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« Replacer les disparus parmi les vivants »

C’était un samedi, au Théâtre du soleil du 9 au 30 septembre

par Irène Bonnaud
3 septembre 2023

Du 9 au 30 septembre, le Théâtre du soleil accueille, pour le spectacle C’était un samedi, le KET, un très important lieu de création artistique et de résistance politique fondé et animé par Dimitris Alexakis et Fotini Banou à Athènes. C’est au KET qu’a été monté ce spectacle consacré à l’histoire et à la déportation de la communauté romaniote de Ioannina, l’une des plus anciennes communautés juives d’Europe : « Conçue et mise en scène par la traductrice et metteure en scène Irène Bonnaud, la partition interprétée par l’artiste grecque exhume avec délicatesse la tragédie d’hier pour replacer les disparus parmi les vivants », écrit Anaïs Heluin. « Et tout cela au travers d’un simple monologue », écrit quant à lui George Sarigiannis : « la sensationnelle Fotini Banou, parmi onze petites sculptures expressives de Clio Makris, suscite des frissons d’émotion », tout au long d’un spectacle « ponctué de chants qu’elle interprète d’une voix cristalline, a cappella — romaniotes, séfarades, chants de l’Épire, rébétiko — et qui décuplent l’émotion  ». « Ce "petit" spectacle », conclut George Sarigiannis, est un événement. Il faut absolument le voir ! J’espère qu’il sera repris et qu’il voyagera. » En guise d’introduction à ce spectacle que nous recommandons vivement nous aussi, nous reproduisons un entretien donné par la metteuse en scène Irène Bonnaud.

Petite question historique : quelle est donc cette communauté juive ni ashkénaze ni séfarade établie à Ioannina ? Quand s’est établie cette communauté ?

Les archéologues peuvent attester d’une présence juive en Grèce dès le troisième siècle avant l’ère chrétienne. On a trouvé des restes de synagogue sur l’île de Delos. Il y avait sûrement des communautés importantes dès l’époque hellénistique. Mais la légende locale à Ioannina veut que ce soit Titus qui ait embarqué des Juifs de Palestine pour les vendre comme esclaves : le bateau aurait fait naufrage sur les côtes d’Epire et ces captifs juifs auraient fondé la ville. La plupart des historiens pensent qu’en vérité, ce sont des communautés installés plus au Sud de l’Epire, à Nikopolis par exemple, vers Preveza, ou Arta, qui se sont réfugiées à Ioannina pendant les guerres qui agitaient le Haut-Empire byzantin.

C’est pour ça que la communauté de Ioannina est appelée « romaniote », romaine : ça veut dire qu’elle était sujette de l’Empire romain d’Orient, qu’elle était byzantine, de langue grecque.

Peut-être parce que Ioannina est une ville difficile d’accès, entourée par les hautes montagnes de l’Epire, peut-être par conservatisme provincial, son particularisme est resté fort alors que la plupart des communautés juives en Grèce avaient depuis longtemps adopté les rites séfarades. Avec l’arrivée dans les Balkans des Juifs chassés d’Espagne, puis du Portugal à partir du quinzième siècle, les petites communautés juives de Grèce se sont mises à parler judéo-espagnol, mais à quelques endroits, les rites romaniotes, et une langue judéo- grecque, du grec écrit en caractères hébreux, se sont maintenus : à Ioannina, à Chania en Crète, en Eubée, dans d’autres villes d’Epire comme Arta ou Preveza.

Il n’y a presque plus de Juifs à Ioannina depuis les déportations et l’assassinat à Birkenau. Comment s’opère le travail de mémoire à travers le théâtre ? Est-ce une quête de traces, un mouvement de réminiscence ?

C’est peu connu en France, mais la Shoah a été particulièrement dévastatrice en Grèce. Les historiens estiment que 85% de la communauté juive grecque a été déportée et tuée. Bien sûr, c’est un petit pays, mais on parle d’une proportion de disparus aussi terrible qu’en Pologne ou en Lituanie. Le drame le plus connu est la déportation de la grande communauté séfarade de Salonique, qui, jusqu’à la Première guerre mondiale, était une ville majoritairement juive, avec le judéo-espagnol comme langue usuelle et le samedi comme jour de repos hebdomadaire. Avec la déportation du printemps 1943, c’est toute une culture qui a été rayée de la carte.

Ioannina est une plus petite ville, mais c’est assez semblable. La vieille synagogue est debout, mais a du mal à trouver des fidèles pour fonctionner. Il doit rester une trentaine de Juifs, la plupart âgés. La mémoire romaniote est vive pourtant, à Athènes, ou à New York où les migrants d’Epire avaient fondé une synagogue au début du XXe siècle.

Quand Dimitris Hadzis a écrit La Fin de notre petite ville au début des années 50, c’était pour évoquer, dans un cycle de nouvelles, la Ioannina de son enfance qui a disparu avec la Seconde guerre mondiale. Il avait beau être écrivain engagé, proche du Parti communiste grec, son livre est surtout mélancolique, il fait beaucoup penser au Monde d’hier de Stefan Zweig. Il ressuscite un monde englouti, convoque les fantômes. Et ça, c’est aussi souvent le travail du théâtre.

Comment passe-t-on de la littérature au théâtre, de la nouvelle à l’oralité, à la représentation ?

Le récit de Hadzis est naturellement oral, parce qu’il adopte le ton du conteur, « la forme narrative de la sagesse », comme dit Walter Benjamin. Comme lors d’une veillée qui convoque la mémoire de la communauté, il est celui qui en sait long sur le passé et fait revivre des personnages qu’il a, lui, connus, mais ont été oubliés. Sa présence, sa voix hante chacune de ses phrases, on a l’impression qu’il parle au lecteur plutôt qu’il n’écrit.

Le spectacle est un diptyque, un tableau à deux volets. Hadzis qui raconte la Ioannina de son enfance, avec sa communauté juive qui était là depuis des siècles et des siècles. Et puis la chronique de la déportation de 1944 que j’ai écrite en construisant un puzzle avec les témoignages, des survivants, des témoins. Là aussi, ce sont des récits oraux. On les a trouvés dans des livres de souvenirs, des livres d’histoire, et aussi dans les entretiens vidéo qui ont été menés en Grèce, en Israël, aux Etats-Unis, avec les survivants du génocide. On sait que ce qu’on a appelé « l’ère du témoin » est en train de s’achever : les dernières personnes à avoir connu la période de la déportation disparaissent peu à peu. Se pose la question du devenir de ces témoignages.

Après La Liste de Schindler, Steven Spielberg a financé le recueil de dizaines de milliers de témoignages sur la destruction des Juifs d’Europe. Les archives sont à l’USC, l’Université de Los Angeles. Beaucoup d’autres sont accessibles grâce au mémorial de Yad Vashem en Israël, au Musée de l’Holocauste à Washington, au Mémorial de la Shoah à Paris, au Musée juif de Grèce à Athènes... Maintenant le défi pour nous qui sommes nés bien après, c’est : comment faire pour que cette mémoire reste vive ? Qu’elle ne prenne pas la poussière dans les bibliothèques ? Comment continuer à faire entendre ces voix ?

Existe-t-il aujourd’hui une persistance de l’antisémitisme en Grèce ?

Comme dans les autres pays d’Europe, l’antisémitisme en Grèce est un fléau remarquablement tenace. La pandémie du Covid-19 avait à peine commencé qu’il y avait déjà des sites internet ou des journaux d’extrême-droite pour ressortir des rumeurs sur « les sages de Sion » ou telle personnalité juive. Même si c’est très minoritaire, ça existe. Il y a le vieil antisémitisme chrétien qui est resté vivace chez les chrétiens d’Orient, malgré les efforts du haut clergé pour l’éradiquer. Et l’identité grecque, pour des raisons historiques, se confond souvent avec la religion chrétienne. La Grèce n’est pas un pays laïque, il n’y a pas de séparation de l’Eglise et de l’Etat. On va fêter bientôt le bicentenaire de la Guerre d’Indépendance de 1821, qui est le grand récit national, la libération de plusieurs siècles de joug ottoman, et on va voir à quel point il sera fait mention des très nombreux pogroms et massacres contre les Juifs qui ont eu lieu alors : les communautés juives étaient soupçonnées d’être du côté des Turcs, fidèles au Sultan, et ça a provoqué une méfiance qui a duré très longtemps.

A l’époque de la Seconde guerre mondiale, il y avait aussi des rivalités commerciales, surtout à Thessalonique et aussi un peu à Ioannina, entre les communautés chrétiennes et juives, qui ont joué un rôle dans l’attitude des notables grecs : il y a eu des faits évidents de collaboration et de spoliation, immédiats, massifs, et ça a provoqué une chape de plomb après la guerre, un silence très long, pas vraiment rompu par des coups d’éclat du genre Le Chagrin et la pitié en France, parce que dans les années 60-70, quand une nouvelle génération en France ou en Allemagne a demandé des comptes, en Grèce, il y avait la Junte, la Dictature des Colonels. La mémoire, pas seulement de la déportation, mais même de la Résistance grecque, n’a pu fleurir au grand jour qu’à partir des années 80.

Aujourd’hui se multiplient les initiatives mémorielles, et c’est intéressant parce que ça pousse les gens à refléchir sur la question de l’identité grecque, qui est finalement aussi diverse et complexe que partout ailleurs. On peut être grec et juif, grec et musulman, grec et rien du tout. En octobre 1944, pendant que des notables d’Ioannina allaient encore à la chasse aux canards avec les généraux allemands, des Juifs grecs lançaient la révolte du sonderkommando d’Auschwitz-Birkenau et détruisaient le bâtiment du crématoire 3 en chantant l’hymne national grec. C’est un épisode célèbre de l’histoire de la déportation, et on sent que ça peut susciter un enthousiasme un peu romantique ici, surtout chez les jeunes, mais après tout, pourquoi pas.

La musique est présente dans le spectacle. D’où viennent ces chants ? Quelle est leur histoire ?

La musique est très présente dans mes spectacles parce qu’elle raconte des sensations, des émotions qu’on ne peut dire avec la parole. Au théâtre, c’est difficile de faire advenir des paysages par exemple - le paysage, c’est plutôt un objet pour le cinéma. Mais avec le chant et la musique, on peut embarquer les spectateurs pour un vrai voyage et leur faire tout voir sans rien montrer.

Il se trouve qu’Ioannina est la principale ville d’Epire - une région au nord-ouest de la Grèce, à la frontière albanaise, où les traditions musicales ont été conservées mieux qu’ailleurs, sûrement parce que c’est un pays de montagnes : les villages sont difficilement accessibles, ils ont conservé les traditions des fêtes votives, et des rites funéraires très forts. Dans chaque village, il y avait des « pleureuses » qui étaient engagées pour accompagner le défunt avec des plaintes chantées interminables : ça a produit une tradition de chants polyphoniques, toujours pratiqués aujourd’hui, un répertoire inépuisable sur le thème de la mort et aussi de l’exil, parce que l’Epire est une région pauvre, une terre d’émigration. A part ces chants funéraires et de déploration, qu’on appelle miroloï, littéralement « discours sur le destin », une autre tradition, c’était les bergers qui rassemblaient les troupeaux en jouant de la flûte, le « skaros ». Au début du dix-neuvième siècle, des musiciens ambulants tsiganes ont apporté la clarinette, qui est devenu l’instrument central de la région. La formation normale, c’est clarinette, violon, luth et tambourin.

La communauté juive de Ioannena était perméable à cet environnement, les hymnes chantés à la synagogue rappellent la musique byzantine, ou les chants populaires de la région. Avec Fotini Banou, on a choisi huit chansons qui ponctuent le spectacle : certains sont des chants très caractéristiques de la communauté romaniote, l’un pour pourim, l’autre sur Abraham et Isaac, d’autres des chants séfarades en judéo-espagnol, pour évoquer la tragédie de Salonique et de Rhodes, il y a aussi des chansons populaires d’Epire, un rebetiko, etc.

On a trouvé des exemples étonnants de rengaines dont les déportés grecs avaient changé les paroles pour raconter ce qu’ils vivaient : comme les Allemands ne comprenaient pas un mot de ce qu’ils chantaient, ils pouvaient se permettre de dire ce qu’ils pensaient. C’est une expérience très forte de ressusciter ces chansons qu’on connaît grâce aux témoignages des rescapés.

P.-S.

Cet entretien avec Irène Bonnaud a été réalisé par François Rodinson pour le Théâtre Liberté-Châteauvallon Scène nationale (2020). Nous le reproduisons avec l’amicale autorisation d’Irène Bonnaud.

C’était un samedi sera joué du 09 au 30 septembre 2023 au Théâtre du soleil. Durée du spectacle 1h30. S𝘱𝘦𝘤𝘵𝘢𝘤𝘭𝘦 𝘦𝘯 𝘨𝘳𝘦𝘤 𝘴𝘶𝘳𝘵𝘪𝘵𝘳𝘦́ 𝘦𝘯 𝘧𝘳𝘢𝘯𝘤̧𝘢𝘪𝘴.

LOCATION :

Individuels, auprès de la Cie 813
07 57 82 87 19 | info@cie-813.com ;

Collectivités et groupes d’amis (10 et +) 01 43 74 88 50

PRIX DES PLACES : 20€ (individuels) ¦ 15€ (collectivités, demandeurs d’emploi) ¦ 10€ (étudiants, moins de 26 ans)

Production : KET (Athènes). Coproduction : Châteauvallon-Liberté, scène nationale (Toulon) - Théâtre National de Nice - TNN (Nice).

Ce spectacle a été présenté au théâtre La Commune CDN Aubervilliers, au Festival d’été de Châteauvallon (Théâtre Liberté Toulon), au Théâtre National de Nice, en plusieurs lieux de l’agglomération lyonnaise (Centre d’Histoire de la Résistance et de la Déportation, Théâtre La Mouche, Radiant-Bellevue, Pôle en Scènes) dans le cadre du Festival SENS INTERDITS (Lyon), à La Bulle Bleue et à l’École Supérieure des Beaux-Arts dans le cadre de la Biennale des Arts de la scène en Méditerrannée à l’initiative du Théâtre des 13 vents (Montpellier), au KET (Κέντρο Ελέγχου Τηλεοράσεων, Athènes), au Théâtre départemental de Ioannina (Δημοτικό Περιφερειακό Θέατρο Ιωαννίνων) et au Théâtre départemental de Larissa (Θεσσαλικό Θέατρο).