’avons jamais inculqué la haine des Turcs. Nous leur avons toujours appris à être pacifistes et humanistes. Nous les avons juste forcés culturellement, à apprendre la langue arménienne ».

Les « impatients » de la troisième génération constituent le second groupe : il s’agit des personnes entre 18 ans et 40 ans qui ont l’intention d’agir d’une manière sociopolitique pour des fins démocratiques, dans la société. Ce « groupe démocrate », sensible aux problèmes sociaux du pays a pour ligne de conduite de s’exprimer, de manifester activement dans les mouvements actuels du pays autour des groupes récemment formés, en particulier après l’assassinat de Hrant Dink, tels que le Norzartonk ou Hadig [8]. Cette nouvelle génération, moins nombreuse mais plus active et courageuse dans l’espace public, a pour but de discuter des sujets concernant les minorités au-delà du cadre « autorisé » en Turquie.

Enfin, dans la deuxième génération de notre échantillon, nous trouvons aussi des Arméniens enclins à extérioriser et manifester sa fureur pour protester contre ce qui s’est passé dans l’histoire, de 1915 jusqu’à aujourd’hui. Ce sont des personnes âgées de 41 ans à 60 ans, qui continuent à vivre au quotidien avec une mémoire traumatisée, qui engendre une fureur à l’égard de l’autrui. La plupart des interlocuteurs sont à la recherche d’une démonstration de la « vérité historique », qui suscite en eux une hystérie et une colère.

Les dires de Rafi, 59 ans, sont des repères importants concernant la mémoire des Arméniens, telle qu’elle existe aujourd’hui en Turquie :

« Après le génocide de 1915, mes deux grands-pères ont été... euh... enfin, voilà, tués à Gemerek (district de Kayseri). C’est un fait, c’est prouvé. L’un de mes ancêtres a été tué à Kayseri, l’autre à Gemerek, mais je ne connais pas leur tombe (il soupire et continue avec hésitation). Je dis toujours : « montrez-moi leur tombe et j’efface les choses de ma tête. Et je dis aux enfants n’oubliez jamais vos grands-parents mais ne nourrissez aucune haine envers cette société. Il ne sera jamais question de haine et de rancune dans notre famille. Mais nous n’arrivons pas à oublier, comment ils nous ont tués, comment ils nous ont dépossédés de ce que nous avions, comment nous sommes arrivés ici... Ma grand-mère racontait cela aussi. Il y avait un chemin à Gemerek, j’y suis allé étant petit, adolescent. Ma grand-mère ne nous laissait pas l’emprunter, ni sa sœur d’ailleurs. Elles nous disaient que c’était un chemin ensanglanté. Elles ne voulaient même pas qu’on le voie... »

Les entretiens avec la génération intermédiaire nous montrent aussi que c’est l’arménité et 1915 qui déterminent le quotidien. C’est un sujet central pour les politisés et ceux qui ont le moins peur. Le rapport entre l’opinion politique des individus et leurs relations quotidiennes avec les autres est déterminé moins par leur couleur politique que par l’arménité.

Ces derniers ont une vision plus optimiste de l’avenir et accroissent leur espoir de la reconnaissance du génocide des Arméniens. Il est très important pour le dernier interviewé que la vérité fasse surface afin de trouver les tombes de ses ancêtres. Seule la reconnaissance du génocide peut apaiser ses souffrances. Mais comme la plupart des interviewés le soulignent, la reconnaissance en question est en premier lieu une reconnaissance identitaire au niveau de la société. Elle est construite en première étape sur la reconnaissance et l’acceptation des Arméniens par la société, en second lieu sur la reconnaissance de leur histoire.

En outre, nous pouvons également avancer l’idée que : l’Histoire vécue de la première génération, des survivants devient une légende, dans le cas de la transmission orale, pour cette génération intermédiaire. Et comme le démontre la sociologue Martine Hovannessian dans sa recherche intitulée Reconquête de l’identité par la pratique de la langue arménienne, ce fait démontre une perte de la culture arménienne parce que les vraies légendes et les vrais mythes n’existent plus, les fêtes (païennes) non plus. Il s’agit d’une transmission, d’une culture basée sur l’Histoire Vécue – qui est une histoire noire, celle du génocide [9].

Donc les récits de vie ne sont pas transmis à cause de la peur, et en raison de la difficulté de transmettre cette histoire sombre. Pourtant, une fois qu’ils sont transmis à la génération suivante, le résultat est que l’ancienne tradition arménienne ou bien les légendes, les fêtes et les us et coutumes, ont disparu pour les nouvelles générations, au profit du génocide. Donc, leur culture commence avec le génocide, et le combat pour sa reconnaissance.

Le témoignage de monsieur Armaş, 49 ans, nous fait part de ce qu’il connaît de 1915 puis des empreintes actuelles. Il conçoit le fait que l’arménité détermine le présent mais a aussi une attente de reconnaissance.

« Mon père et ma mère sont d’Istanbul, mais mes quatre grands- parents sont de Van. Ils ont dû immigrer en 1915. Mes grands-parents sont des gens qui sont restés en vie par hasard. Mon approche politique est « arménienne » dorénavant, et non de gauche ou de droite. J’ai des pensées confuses, je ne veux pas être pessimiste. Je cherche une sortie. C’est pour vous dire, même la publication du quotidien Taraf est une lueur d’espoir pour moi. Alors que les Arméniens sont cyniques, peureux. Ils pourraient même s’offenser des unes de ce journal, de l’ambiance paisible qu’il crée. Au contraire, les articles de ce journal sont une source d’espoir pour nous. Je pense aussi que l’AKP est une chance pour nous. Comparé au parti kémaliste ou au parti nationaliste, je pense que c’est le meilleur parti politique pour nous les Arméniens. Le fait qu’Abdullah Gül [10] soit le président de la République de Turquie, est une chose positive. Le fait qu’il soit allé en Arménie prouve que je suis cohérent avec son propos. Je suis optimiste quand je pense que rien ne pourra résister face à la force du changement ou aux exigences de l’Union européenne. Je sais que rien ne sera pareil dans les années à venir.
Peut-être que dans 25 ans la Turquie sera un pays très agréable, où il fera bon vivre. Mais j’ai des doutes quant aux peines qu’il faudra endurer d’ici là. Qui en souffrira ? Voilà ma préoccupation. Tant que le citoyen lambda ne changera pas, tant que le fasciste de base ne sera pas sensibilisé, choses qui me paraissent impossibles dans un futur proche, ce pays ne changera pas non plus. Mais c’est un pays propice aux mauvaises surprises aussi bien qu’aux bonnes ».

D’un côté, l’interviewé est optimiste pour la société et vit dans l’espoir. Même s’il se laisse gagner par moments par le pessimisme, son moteur premier est son espoir de la résolution du problème arménien et d’un pays plus démocratique.

C’est un sentiment qui est plus fort dans la génération la plus récente, au sein de laquelle on trouve aussi bien des jeunes apolitiques que des jeunes politiquement sensibilisés et qui s’approprient l’histoire arménienne.

Prenons l’exemple d’un jeune appartenant au groupe de Norzartonk. En se définissant comme étant de gauche, il nous explique qu’il s’insurge avant tout contre la négation de l’histoire arménienne. Selon lui, être de gauche revient à chercher les vérités qui sont tues. Et être arménien requiert de toute façon cette recherche. Sa lutte première est de faire reconnaître son histoire et de résoudre la « Question arménienne ». Toujours selon lui, ce problème constitue « la ligne rouge » de la Turquie. Il insiste sur le fait que tous les Arméniens devraient participer à cette lutte.

Püzant, 24 ans, jeune universitaire à Istanbul :

« Je pense être profondément de gauche, un humain en premier lieu. Mais être un Arménien en Turquie exige une posture différente. Ce n’est pas tout à fait du nationalisme, mais plutôt une position politique qui consiste à défendre une identité. C’est une position prise contre les politiques de turquification, contre le racisme. Le génocide arménien constitue « la ligne rouge » de l’État turc. Dire que vous êtes arménien en Turquie c’est s’ériger contre la turquification. C’est donc forcément une posture de gauche. La question arménienne est une question de gauche. Il s’agit d’une reconnaissance. Aborder la question en disant que tel peuple a massacré tel autre en mêlant les Turcs, les Kurdes, les Arméniens, ne nous mènera nulle part. Il y avait une population hétérogène avant 1915, elle est devenue homogène après 1915. Les registres du Patriarcat arménien parlent de deux millions deux cent cinquante mille Arméniens en 1914. Nous parlons de trois cent mille Arméniens dans les premières heures de la République turque, de cinquante mille de nos jours. Où sont ces gens ? C’est de cela qu’il faut parler ».

Il s’agit d’une phase de confrontation à son passé. La culture arménienne reste donc secondaire pour ces Arméniens « courageux ». Leur combat est la manifestation de leur passé qui devient comme une culture. Cette dernière est désormais une « culture du génocide ». Cette manifestation ou bien confrontation du passé n’est pas toujours facile. L’analyse historique du génocide s’est ainsi faite difficilement, même les témoignages ne nous montrent pas cette vérité historique, parce qu’il y a la barrière du silence et de la peur. Bien qu’il y ait une rupture entre la deuxième et la troisième génération, il y a eu pendant bien longtemps un état mélancolique dans la communauté arménienne, une communauté qui n’est jamais arrivée à faire son deuil, et qui est restée mélancolique au sein de la société. L’absence des lieux mémoriels et le tabou pesant sur l’évènement ont empêché le deuil. Toutefois nous savons bien que sans le travail du deuil, un peuple, un groupe n’arrivera jamais à se réconcilier avec lui-même.

P.-S.

Ce texte est extrait du livre de Nazli Temir Beyleryan : La mémoire collective des Arméniens de Turquie. Du génocide au mémoricide, qui vient de paraître aux Éditions L’Harmattan. Nous le reproduisons avec l’amicale autorisation de l’autrice.

Notes

[1Il s’agit des pages 268 à 277 de l’ouvrage.

[2NICHANIAN, Marc, op.cit., p. 88.

[3Mardiros Saryan : Je voudrais ici remercier très vivement Monsieur Kéram Kévonian, qui m’a mise sur la piste de ce texte inédit d’une grande importance.

[4Fondé en 1925, Haratch, Յառաջ, était le premier journal quotidien en langue arménienne d’Europe. En 2009 le journal quotidien a publié son dernier numéro à Paris.

[5Միսաքեան Շաւարշ, « Génocide », Յառաջ Մատենաշարի հրատարակութիւններ, Յառաջ 50, Paris, les Presses du journal Haratch, 1976, p. 183.

[6NICHANIAN, Marc, La Perversion historiographique, Une réflexion arménienne, Paris, Éd. Lignes & Manifestes, 2006, p. 19.

[7NICHANIAN, Marc, op.cit., p. 88.

[8Norzartonk signifie en arménien, « Éveil nouveau » et Hadig signifie « le grain » : il s’agit de deux groupes réunissant des jeunes Arméniens de Turquie, après l’assassinat de Hrant Dink, et qui s’intéressent aux problèmes de la communauté arménienne, aux problèmes de la vie actuelle, aux problèmes politiques et sociaux.

[9HOVANNESSIAN, Denieuil Martine ; PERIGAUD, Jacques ; KRIMIAN, Astrig, Reconquête de l’identité par la pratique de la langue arménienne, Centre de Recherche sur la Diaspora Arménienne, Paris, 1985, p. 53.

[10Abdullah Gül : membre du parti pour la Justice et le Développement (AKP), a été président de la République turque de 2007 à 2014.