Avec enfin le personnage, éminemment sympathique, de Gene Clean (« Gene le Nettoyeur »), la vengeance s’accomplit suivant une stricte application de la loi du talion. Adam Kesher est puni par là où il a fauté : en couchant avec Lorraine, la femme du cinéaste, Gene Clean ne lui inflige rien d’autre que ce que ledit cinéaste a fait à Diane dans la réalité (en séduisant Camilla). Tu as pris la femme d’une autre, un autre va te prendre la tienne. Le scénario, il est vrai, n’est pas une pure invention de Diane : contrairement au personnage de Luigi Castigliane, produit presque intégralement par le travail onirique, et à celui du cowboy, extrapolé à partir d’une simple tenue vestimentaire, le personnage de Gene Clean est construit à partir d’une personne réelle, évoquée par Adam lors de la fête de Mulholland Drive. Il y a bien eu dans la réalité un nettoyeur de piscine, et il y a bien eu une liaison entre ce nettoyeur et la femme du cinéaste. Les déplacements opérés par le travail onirique sont donc plus subtils : c’est la tonalité générale de l’histoire qui est modifiée.
Ce qu’a été dans la réalité cette histoire d’adultère nous demeure inconnu, mais deux versions nous sont proposées : l’une est un souvenir de Diane, le souvenir d’un récit d’Adam Kesher, donc d’une version officielle, possiblement enjolivée par le cinéaste, et l’autre est une réécriture libre produite par Diane en train de rêver. La version d’Adam est un vaudeville qui finit bien pour le mari trompé : « Le juge m’a donné la maison et la piscine, et il lui a laissé le nettoyeur ! J’avais envie de lui offrir une Rolls-Royce ! Il y a des jours où tout vous sourit ! ». La version de Diane est aussi un vaudeville, mais amputé du happy end et augmenté de certains épisodes cocasses permettant de ridiculiser celui qui, devant ses convives, trouve jusque dans ses déboires conjugaux une occasion de remercier le destin et, redisons-le, de faire le malin. Ce sont donc des poncifs du vaudeville qui sont rajoutés par Diane, en particulier une scène de ménage au cours de laquelle le mari trompé se ridiculise. Tout ce que l’expérience d’Adam a pu avoir d’humiliant, de blessant, de douloureux, et qu’il a soigneusement éliminé de son récit, Diane le ramène sur le devant de la scène : le mari surprend sa femme au lit avec Gene Clean, saccage les bijoux de l’infidèle à coups de peinture rose et finit tabassé par l’amant – et c’est ainsi qu’à la conclusion enjouée « Il y a des jours où tout vous sourit » répond, dans le rêve de Diane, cette confidence désenchantée que le cinéaste abattu lâche à sa secrétaire : « Il y a des jours comme ça… ».
Diane n’invente pas non plus le statut social subalterne de cet amant qui a bien été, dans la réalité, un nettoyeur de piscine, mais là encore elle modifie la perspective, en prenant le parti des dominés. Là où Adam Kesher affiche tranquillement son mépris social à l’encontre de son employé, et exhibe sans retenue ses signes extérieurs de richesse (la maison, la piscine, la Rolls-Royce), le rêve de Diane répond d’une part en faisant d’Adam un homme ruiné, dont les comptes en banque ont tous été bloqués, d’autre part en retournant le stigmate : Gene Clean devient une figure positive, celle de l’homme du peuple, simple et sain. Si la piscine peut figurer facilement, par métonymie, l’appartenance de classe d’Adam Kesher, la profession de Gene Clean elle aussi devient tout un symbole : « Gene le nettoyeur » est quelqu’un de propre, et il est un alter ego de Diane, un frère de classe. Comme elle, et comme sa tante Ruth, il travaille à Hollywood (au pays des piscines) mais à une place subordonnée (dans le nettoyage).
Mais Gene n’est pas seulement un « héros de la classe ouvrière » : il est aussi un sage. Sa barbe est celle d’un Bee Gees mais aussi celle d’un Socrate. Comme l’archétype du sage, Gene parle peu et bien, et la réalité ne le prend jamais en défaut. Même dans la plus inconfortable des situations, lorsqu’Adam le surprend au lit avec sa femme, Gene réagit avec un flegme admirable, qui rend l’épisode d’autant plus comique pour le spectateur – et humiliant pour le mari trompé. Sans esquisser le moindre geste de fuite, Gene reste impassible, les bras croisés, et se contente d’un conseil adressé amicalement au malheureux cinéaste, qui semble frappé au coin du bon sens : « Oublie ce que tu viens de voir, c’est mieux pour toi ». Il faudra qu’Adam et sa femme partent se battre dans une pièce voisine pour que Gene daigne finalement se lever et agir, avec le même flegme, la même économie de moyens et la même efficacité : tandis qu’Adam gesticule dans tous les sens, Gene se contente d’un unique coup de poing bien cadré, qui suffit à mettre le cinéaste à terre. Pour ponctuer le geste en beauté, il ne manque plus qu’une ultime sentence, toujours aussi laconique et frappée du sceau de l’évidence : « Ce n’est pas une façon de traiter ta femme, même après ce qu’elle t’a fait ».
Si Diane se figure ainsi le personnage de Gene Clean, si elle en fait ce sage à qui rien ne manque, ni la rareté et la justesse du verbe, ni la sobriété et l’à-propos du geste, ni la barbe, c’est sans doute parce qu’au maniérisme et aux simagrées de la gent hollywoodienne, elle a besoin d’opposer une figure de la « sagesse populaire ». Le contraste est en effet saisissant entre la sobriété et le laconisme de Gene – son cool – et les gesticulations hystériques du servile Vincent Darby, de l’obséquieux Wally Brown, du prétentieux Bob Brooker, du libidineux Woody Katz, de la condescendante Coco et bien entendu du poseur Adam Kesher.