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Racisation et racialisation

Ou comment penser, dire et étudier la fabrication sociale de la race

par Claire Cosquer, Solène Brun
6 décembre 2022

Un jour, un livre : pendant toute la durée du mois de décembre, nous publions chaque jour la présentation et / ou un extrait d’un livre paru cette année, à offrir, s’offrir ou se faire offrir à l’occasion des fêtes de la Saint Nicolas, de Hanoukkah, de Noël, de la Saint Sylvestre, du Noël orthodoxe, du Noël arménien ou à toute autre occasion. Le livre du jour parle de race – une notion récurrente, de plus en plus, dans le débat public, tout en éveillant des inquiétudes en grande partie légitimes : la notion charrie des connotations biologisantes ou culturalistes qui sont au fondement de l’oppression raciste. Mais ce que ne comprennent pas – ou feignent de ne pas comprendre – les adversaires les plus zélés de « la sociologie de la race », c’est que ladite race, lorsqu’elle devient un objet d’étude sociologique, cesse d’être une essence naturelle et immuable, pour apparaître comme une production sociale, historiquement située, mouvante, qui perd en conséquence son caractère d’évidence incontestable et invincible. C’est cela que vient rappeler brillamment le livre de Solène Brun et Claire Cosquer, Sociologie de la race, qui vient de paraître aux Éditions Armand Colin. À la suite de l’imparable « petit livre noir » de Sarah Mazouz, dont il constitue un indispensable complément, ce livre fait plus et mieux que « défendre » un pan de la recherches en sciences sociales qu’il est aujourd’hui de bon ton de placer sur la sellette : telles Diogène démontrant la possibilité du mouvement en marchant, les autrices démontrent la pertinence et la fécondité des « études de race » en nous les présentant, tout simplement – en 128 pages aussi concises que précises, aussi denses qu’intelligibles et agréables à lire. Solène Brun et Claire Cosquer reviennent notamment sur l’histoire du concept de race, ses premiers usages critiques chez des auteur·ice·s comme DuBois ou Fanon, et leur ancrage dans des mouvements sociaux comme le mouvement des Droits civiques ou le Black Feminism. Elles cartographient également avec précision les principales difficultés, contradictions et controverses qui se sont développées autour de l’objet « race » dans le champ des sciences sociales : la question par exemple de la genèse du concept de race, du rôle de la colonisation dans cette genèse, et de la place de la religion ; celle de la terminologie (faut-il dire « race » ou « ethnie », faut-il dire « racisation » ou « racialisation », ou les deux ?) ; la question enfin, particulièrement sensible en France, des « statistiques ethniques » et de leur légitimité. Bien d’autres objets, outils méthodologiques et champs d’études en lien avec « la race » sont présentés avec une grande clarté : des approches qualitatives aux travaux quantitatifs, des études historiques qui « déconstruisent » les essences raciales à la « micro-sociologie » qui introduit « du trouble dans la race » en s’intéressant aux « transfuges de race », en passant par les vertus heuristiques de l’approche intersectionnelle et de la sociologie de la « blanchité », ou pour finir l’importante et délicate question de la place du corps dans la pensée de la race – celle des racistes, ou celle des « racisé·e·s ». De ce livre, qui remplit remarquablement son rôle d’ouvrage « de synthèse », voire « de référence », on ressort instruit·e, grandi·e, et armé·e – contre le racisme ordinaire bien entendu, mais aussi contre les avatars les plus raffinés du racisme, contre ses représentants les plus « lettrés » et contre les gardiens les plus retors et les plus « résistants » du statu quo racial. Nous en proposons, en guise de présentation, un court extrait, consacré à deux notions-clé de l’analyse sociologique du racisme. Deux outils conceptuels qui permettent de penser et dire la construction sociale de la race : la notion de racisation, et celle de racialisation.

Si le terme de racialisation semble faire son apparition dans le vocabulaire anglais à la fin du xixe siècle au sein de l’anthropologie physique [1], il ne sera utilisé par les chercheur·e·s en sciences humaines et sociales que dans la seconde moitié du vingtième siècle.

On le trouve d’abord en 1961 sous la plume de Frantz Fanon, dans Les Damnés de la terre [2], où il n’est cependant ni un concept central, ni l’objet d’une définition précise.

Il est repris en 1977 par le sociologue britannique Michael Banton dans The Idea of Race [3]. Banton définit la racialisation comme le processus social qui conduit à l’invention d’un nouveau mode de catégorisation des populations humaines selon leur « race » et explique qu’il se développe en Europe entre le seizième et le dix-neuvième siècle.

Frank Reeves reprend le terme à son tour dans son ouvrage British Racial Discourse [4], publié en 1983. Il désigne par racialisation le processus selon lequel la race transforme une situation sociale, c’est-à-dire le processus qui rend racial un phénomène qui ne l’était pas auparavant [5]. Cette dynamique est double : à un niveau discursif, la racialisation désigne la place grandissante que la race prend dans les représentations du monde ; à un niveau pratique, la racialisation désigne directement la « formation de groupes raciaux » [6].

Le concept émerge ainsi d’abord dans l’œuvre d’un auteur français, avant d’être repris par des auteurs britanniques, contrairement à ce que le mythe de l’importation états-unienne laisse croire.

Les chercheurs états-uniens Michael Omi et Howard Winant reprennent à leur tour le terme en 1986 avec une définition proche : la racialisation désigne selon eux « l’extension de la signification raciale (racial meaning) à une relation auparavant non classifiée », c’est- à-dire l’assignation d’un groupe social à une catégorie raciale par l’extension du champ d’application de la race [7]. Le concept de racialisation est adossé à celui de « formation raciale », qui désigne le processus historique « selon lequel les catégories raciales sont créées, habitées, transformées et détruites » [8].

La définition de la racialisation demeure toutefois flottante selon les auteur·e·s. Le sociologue britannique Roberts Miles, souvent crédité des développements les plus conséquents du concept, l’utilise plutôt comme synonyme de « catégorisation raciale », pour désigner le processus de forma- tion de frontières entre des groupes construits comme racialement différents [9].

Malgré des variations définitionnelles, les travaux britanniques et états-uniens de la seconde moitié du vingtième siècle s’accordent sur un dénominateur commun : la racialisation désigne la construction de la race comme entité sociale et les processus d’assignation qui la constituent. Par sa dimension dialectique, le paradigme de la racialisation permet de rendre compte de la race comme une catégorie en constante (re)création, selon une approche processuelle et relationnelle : la racialisation crée à la fois le dominant et le dominé. Ainsi comprise, la racialisation est indissociable du racisme comme système de hiérarchisation.

Les travaux français oscillent quant à eux entre les termes « racialisation » et « racisation ». Ce dernier apparaît dans le travail de Colette Guillaumin, où il désigne l’assignation à un statut minoritaire [10]. Chez Guillaumin, le majoritaire et le minoritaire ne sont pas compris au sens statistique, mais définis par un rapport de pouvoir. Les minoritaires sont définis par leur « rapport à la majorité, l’oppression »  [11] et se caractérisent par la particularité. La position majoritaire coïncide, elle, avec la généralité et avec la norme : le majoritaire nomme, catégorise – il racise.

En d’autres termes, le couple majoritaire/minoritaire se superpose au couple racisant/racisé. Colette Guillaumin propose une conceptualisation entièrement relationnelle du racisme et des inégalités raciales et façonne une conception du racisme fondée sur le geste de minorisation. Cette théorisation a influencé les sociologues de l’Urmis (Unité de Recherche Migrations et Société), que Colette Guillaumin rejoint dès sa fondation, parmi lesquel·le·s Véronique de Rudder, pour qui l’avantage du concept de racisation est de « rapporter directement la formation de l’idée de “race” (…) à celle du racisme, comme idéologie et comme rapport social » et de « rend(re) compte du fait que c’est le racisme qui a inventé la catégorie de “race”, et non la “race” qui a servi (…) de prétexte au racisme » [12].

L’utilisation du concept de racisation dans la sociologie française contemporaine pose toutefois le problème de sa coexistence avec celui de racialisation. De fait, la distinction entre les deux concepts n’est pas stabilisée [13] :

 chez plusieurs auteur·e·s, le concept de racisation est manié comme un équivalent de celui de racialisation [14] ;

 pour Christian Poiret en revanche, la racialisation désigne la « face mentale du racisme », c’est-à-dire le « processus cognitif de mise en forme du monde et de définition de la situation », alors que la racisation renvoie à sa « face matérielle », c’est-à-dire aux « pratiques et attitudes orientées et justifiées par la racialisation » [15] ;

 certain·e·s chercheur·e·s, enfin, n’utilisent que le terme de racialisation [16].

Pour notre part, nous utiliserons davantage le terme de racialisation, en souscrivant à la remarque de Sarah Mazouz, selon laquelle « la racisation ne désigne (…) qu’un aspect des processus de racialisation », à savoir l’assignation à une position dominée ou, pour reprendre la terminologie de Colette Guillaumin, minoritaire. En ce sens, les personnes blanches « sont racialisées mais en aucun cas racisées » [17].

Les deux concepts ont toutefois en commun la désignation de l’altérisation radicale comme fondement d’une frontière raciale. Il relève dès lors du travail des sociologues de mettre au jour les structures qui président à la formation de telles frontières, mais également aux conditions de leur maintien et de leur possible bouleversement.

P.-S.

Cet extrait est publié avec l’amicale autorisation des autrices et des Éditions Armand Colin. En voici la table des matières :

Intoduction : Sociologie d’un objet controversé

I. Genèse des études sur la race : des débuts du constructivisme à l’intersectionnalité
 Les premiers jalons du constructivisme
 Penser la racialisation
 Une sociologie marquée par les mouvements sociaux

II. Un concept en débat(s)
 Où et comment est inventée la race ?
 Race et ethnicité, des concepts complémentaires ou concurrents ?
 La race dans les statistiques

III. Ce que la race fait à la sociologie
 D’objet d’étude particulier à rapport social transversal : l’ordinaire de la race
 Race et intersectionnalité
 Les défis méthodologiques d’une analyse sociologique de la race

Conclusion : Refuser l’aveuglement volontaire

Notes

[1Rohit Barot et John Bird, « Racialization : the genealogy and critique of a concept », Ethnic and Racial Studies, vol. 24, no 4, 2001, p. 603.

[2Fanon, Les Damnés de la terre, op. cit., p. 201 ; p. 204 ; p. 207

[3Michael Banton, The Idea of Race, London, Tavistock Publications, 1977.

[4Frank Reeves, British Racial Discourse. A study of British political discourse about race and race-related matters, Cambridge, Cambridge University Press, 1983

[5En ce sens, la racialisation implique la compréhension ou l’interprétation d’un phénomène selon le vocabulaire de la race. Reeves définit par exemple ce qu’il appelle la « racialisation du discours » comme « l’utilisation croissante de certains ou de l’ensemble des éléments suivants : les catégorisations raciales, les explications raciales, les évaluations raciales ou recommandations raciales », Reeves, op. cit., p. 174. Sauf mention contraire, les traductions sont celles des auteures.

[6Reeves, British Racial Discourse, op. cit., p. 174

[7Michael Omi et Howard Winant, Racial Formation in the United States, New York, Routledge, 1986, p. 64.

[8Ibid., p. 110.

[9Sur ce sujet, voir l’introduction de l’ouvrage de Sarah Mazouz, La République et ses autres : Politiques de l’altérité dans la France des années 2000, Lyon, ENS Éditions, 2017

[10Colette Guillaumin, L’Idéologie raciste, La Haye, Mouton, 1972. 13. Ibid., p. 119

[11Ibid.

[12Véronique de Rudder, « Racisation », Vocabulaire historique et critique des relations inter-ethniques, Cahier n° 6-7, Pluriel-recherches, Paris, L’Harmattan, 2000, p. 111

[13Jean-Luc Primon, « Ethnicisation, racisation, racialisation. Une introduction », Faire Savoirs, no 6, 2007, p. 3-14.

[14Voir Pierre-André Taguieff, La force du préjugé. Essai sur le racisme et ses doubles, Paris, Gallimard, 1987 ; Pfefferkorn, « Rapports de racisation, de classe, de sexe… », art. cit.

[15Christian Poiret, « Les processus d’ethnicisation et de raci(ali)sation dans la France contemporaine : Africains, Ultramarins et “Noirs” », Revue européenne des migrations internationales, vol. 27, no 1, 2011, p. 107-127

[16Horia Kebabza, « L’universel lave-t-il plus blanc ? : “Race”, racisme et système de privilèges », Les cahiers du CEDREF, no 14, 2006, p. 145-172 ; Clerval, « Rapports sociaux de race et racialisation de la ville », art. cit. ; Marie Peretti-Ndiaye, « Race, racisme, racialisation : que nous disent les discours ? », Revue européenne des sciences sociales, vol. 54, no 1, 2016, p. 103-128

[17Sarah Mazouz, Race, Editions Anamosa, 2021., p. 49.