Pour moi, un marqueur de gauche aujourd’hui, c’est assumer qu’on soit des élus des couches populaires et que nos villes restent populaires.
Concrètement, cela se traduit comment ?
Je n’utilise plus le terme de mixité sociale. Je ne dis plus qu’il faut un « équilibre » pour que les gens vivent mieux. Par rapport à la période précédente, à celle de votre livre, la différence est nette : je ne dis plus : « Il faut des couches moyennes pour aider les couches populaires » mais : « Il faut que les couches moyennes acceptent de vivre avec les couches populaires aujourd’hui. »
Dans leur propre intérêt. Les « couches moyennes » ont aussi intérêt au logement social, leur droit à la métropole en dépend. Parce que la baisse du pouvoir d’achat, qui frappe les couches populaires, touche aussi les « couches moyennes ». Donc voilà, c’est une alliance de classe que j’essaye de former. Je ne veux plus culpabiliser les couches populaires comme on le faisait à travers le vocable de la mixité sociale qui servait à dire : ça ira mieux pour vous quand les couches moyennes viendront vivre ici, donc quand toute une partie d’entre vous ne sera plus là. On leur disait : votre salut, c’est les autres.
Aujourd’hui je dis : il faut mettre plus de moyens là où il y a plus de besoins. Et donc j’assume de continuer à construire du logement social, de refuser d’en vendre, de refuser d’en détruire, hormis pour des raisons urbaines, mais pas de destructions pour diminuer l’offre de logement social sur la Ville.
Ça, c’est la décision la plus emblématique de notre choix politique de rester une ville populaire : nous voulons empêcher la gentrification de la ville. Si l’on veut que les couches populaires et les « couches moyennes » continuent d’habiter dans la métropole du grand Paris, il faut garder une forte proportion de logement social […].
Par rapport à votre livre, c’est un aspect des choses qui a beaucoup changé. Dans les années 1990, on avait ce complexe d’avoir trop de logements sociaux. Alors qu’aujourd’hui je peux affirmer que je n’ai pas assez de logements sociaux. Mais c’est vrai que les occupants du logement social peuvent eux-mêmes le critiquer en disant qu’il y en a trop, que c’est le bordel dans la ville, que le logement social, c’est pour les cas sociaux, etc. […]
« On ne fait plus de différences sur les origines »
La municipalité reste le principal pourvoyeur de logements à Gennevilliers. Comment traitez-vous à égalité, donc en les reconnaissant toutes comme légitimes, les demandes de logement social ?
Pendant longtemps, on n’a pas considéré les habitants de Gennevilliers d’origine étrangère comme des Gennevillois égaux aux autres, qui allaient faire souche dans la ville donc y rester à vie. C’est cela qui a conduit à des politiques discriminatoires qui ont fait ce rendez-vous manqué avec les cités. Maintenant, on ne fait plus de différences sur les origines. Allez dans une cage d’escalier d’HLM, la population logée dans l’Office HLM reflète la population de la ville. […]
On a fait sur la ville, dans le service logement, un système à points et je vais le développer durant cette année à l’Office HLM. En gros, en fonction de votre situation, vous avez tant de points, tant de points si vous avez un handicap, tant de points selon vos revenus, selon le nombre de vos enfants, etc. Cela permet de choisir en commission entre des dossiers qui ont le même nombre de points. Ces dossiers sont présentés de façon anonyme dans la commission, les noms des demandeurs n’apparaissent pas.
L’objectif, c’est bien d’éliminer les inégalités liées aux origines, à la couleur de peau, aux noms, mais aussi au piston. Que tout cela disparaisse totalement sur la ville. Au niveau du traitement des premières demandes, ça marche bien. Il faut maintenant mettre en place ce système à points au sein de l’Office HLM pour gérer les demandes d’échange de logement au sein même du parc municipal. Ce système sera mis en place dans l’année qui vient, c’est inéluctable […].
« On peut être battu par ceux qu’on défend »
Je regardais les résultats des dernières municipales (mars 2020) : vous avez été élu au premier tour mais le taux d’abstention est très élevé. Ce n’est pas propre à Gennevilliers, c’est vrai dans beaucoup d’autres villes populaires : les ouvriers et les employés, surtout quand ils se confrontent à des difficultés économiques et sociales fortes, se détournent de la politique institutionnelle, ils n’y croient plus…
C’est vrai et faux ce que vous dites parce qu’à la présidentielle, on n’a pas ça. À Gennevilliers, la participation à la dernière présidentielle a été de 80 % [1]. Vos collègues ont montré cela en étudiant le vote dans une cité de Saint-Denis [2] : l’abstention ne veut pas dire refus de la politique et pas forcément non plus refus de la politique municipale. La vraie question, c’est la dynamique sociale du vote, son sens pour les électeurs. À Gennevilliers, l’abstention a été un peu moins forte qu’à Bagneux par exemple [3]. Les gens ont senti que par leur vote, ils défendaient aussi le logement social, la ville populaire, le droit à la ville, qui étaient au centre de notre campagne et qui seront les pierres angulaires de mon mandat. Mais c’est vrai aussi que pour beaucoup d’autres, l’idée qu’on serait réélu a été très démotivante […].
Aujourd’hui, vous diriez que vous êtes élu par qui ?
Alors les couches moyennes votent pour nous : les profs, les enseignants, les travailleurs sociaux, ces catégories votent pour nous sauf une petite partie qui peut voter à l’extrême gauche. En tout cas, les bureaux où le vote est le plus en notre faveur sont souvent les bureaux où votent ces couches moyennes. En même temps, c’est aussi là que nos opposants de droite font leurs plus hauts scores […].
On peut être battu par défaut de participation de ceux qu’on défend. Le différentiel de mobilisation entre les électorats joue évidemment contre nous : c’est dans les cités que l’on vote le moins et dans les copropriétés que l’on vote le plus […].
Mais les couches populaires votent encore pour nous, sinon on ne ferait pas 60 %. Mais moi mon problème, c’est de savoir pourquoi l’abstention est si forte dans les quartiers alors qu’ils pourraient voter pour nous. Je crois vraiment qu’ils pourraient voter pour nous. Qu’est-ce qui pourrait faire que leurs habitants se déplacent pour voter ? C’est toute la question… On fait régulièrement des campagnes pour les inscriptions, on fait des campagnes dans le magazine municipal […].
Mais même les gens inscrits ne votent pas massivement. Le ressort est sur le geste et dans la dynamique sociale. Bon, après, l’intensité de l’enjeu n’est pas énorme non plus. Les gens se disent : « De toute façon, il va être élu. » […]
Plus qu’en 2014, on a reçu un bon accueil dans les catégories populaires, mais ça ne s’est pas traduit dans les urnes et il ne suffit pas d’évoquer le virus. La covid-19 m’a pris deux points, surtout chez les plus âgés, mais pas beaucoup plus. On n’a pas réussi à faire venir aux urnes tous ces gens qui nous ont soutenus, souvent avec envie. Pourquoi ? C’est pour moi une vraie interrogation.
« À Gennevilliers, les Communistes c’est l’institution »
Au premier tour des municipales la droite n’a pas non plus progressé de manière massive, mais elle s’est recomposée : la liste Nkonda, en gros l’UDI, reprend les voix des Républicains [4]. La plus grosse surprise, c’est la liste conduite par Nasser Lajili. Je pensais qu’elle allait s’effondrer mais non : le vote s’est consolidé en sa faveur. Et c’est pour moi en lien avec votre livre…
C’est un résultat pas très agréable. Nasser Lajili bénéficie surtout d’un vote « jeunes », qui détestent les communistes, qui détestent le pouvoir en place et qui sont en capacité de se mobiliser. Et son ressort, c’est aussi de dire : « C’est notre tour, c’est à nous de diriger ». Je comprends ce vote aussi comme ça. Ça existe ailleurs : par exemple à l’Île-Saint-Denis, il y a ce même type de vote, de même niveau. Pour moi, on est toujours dans le prolongement du rendez-vous manqué entre la gauche et les cités. Ces jeunes ont des difficultés, et une partie des jeunes qui réussissent se font les porte-parole de ces jeunes en difficulté, ils les voient comme des jeunes à défendre, ce qui est bien. La question pour moi, c’est d’arriver à travailler avec ces porte-parole pour créer ensemble du bien commun.
Cette liste était soutenue par la France insoumise…
Oui, mais je ne suis pas persuadé que son résultat est lié à la mobilisation d’un vote France insoumise. Nasser Lajili a capitalisé davantage sur un vote anti-municipal que sur une coloration France insoumise. Je crois que cette liste a comme ressort le « dégagisme » local plus qu’une revendication France insoumise […].
Nasser Lajili a fait campagne sur l’idée « Pour des élus qui vous ressemblent ». On sent bien à quoi il fait appel quand il dit ça. Mais je ne parle pas de vote communautaire parce que je ne crois pas – pour parler clairement – à un vote musulman uniforme : il y a des musulmans de droite et d’autres de gauche, il y en a qui veulent des musulmans à la tête de la ville et d’autres qui disent « surtout pas ça ». Mais il y a une tentative de faire exister localement le vote dit communautaire […].
En fait, le vote pour Nasser Lajili, je le mets sur le même plan que les Gilets jaunes qui disent leur manque de confiance dans les institutions. Or à Gennevilliers, les Communistes c’est l’institution. On a la volonté de faire de la politique différemment et en même temps on est perçu comme « les autres », du moins par une partie de la population qui souffre.
Est-ce que la bataille avec Nasser Lajili ne se joue pas aussi sur le fait que votre liste reste ancrée dans les classes moyennes alors que sa liste à lui parvient à représenter les gens des quartiers ?
Si vous regardez bien, il n’y a pas sur sa liste des gens plus ordinaires que sur ma liste. Je ne crois pas qu’il y ait une grande différence sociologique. Les 2e et 3e sur la liste Lajili sont des jeunes cadres. Je ne crois pas qu’il y ait une grosse différence. Il a la même difficulté que nous. Et, à la limite, il complète sa liste à la fin…
Il y a une autre menace qui se profile, c’est une alliance entre la liste de Nasser Lajili et la liste UDI. Une telle alliance peut avoir des effets redoutables, on l’a vu à Bobigny…
J’ai toujours pensé qu’à Gennevilliers, on n’est pas à l’abri de ce qui s’est passé à Bobigny [5] ou à Saint-Ouen [6]. L’avantage qu’on a ici n’est pas idéologique, il tient d’une part au fait qu’on a des moyens pour mener des politiques municipales, ce que n’ont pas forcément les autres villes, et d’autre part au fait qu’on a perçu plus tôt cet enjeu du rendez-vous manqué de la gauche et des cités, ce qui nous a permis d’essayer de réparer les choses dès le premier mandat de Jacques Bourgoin [7] […].
Nasser Lajili intègre le Conseil local de la jeunesse mis en place par Jacques Bourgoin puis me rejoint dans Alternatives citoyennes quand je quitte le PC, en 2003, et il devient conseiller municipal dans le deuxième mandat de Jacques Bourgoin. C’est pour vous dire que déjà, depuis l’époque de Jacques Bourgoin, on a cet enjeu en tête de faire monter des porte-parole des quartiers, ce qui nous permet peut-être de résister un peu mieux qu’ailleurs, d’être moins perçus comme des dirigeants blancs dans une ville habitée par « les minorités ».
À quel moment Nasser Lajili devient-il votre opposant ?
Aux cantonales de 2011, il est candidat contre Jacques Bourgoin. C’est une surprise pour nous et aussi un coup dur : on le pensait avec nous. À sa décharge, l’accueil dans l’équipe n’a pas été forcément excellent, les élus le prenaient un peu de haut, ils n’étaient pas forcément en aide. Il a dû y avoir cassure… Parce qu’on croit que c’est facile, qu’il suffit d’être élu et puis c’est fait. La confrontation à la réalité peut être compliquée. Et puis dans les rapports humains, on n’est pas toujours soutenu par les élus plus anciens, qui ne vivent pas les réalités du terrain de la même façon. Nasser était dans l’urgence comme on l’est quand on débute, il avait une volonté d’aider rapidement, il était attendu par ceux de son quartier… Mais si on n’a pas d’expérience politique notamment dans le rapport à l’administration – parce que Nasser n’a pas une grande expérience du travail des administrations –, on se plante : il ne suffit pas d’avoir la volonté de faire pour que les choses avancent. Et l’administration ne l’a pas non plus beaucoup aidé. Mais certains élus étaient avec lui. Il y avait cinq-six personnes à qui il aurait pu se raccrocher. Moi-même, s’il l’avait souhaité… Mais je crois aussi qu’il a été un peu poussé à s’engager contre nous par l’ancien directeur du service jeunesse, il l’avait formé un peu, et celui-ci nous en voulait beaucoup qu’on n’ait pas fait de lui un adjoint au directeur général des services. Il bosse maintenant à la mairie de Paris. Et depuis il fait tout ce qu’il peut pour se venger. Il a soutenu le député socialiste, il a été son suppléant, il a aidé Nasser dans sa dernière campagne…
Mais attention, je ne dis pas que la liste Lajili n’exprime que de la rancœur. Pour moi, cette liste représente en partie la question sociale, les oubliés de la société, les précaires. C’est pour ça que je refuse de voir dans cette liste soit quelque chose de communautaire soit seulement l’expression d’ambitions personnelles. C’est plus complexe. En même temps, cette liste parvient à exister parce qu’elle est dans l’opposition. Je ne suis pas sûr qu’elle y parviendrait aussi bien si elle s’associait à nous, dans le travail municipal. Moi, j’avais souhaité une réunion avant les municipales, avant la constitution des listes, mais de leur côté il n’y a pas eu cette volonté et c’est normal : je ne vois pas comment on peut être dans le dégagisme et en même temps faire alliance avec la majorité […].
« Je rends visible une fin de discrimination »
Vous évoquez ces propos de campagne promettant aux habitants une ville qui leur ressemble. Cette question-là de la représentation ethnoculturelle, comment se pose-t-elle à vous ?
Quand j’ai fait ma liste, oui, j’ai cherché à avoir des gens qui sont noirs, pour parler clairement, et plus de gens d’origine maghrébine, et l’enjeu pour moi c’était aussi de leur donner des responsabilités importantes. C’est un enjeu politique : faire en sorte que les populations d’origine non européenne ou non blanche se sentent représentées sur la liste. Et pas par « clientélisme », mais parce qu’il est normal qu’un Noir voie qu’il y a des Noirs sur la liste, surtout dans une société où ceux-ci sont discriminés. Mon objectif est de faire en sorte que la population de la ville dans son ensemble ressente qu’il n’y a pas de discrimination à Gennevilliers. Je rends visible une fin de discrimination.
Comme pour les femmes : à partir du moment où l’on ne s’impose pas cette obligation d’assurer leur présence en politique, on les ignore. Donc il faut se créer cette obligation. Pour la première adjointe, j’ai fait appel à une femme. Pour la prochaine élection départementale, il faudra que la candidate soit une femme d’origine maghrébine. C’est pour moi un enjeu politique fort. C’est pour cela qu’on a proposé à une militante gennevilloise d’origine marocaine d’être responsable de la section locale du Parti communiste.
En me fondant sur la consonance du nom et du prénom, je compte parmi les adjoints et les conseillers municipaux élus en 2014 huit femmes ou hommes d’origine extra-européenne, maghrébine ou africaine, 8 sur 38. Quel est ce nombre dans le nouveau conseil municipal ?
Je n’ai pas un décompte précis de la diversité. Mais si je regarde ma liste des adjoints et des conseillers et que je compte comme vous, j’arrive à 14 élus dont le nom n’est pas « gaulois » ou qu’on ne classerait pas parmi les Blancs. 14 sur 36. Bon… Sur la composition du conseil municipal comme du personnel communal dans son ensemble, je ne pense pas qu’on soit encore attaquable sur le plan de la diversité. Sur les directions des services, on est bon sur les origines et aussi sur le genre puisqu’on arrive à la parité. À la Direction générale des services, il y a encore des efforts à faire, mais Jacques Bourgoin avait déjà commencé à faire évoluer les choses en embauchant des cadres d’origine maghrébine […].
Maintenant si vous me demandez si cette ouverture à la diversité a changé quelque chose, non, je ne crois pas. Je ne crois pas que cette ouverture, qu’il faut faire, soit perçue par la population. Pour parler clair, la tête de liste – c’est-à-dire moi – efface cette fin de discrimination d’une certaine façon. Pour ceux qui votent pour améliorer la représentation de telle catégorie de la population, la tête de liste est toujours la même. De ce point de vue, la liste opposante peut dire que c’est toujours les mêmes têtes… Mais c’est ne pas voir que les adjoints ont changé dès 2014, que l’équipe a été renouvelée en profondeur […].
Mais mon objectif n’est pas simplement d’ouvrir la liste, c’est aussi de favoriser l’accès aux responsabilités. J’essaye d’éviter la caricature en n’affectant pas aux élus d’origine quelque chose les postes qui concernent l’immigration […]. Je fais aussi en sorte qu’il n’y ait plus des élus de premier rang et des élus de second rang. Donc il y aura des conseillers municipaux qui auront des délégations aussi importantes, voire plus, que les adjoints. Tous les lundis, c’est l’ensemble des conseillers municipaux qui se réuniront au bureau municipal et plus seulement les adjoints. En gros, je fais disparaître les adjoints, pas seulement formellement mais aussi dans le fonctionnement réel.
« À l’époque, c’est vrai qu’on allait chercher les gens de la diversité à l’extérieur du PC »
Aujourd’hui, la difficulté qu’on rencontre n’est plus tant de promouvoir des élus d’origines diverses mais des gens qui pensent à gauche. On est une formation politique de gauche, nous devons nous entourer de personnes qui partagent nos valeurs. Les idées dominantes dominent et dans la société française ces idées sont libérales, donc autant c’est facile pour les listes de droite de promouvoir des personnes d’origine maghrébine ou africaine libérales, autant pour nous, c’est plus compliqué. Alors c’est certainement moins compliqué à Gennevilliers parce qu’on reste une formation politique qui conserve un peu d’hégémonie, comme dirait Gramsci, et donc il y a une empreinte de gauche dans les familles, mais ça reste plus dur pour nous […].
Parmi tous ces élus dits de la diversité, certains sont au PC ?
Oui, bien sûr. Sur les 36 élus de la majorité, 17 sont membres du PC et parmi eux, pour devancer votre question, 6 sont d’origine maghrébine ou africaine si comme vous je me base sur les noms et prénoms […]. On a eu une vague d’adhésions en 2014 au moment de la présidentielle, liée en partie à notre soutien à Mélenchon, et on a gardé ces adhésions, en grande partie. Par exemple, notre secrétaire de section s’est révélée à ce moment-là […].
Quand vous étiez responsable de section à Gennevilliers (1992-1996), cette présence était déjà là ?
Oui, il y avait même plus d’adhérents d’origine magrébine. Mais il y avait aussi plus d’adhérents au PC. À mon époque, il y avait 1 200 adhérents, aujourd’hui ils doivent être 300. Par contre, la question ne se posait pas de donner des responsabilités municipales aux militants d’origine maghrébine. Il y avait un regard encore un peu en biais sur les jeunes issus de l’immigration. Il n’y avait pas une confiance absolue, c’est peu de le dire…
Aujourd’hui, il y a moins de militants dans la section mais plus de gens de la diversité…
Oui, c’est certain. Je pense même qu’ils sont majoritaires maintenant dans la direction de la section. Donc ça aide, forcément, ça aide pour composer le bureau municipal […]. Mais à l’époque, parmi les choses qui expliquent aussi le rendez-vous manqué, c’est qu’on se méfiait beaucoup des jeunes qui revendiquaient une responsabilité ou de devenir élus, c’était louche pour nous. C’était une preuve d’ambition mal placée ou d’arrivisme…
Pour ces jeunes, revendiquer un poste de maire adjoint, c’était revendiquer une reconnaissance comme acteur de la vie locale et comme personne d’origine maghrébine à qui cette reconnaissance était refusée. Aujourd’hui, quand Taïeb à qui je demande de nous rejoindre me dit « oui, mais comme adjoint », je réponds oui, sans hésiter. Aujourd’hui, je suis capable de comprendre cette demande. Mais quand je m’installe à Gennevilliers, en 1986, je ne vois qu’une forme d’arrivisme dans cette revendication d’une place. Il faut replacer cela dans la culture communiste…
« N’imaginez pas que les vieux communistes sont plus conservateurs que les autres »
À l’époque, je suis un peu au milieu du tourbillon. L’équipe municipale était pour la mixité sociale, donc en gros tout était question de quotas : s’il y a trop de pauvres, c’est le bordel, trop d’Arabes, c’est le bordel… Moi, je vois plus tard les choses de façon plus critique. Je discute avec des gens plus ouverts sur ce sujet de la diversité, des quartiers, de la représentation politique des Français d’origine arabe. Je lis aussi des sociologues et tout cela m’aide à construire une pensée différente.
J’ai commencé à exprimer mes désaccords avec le PC en 1998 et je quitte le parti en 2003. Jacques Bourgoin y reste mais c’est avec sa complicité que je crée à Gennevilliers un groupe Alternative citoyenne qui intègre Nasser Lajili et d’autres personnes nées de parents maghrébins, qui aujourd’hui sont avec moi dans l’équipe municipale [8] […].
Dès son premier mandat, Jacques Bourgoin pose la question de la place de ces jeunes : comment les faire entrer en politique et leur permettre d’intégrer le conseil municipal ? Il a pensé cela. Je crée ce groupe Alternative citoyenne en parallèle du groupe PC précisément pour faire pression sur le parti, et ça a marché. La preuve ? Aujourd’hui, le conseil municipal se renouvelle et se diversifie. Mais ça a été long. Parce que ça se mêle à des questions politiques internes. Le problème du PC, c’est qu’il ne sait pas débattre au fond. Quand il y a un débat politique de fond, il est vite recouvert pas des tas d’autres choses qui empêchent de faire avancer des questions centrales. On est longtemps resté coincé par les débats entre orthodoxes et refondateurs sur la ligne du parti… Dans ce contexte, quand on proposait d’ouvrir les listes du PC à des personnes d’origine magrébine non encartées au PC, ça paraissait louche, c’était perçu comme la stratégie d’un camp : non seulement ces personnes ne font pas partie de la famille politique mais en plus, aux yeux des orthodoxes, elles sont proposées par des traîtres. Pour les orthodoxes, on cherchait à réduire la place du PC… Ces débats existent toujours en interne et ils continuent à empêcher de traiter les questions de fond […].
Aujourd’hui cette revendication des membres encartés du PC de ne pas diminuer la part du parti se fait encore entendre ?
Bien sûr. Il y a un attachement au PC qui est quasiment sanguin, avec même l’illusion qu’il suffit d’être membre du PC pour être meilleur que les autres. Quand je dis qu’il y a des élus non communistes qui peuvent être meilleurs que des élus communistes, ils le prennent comme un affront alors que c’est une réalité. Cette rigidité, c’est aussi le signe d’une organisation qui se meurt et qui, pour sauver ce qu’elle peut, refuse toute ouverture.
Mais n’imaginez pas que les vieux communistes sont plus conservateurs que les autres. Pour moi, les pires ce sont les jeunes, y compris les jeunes issus de l’immigration. Parmi les responsables de la section, beaucoup disent qu’il ne faut pas diminuer le nombre de communistes. Pour eux, la ville est communiste. Non, je réponds, la ville est gennevilloise. Les communistes y jouent un rôle important, mais les gens n’ont pas voté communiste aux municipales : ils ont voté gennevillois. Bon, ça reflète un problème de formation politique mais aussi une certaine conception de la politique repliée sur le parti […].
Ce repli sur le parti reste fort. Mais il y a aussi des ouvertures possibles. Par exemple, en 2014, une partie des militants communiste ne souhaitaient pas que je sois tête de liste : j’étais sorti du parti et pour eux le maire devait absolument être adhérent au parti. On a donc organisé des primaires, que j’ai gagnées avec 60 % des voix. Mon concurrent était d’origine maghrébine mais le débat n’a absolument pas porté pas sur cette question des origines, mais sur l’appartenance ou pas au Parti communiste. Le PC continue de s’opposer au fait que des personnes non communistes puissent être élues et encore plus devenir adjointes au maire. Moi, j’aurais souhaité avoir plus d’adjoints non encartés au Parti communiste. Je voulais proposer à certains conseillers municipaux élus en 2014 de devenir adjoints, je pense à deux d’entre eux qui sont d’ailleurs d’origine maghrébine. Mais je ne pouvais pas prendre le risque de froisser les adjoints en leur demandant de céder leur place alors qu’ils n’avaient fait qu’un mandat et par ailleurs la section du PC s’est opposée à plus d’ouverture au niveau du bureau municipal. Du coup, cela a bloqué la possibilité de renouvellement des adjoints. Ça : ne m’empêche pas de soutenir la candidature communiste aux prochaines départementales […].
Bon, j’ai contourné l’obstacle en proposant à certains élus non communistes de devenir conseillers territoriaux. Nous sommes sept élus de Gennevilliers à être conseillers territoriaux, quatre sont non encartés au PC. Il se trouve qu’ils sont aussi d’origine extra-européenne.
« Ma mission n’est pas de lutter contre une religion mais d’œuvrer pour le bien commun »
Sur votre liste, il n’y a aucune femme voilée ?
Non. On a fait la proposition à une femme mais elle a refusé. Et j’avais pensé à une autre mais finalement je ne lui ai pas fait la proposition. Mais il faudrait qu’il y en ait. Cela fait partie des progrès à faire. D’abord, ce serait continuer le travail pour construire un conseil municipal plus à l’image de la ville. Ensuite, ce serait montrer que des femmes voilées peuvent s’engager pour le bien commun […].
Autant le voile n’est pas mon modèle de société autant je trouve catastrophique d’en faire un objet de débat politique et un objet par lequel on s’oppose aux libertés individuelles, à la limite. Pour ma part, je me suis opposé au vote de la loi sur le voile et j’ai aussi participé à la dernière manifestation contre l’islamophobie. Donc, voilà plusieurs années que je réfléchis à ce sujet. Mais ce n’est pas si simple de franchir le pas. On a proposé à une personne de nous rejoindre mais on ne s’est pas non plus beaucoup battu pour en avoir d’autres.
Qu’est-ce qui freine ?
Alors, pour le coup, pas le PC, je ne crois pas, mais c’est la branche laïque ou plutôt laïcarde qui pourrait freiner. Ça pourrait soulever un débat qui nous emmerderait pendant une campagne électorale et nous faire perdre des voix chez les plus anciens. Précisément combien de voix, je n’en sais rien. Mais à l’évidence les plus laïcards sont plus présents chez les plus vieux que chez les plus jeunes et électoralement, les plus vieux votent plus que les plus jeunes. Vous ne faites pas monter une femme voilée pour gagner des voix. Ce n’est pas un geste qui rapporte électoralement, là-dessus c’est très clair : contrairement à ce qu’on dit souvent d’ailleurs, ce n’est pas électoraliste.
Oui, le piège est là : vous voulez ouvrir votre liste et votre politique aux quartiers comme ils se présentent aujourd’hui, mais ces quartiers ne votent pas ou pas assez…
Oui, je me dis parfois qu’on sera battu par les gens qu’on veut défendre… C’est bien ça le problème. C’est pour cela qu’il est indispensable de recréer la confiance entre les couches populaires et un courant progressiste comme le nôtre […]. Mais je refuse que le débat se crispe sur des enjeux qui nous divisent. Je pense au contraire qu’il nous faut répondre positivement aux demandes qui nous sont faites par des personnes musulmanes, que ce soit sur la composition des repas en crèche ou dans les écoles ou sur les créneaux de piscine réservés aux femmes. On doit tenir compte de ces demandes, qui sont fortes, parce que la religion est beaucoup plus dans les têtes aujourd’hui. Il faut en tenir compte plutôt que de perdre son temps à discuter et à se diviser. Si une solution convient à tout le monde, il faut la mettre en place […].
Et donc sur les créneaux de piscine ?
Je vais ouvrir des créneaux de piscine pour les femmes. Je n’ai pas voulu porter cela durant la campagne municipale pour ne pas avoir un débat musulmans/pas musulmans. C’est vrai aussi que j’ai longtemps résisté face à cette demande à la fois pour des raisons de laïcité et de mixité dans la pratique du sport. Et au final il m’a semblé que j’étais dans une contradiction incroyable. Parce qu’on développe toute une action importante en faveur de la place des femmes dans le sport et dans quelques clubs ça se traduit par des cours spécifiques pour les femmes pour augmenter le nombre de pratiquantes. Donc il y a contradiction si je refuse qu’il se passe la même chose à la piscine. Ce serait vraiment juste pour bloquer les musulmans si je maintenais mon refus.
C’est pour cela que j’ai bougé là-dessus. Les femmes qui veulent que la piscine n’ouvre à certaines heures qu’à des femmes ne viennent évidemment pas me voir en mettant en avant des arguments religieux. Elles enrobent leur demande sous d’autres arguments, par exemple elles parlent de toutes les femmes qui n’osent pas se mettre en maillot de bain parce qu’elles ont de l’embonpoint ou qu’elles n’en ont jamais acquis l’habitude. C’est pour masquer la dimension religieuse. Mais leurs arguments ne sont pas faux pour autant. Pourquoi devrais-je considérer qu’elles mentent ?
Ce n’est pas faux que des femmes ne vont pas à la piscine parce qu’elles ne veulent pas être vues par des mecs qui vont les emmerder. Ce n’est pas faux non plus que des femmes n’osent pas se mettre en maillot de bain devant des hommes. Alors, oui, bien sûr, ce sont essentiellement des femmes musulmanes qui demandent à pouvoir utiliser la piscine entre femmes. On présentera ce créneau comme un moment réservé aux femmes, comme cela existe dans d’autres activités, par exemple le taekwondo, qui propose un créneau que pour les femmes. On ne le présentera pas comme une réponse à un mouvement religieux, ça c’est sûr ! Mais je ne crois vraiment pas que les femmes musulmanes qui réclament ce créneau de piscine aient pour revendication que seules les femmes musulmanes en bénéficient. Ces femmes ont aussi le droit de faire avancer la société sur le droit des femmes dans leur ensemble. Ma mission n’est pas de lutter contre une religion mais d’œuvrer pour le bien commun.