C’était en 2007. J’avais mené ma dernière enquête en Turquie, mais je ne savais pas encore que juste après la publication de ses résultats, deux ans plus tard, je devrais prendre le chemin de l’exil. Cette étude sur le rôle du service militaire dans la structuration de la violence masculine avait en effet fortement agacé l’appareil politico-militaire turc.
J’étais déjà la cible de celui-ci, depuis ma recherche sur le mouvement kurde en 1998 : neuf ans auparavant, j’avais refusé de révéler aux autorités turques les noms de mes enquêté·es, je n’avais pas été seulement torturée et emprisonnée durant deux ans et demi mais j’avais aussi commencé à subir l’acharnement judiciaire qui s’est perpétué jusqu’à aujourd’hui. Quand j’ai été libérée de prison, j’ai continué à questionner les mécanismes des violences structurelles qui façonnent l’ordre social et politique de la Turquie.
À savoir, né du génocide des Arménien·nes de 1915 et des massacres de centaines de milliers de Grec·ques et de Kurdes, l’État-nation turc s’est inscrit dès sa construction dans un système politique nationaliste, militariste et patriarcal, consolidant sa légitimité au moyen d’un langage mythologico—religieux, militarisant la société par un fonctionnement quasi totalitaire et participant activement à la production des identités de sexe. Son champ politique a été restructuré plusieurs fois par l’armée à travers les coups d’État de 1960, 1971 et 1980. Son caractère militaro-autoritaire s’est encore renforcé, à partir de 1984, avec le déclenchement de la guerre contre les Kurdes et la mise en place de la terreur paramilitaire [1] . La violence extrême ainsi banalisée n’a pourtant pu empêcher l’émergence et la généralisation des contestations sociales dans le pays. Dans ce contexte, j’ai mené des enquêtes sur des terrains relevant d’autres champs, pour comprendre l’articulation des mécanismes et techniques de pouvoirs nationalistes, sexistes et militaristes en même temps que les multiples formes de résistances.
C’est au cours de cette période que j’ai connu Hrant Dink, journaliste arménien, fondateur d’Agos (« Le Sillon »), premier journal bilingue du pays édité en turc et en arménien, qui avait ouvert la voie, à partir de 1996, à la contestation légale en faveur de la cause arménienne en Turquie, creusant ainsi son chemin et l’ouvrant aux autres. Mais l’ombre géante de l’appareil étatique barrait les routes. La presse diffusait des photos de Hrant en affirmant qu’il était « un traître à la nation turque ». Le stigmate de « l’Arménien, le traître » créé pour rationaliser le génocide de 1915 était toujours vivant. Cela ne choquait personne car les violences collectives avaient une place capitale dans le répertoire politique et social du pays : sur une terre mutilée par le génocide et les massacres, les violences collectives s’étaient poursuivies : pogroms d’Istanbul des 6 et 7 septembre 1955 et de 1974 contre les habitant·es arménien·es et les Grec·ques, pogrom de Maras en 1978, lynchage de Sivas en 1993 contre les alévis.
Et comme par le passé, les événements se sont précipités : « Soit tu aimes ce pays, soit tu le quittes ! » C’est ce qu’ont hurlé durant des mois les nationalistes devant les bureaux d’Agos. Jusqu’au jour où... Le 19 janvier 2007 : mon ami est abattu de trois balles dans la tête. Même si l’enquête criminelle a révélé des complicités au sein de l’appareil d’État, seuls le tireur présumé et deux complices ont été arrêtés et ont avoué ce crime. On les voyait à la télé. Comme des héros. Je ne peux vous exprimer l’énorme tristesse que je partageais avec beaucoup de personnes... Horrifiée, j’ai fixé le visage de cet homme sur mon écran de télé. Il était fier et menaçant... Poitrine gonflée, doigt accusatoire pointé devant lui, il criait : « Sois raisonnable et ne perds pas ta vie ! Sois raisonnable ! »
Mais d’où connaissais-je cet homme ? Peut-être l’avais-je vu en observant plusieurs actions violentes menées par des nationalistes contre les personnes homosexuelles et trans, qui se répétaient dans plusieurs villes à cette époque. Je les avais suivies de près dans le cadre d’une enquête que j’avais menée et je me souvenais très bien des regards de ceux qui, fracassant les vitres des appartements des trans, avaient tout mis à feu et à sang. Violences collectives, totalement masculines, il y en avait tant dans ce pays. Ou peut-être parce que j’avais vu sa photo dans une quelconque action contre les Kurdes et les Arménien·nes. Ou encore, peut-être avais-je l’impression de le connaître parce que j’étais une femme et que nous avions bien appris que quand les hommes disaient « sois raisonnable, sinon... », c’était pour faire couler le sang.
Que pouvais-je faire de tout cela ? Durant les funérailles, s’adressant à une foule de centaines de milliers de personnes parmi lesquelles je me trouvais, Rakel Dink, la compagne de Hrant, m’avait répondu, sans le savoir : « Rien ne se fera, mes ami·es, sans sonder les ténèbres qui font d’un bébé un assassin. » C’était plus que clair. J’avais ainsi posé la première question d’une recherche sur cette problématique : quels mécanismes sociaux et politiques transforment un enfant en un sujet de violence ? Bien que ce processus multidimensionnel nécessitât de multiples recherches, je pouvais en éclairer une dimension. Les mécanismes de la menace « Sois raisonnable et ne perds pas ta vie ! » pouvaient être saisis à travers les articulations entre militarisme, nationalisme et domination masculine.
En effet, les causes économiques et politiques des guerres ne suffisent pas à comprendre ce qui les rend possibles ni comment elles parviennent à mobiliser les populations. De multiples travaux l’avaient déjà montré : étudier le militarisme comme un processus social me permettrait d’expliquer le rôle de la masculinité normative dans l’organisation de la violence politique et dans la naturalisation de la guerre ainsi que les mécanismes complexes de la structuration sociale et politique de la violence.
À partir du constat selon lequel la participation active des institutions sociales et politiques à la reproduction sociale des différences sexuelles était liée à l’imbrication structurelle des systèmes de domination, je pouvais expliquer comment les pouvoirs politiques s’appuient sur les rapports sociaux de domination déjà existants et participent à leur reproduction – par exemple comment dans les contextes de guerres, ils mettent facilement en circulation les discours et pratiques militaristes. Ainsi, mon questionnement s’est élargi au rôle de la masculinité normative dans l’organisation de la violence politique.
Le service militaire, exclusivement masculin, pouvait nous informer sur ce processus de coproduction. En Turquie notamment, cette institution homosociale, en jouant sur les rapports de force, la violence, la concurrence et la compétition entre les hommes militarisés, occupe en effet une place centrale dans la (re)production structurelle du pouvoir masculin et de la violence politique. Je me suis donc tournée vers elle car, à quintessence masculine, elle permet d’analyser les liens entre la construction sociale des hommes et la production structurelle du pouvoir masculin et de la hiérarchie politique. Mon but n’était pas seulement d’en expliquer les mécanismes et les causalités mais aussi de répondre à la question « comment est-ce possible ? ».
Une recherche sur un champ de mines
Pourtant il était interdit et il est toujours interdit en Turquie de développer une réflexion sur ce sujet : le code pénal turc prévoit une peine de six mois à deux ans d’emprisonnement, aggravée en cas de diffusion par la presse, pour tout encouragement à ne pas accomplir son service militaire [2]. D’ailleurs dans ce pays, il n’est pas rare qu’une réflexion scientifique, artistique et journalistique soit assimilée à de la propagande terroriste. Peut-être est-ce à cause de cela que le service militaire n’avait jamais fait l’objet auparavant d’une étude sociologique.
Je l’ai faite : en réalisant des entretiens, sous la forme d’une étude d’histoire orale avec 79 hommes de professions, d’âges, de milieux sociaux, de régions, de tendances politiques diverses et d’expériences particulières. Finalement, 21 d’entre eux ont renoncé à la publication et les 58 autres ont demandé l’anonymat. Et au-delà d’avoir anonymisé leurs noms et leurs lieux de naissance, j’ai procédé à un travail « en auto-saisine », réflexif, sur les effets de cette recherche vis-à-vis d’eux. Car il leur était difficile d’être confrontés, surtout en public, à leurs expériences de soumission et d’impuissance.
Par ailleurs le fait d’être une femme compliquait mon accès à ces expériences difficiles, j’ai donc travaillé avec deux collègues masculins qui ont réalisé plus de la moitié de ces entretiens. Faire de la sociologie « avec », sans faire violence aux enquêtés, nécessitait non seulement de trouver une méthode appropriée, mais de s’appuyer sur un socle éthique, pour produire une connaissance avec eux en nous engageant dans la durée, ce qui a favorisé un climat de confiance.
Lors de la phase de construction de la partie analytique de ce travail, j’ai mis à distance la part de moi affectée par les situations décrites. Je n’ai donc pas arrêté de réécouter les entretiens et d’y repenser. C’est à ce moment-là que j’ai remarqué de multiples contradictions dans un même récit. Considérant que même le mensonge était une forme de raisonnement à prendre au sérieux, j’ai focalisé mon attention non pas sur ce qui a réellement été vécu, mais sur la nature du discours qui en découlait. L’objectif n’était pas de décrire les événements, mais d’observer comment ces expériences étaient ressenties puis restituées vraiment à travers le souvenir ; j’ai donc veillé tout particulièrement à en comprendre la rationalité.
À la relecture des textes, je me suis rendu compte que chaque histoire était singulière tout en s’ouvrant sur un paysage connu. Ces hommes simples s’appropriaient le discours dominant afin de décrire leur propre histoire. Et c’est ainsi qu’ils devenaient des sujets masculins, en sélectionnant ce dont il faut se souvenir et ce qu’il faut oublier. Au moment de la restitution des résultats, j’ai observé une effervescence parmi eux. Depuis le début, ils étaient au courant que leurs expériences nourrissaient un projet de publication et ils étaient curieux de lire celles des autres. J’ai senti l’envie de modifier quelque chose dans leur vie.
Il fallait que ce travail soit rendu public le plus tôt possible. J’ai travaillé comme si la mort m’attendait. Le lendemain de sa publication, quelque chose a bougé dans le pays. Rapidement, les journaux, les télévisions, les radios, les médias de divertissement parlaient du livre Sürüne Sürüne Erkek Olmak [3]. Le débat a été rapidement élargi aux champs académiques et associatifs. J’étais invitée partout. La première édition s’est épuisée en quelques semaines. L’enthousiasme qu’a suscité ce débat a fait oublier les interdictions. D’ailleurs, l’État turc n’est pas intervenu directement. C’est moi qui ai reçu des menaces sexistes sous forme de photomontages de viol avec mon visage. J’ai résisté. Mais ensuite...
En avril 2009, quatre mois après la publication du livre, j’ai dû fuir le pays, menacée d’une peine de prison à perpétuité dans le cadre d’un procès kafkaïen. Le débat a continué sans moi, l’ouvrage, existence autonome, s’est détaché de l’écrivaine et a coulé comme une rivière vive.
Quinze ans après
Alors, pourquoi un autre livre ? Un enchaînement de plusieurs causes m’a poussée à cette écriture. D’abord, comme je l’ai dit plus haut, si l’enquête avait pris son temps, la restitution de ses résultats fut rapide : j’avais écrit ce livre à la hâte. Pour répondre à l’appel de Rakel Dink, en urgence, en m’enfermant, sans vraiment dormir, ni manger, ni respirer.
Comme mon objectif était plus précisément de contribuer à la définition du problème public qu’était la violence politique généralisée, j’avais pris soin de rendre publiques la parole, les expériences, les réflexions des enquêtés et de construire un récit choral à partir de leurs discours. Dans un contexte où la violence collective était banalisée et généralisée, cette méthode m’a permis de mettre en lumière la place fondamentale qu’occupe la reproduction de la masculinité dans l’organisation de la violence politique ainsi que dans la structuration nationaliste et militariste [4].
Aujourd’hui, je veux aller plus loin dans l’analyse, en élargissant ma problématique initiale qui était limitée au rôle du service militaire en Turquie dans la reproduction de la violence masculine. Pour ce faire, j’ai réfléchi à petit feu, j’ai dialogué longtemps avec cette chorale d’enquêtés mais aussi avec Hannah Arendt, Simone Weil, Michel Foucault, Gilles Deleuze et avec les nouvelles réflexions féministes. C’est grâce à cette réflexion collective que j’ai pu avancer dans des questionnements plus généraux et plus actuels sur les mécanismes d’alignement et sur la banalisation de la violence et de la hiérarchie. Est-ce que l’expérience du service militaire en Turquie fait écho à d’autres institutions parallèles dans d’autres contextes ? Est-elle un des révélateurs des stratégies de pouvoir, dans ce pays et dans le monde, aujourd’hui ? S’agit-il d’une transformation, de nouvelles techniques d’alignement à la violence structurelle ?
Je continue à sonder les ténèbres. Et nos travaux vivent, se transforment. Pour montrer que nous sommes vivantes.