Si le terme de racialisation semble faire son apparition dans le vocabulaire anglais à la fin du xixe siècle au sein de l’anthropologie physique [1], il ne sera utilisé par les chercheur·e·s en sciences humaines et sociales que dans la seconde moitié du vingtième siècle.
On le trouve d’abord en 1961 sous la plume de Frantz Fanon, dans Les Damnés de la terre [2], où il n’est cependant ni un concept central, ni l’objet d’une définition précise.
Il est repris en 1977 par le sociologue britannique Michael Banton dans The Idea of Race [3]. Banton définit la racialisation comme le processus social qui conduit à l’invention d’un nouveau mode de catégorisation des populations humaines selon leur « race » et explique qu’il se développe en Europe entre le seizième et le dix-neuvième siècle.
Frank Reeves reprend le terme à son tour dans son ouvrage British Racial Discourse [4], publié en 1983. Il désigne par racialisation le processus selon lequel la race transforme une situation sociale, c’est-à-dire le processus qui rend racial un phénomène qui ne l’était pas auparavant [5]. Cette dynamique est double : à un niveau discursif, la racialisation désigne la place grandissante que la race prend dans les représentations du monde ; à un niveau pratique, la racialisation désigne directement la « formation de groupes raciaux » [6].
Le concept émerge ainsi d’abord dans l’œuvre d’un auteur français, avant d’être repris par des auteurs britanniques, contrairement à ce que le mythe de l’importation états-unienne laisse croire.
Les chercheurs états-uniens Michael Omi et Howard Winant reprennent à leur tour le terme en 1986 avec une définition proche : la racialisation désigne selon eux « l’extension de la signification raciale (racial meaning) à une relation auparavant non classifiée », c’est- à-dire l’assignation d’un groupe social à une catégorie raciale par l’extension du champ d’application de la race [7]. Le concept de racialisation est adossé à celui de « formation raciale », qui désigne le processus historique « selon lequel les catégories raciales sont créées, habitées, transformées et détruites » [8].
La définition de la racialisation demeure toutefois flottante selon les auteur·e·s. Le sociologue britannique Roberts Miles, souvent crédité des développements les plus conséquents du concept, l’utilise plutôt comme synonyme de « catégorisation raciale », pour désigner le processus de forma- tion de frontières entre des groupes construits comme racialement différents [9].
Malgré des variations définitionnelles, les travaux britanniques et états-uniens de la seconde moitié du vingtième siècle s’accordent sur un dénominateur commun : la racialisation désigne la construction de la race comme entité sociale et les processus d’assignation qui la constituent. Par sa dimension dialectique, le paradigme de la racialisation permet de rendre compte de la race comme une catégorie en constante (re)création, selon une approche processuelle et relationnelle : la racialisation crée à la fois le dominant et le dominé. Ainsi comprise, la racialisation est indissociable du racisme comme système de hiérarchisation.
Les travaux français oscillent quant à eux entre les termes « racialisation » et « racisation ». Ce dernier apparaît dans le travail de Colette Guillaumin, où il désigne l’assignation à un statut minoritaire [10]. Chez Guillaumin, le majoritaire et le minoritaire ne sont pas compris au sens statistique, mais définis par un rapport de pouvoir. Les minoritaires sont définis par leur « rapport à la majorité, l’oppression » [11] et se caractérisent par la particularité. La position majoritaire coïncide, elle, avec la généralité et avec la norme : le majoritaire nomme, catégorise – il racise.
En d’autres termes, le couple majoritaire/minoritaire se superpose au couple racisant/racisé. Colette Guillaumin propose une conceptualisation entièrement relationnelle du racisme et des inégalités raciales et façonne une conception du racisme fondée sur le geste de minorisation. Cette théorisation a influencé les sociologues de l’Urmis (Unité de Recherche Migrations et Société), que Colette Guillaumin rejoint dès sa fondation, parmi lesquel·le·s Véronique de Rudder, pour qui l’avantage du concept de racisation est de « rapporter directement la formation de l’idée de “race” (…) à celle du racisme, comme idéologie et comme rapport social » et de « rend(re) compte du fait que c’est le racisme qui a inventé la catégorie de “race”, et non la “race” qui a servi (…) de prétexte au racisme » [12].
L’utilisation du concept de racisation dans la sociologie française contemporaine pose toutefois le problème de sa coexistence avec celui de racialisation. De fait, la distinction entre les deux concepts n’est pas stabilisée [13] :
– chez plusieurs auteur·e·s, le concept de racisation est manié comme un équivalent de celui de racialisation [14] ;
– pour Christian Poiret en revanche, la racialisation désigne la « face mentale du racisme », c’est-à-dire le « processus cognitif de mise en forme du monde et de définition de la situation », alors que la racisation renvoie à sa « face matérielle », c’est-à-dire aux « pratiques et attitudes orientées et justifiées par la racialisation » [15] ;
– certain·e·s chercheur·e·s, enfin, n’utilisent que le terme de racialisation [16].
Pour notre part, nous utiliserons davantage le terme de racialisation, en souscrivant à la remarque de Sarah Mazouz, selon laquelle « la racisation ne désigne (…) qu’un aspect des processus de racialisation », à savoir l’assignation à une position dominée ou, pour reprendre la terminologie de Colette Guillaumin, minoritaire. En ce sens, les personnes blanches « sont racialisées mais en aucun cas racisées » [17].
Les deux concepts ont toutefois en commun la désignation de l’altérisation radicale comme fondement d’une frontière raciale. Il relève dès lors du travail des sociologues de mettre au jour les structures qui président à la formation de telles frontières, mais également aux conditions de leur maintien et de leur possible bouleversement.