Comment transmettre des histoires, des aventures humaines, les destinées d’hommes qui tout en ayant des visages familiers vivent et revendiquent l’appartenance à une autre sphère culturelle que la nôtre ? Quels espaces laisser à ces hommes qui viennent de mondes possédant d’autres rites d’échange, d’autres modes de narration, un autre usage de la parole, un autre rapport au collectif, d’autres façons de se mouvoir dans l’espace et le temps ? Et dès lors quels procédés mettre en oeuvre pour ne pas trahir ce qu’ils sont, quelle éthique de la rencontre photographique développer ?
Commanderie, images d’une désintégration
Dans l’écriture photographique aussi s’inscrivent parfois des propos qui peuvent blesser, des points de vue, des façons de montrer qui restreignent le champ de vision plutôt que de l’ouvrir. « Commanderie » un livre de photographie de Vincent Leroux édité par « Temps Machine » grâce à des financements de la Mairie de Paris, d’Adoma, de la Préfecture de Paris et de l’Acsé laisse ce goût amer.
Construit comme un livre d’images accompagné de brefs témoignages et de textes longs qui viennent le conclure, ce livre nous montre des fragments avant, pendant et après la « réhabilitation » d’un foyer de travailleurs migrants celui de la rue de la Commanderie situé au ras du périphérique à la Porte de La Villette. On y croise des visages graves, parfois fuyants et suspendus, des objets du quotidien et des couloirs, des chambres désertées, des scènes de chantier, d’ouvriers au travail.
Des photographies sobres dont la majorité ne comprend qu’un personnage, un objet, un détail, un élément de décor. Dans ces instants figés se mêlent des prises de vues de l’ancien foyer proche de la ruine comme les traces d’un passé qui s’efface et celles de la résidence sociale qui lui a fait place : moderne, immaculée, fonctionnelle, faite de lignes pures, de blanc, de gris, de bleu.
Une fois le livre fermé une première fois, c’est un profond sentiment de malaise qui s’installe, la sensation diffuse qu’un peu plus qu’un détail pose problème, qu’au delà du traitement photographique documentaire et artistique individualisant, aseptisant et froid, au fil des pages, des choses graves s’inscrivent en filigrane.
Le photographe explique sa démarche : « Je travaille depuis plusieurs années sur la thématique de la relation au territoire ; ce même fil rouge m’a guidé au sein du foyer Commanderie. C’est un travail sur la mémoire du lieu et son futur par le prisme des parcours de ceux qui y vivent », « mon but a été de donner une visibilité nouvelle à une population qui en manque largement ».
Passé ce préalable nous entrons par les photographies dans le foyer par un inventaire de vues d’ensembles, de scènes de chantier jusqu’à la rencontre des résidents. Par un portrait photographique accompagné d’un bref récit, les résidents nous introduisent dans la réalité de leurs vies dans un foyer de travailleurs migrants dont le devenir est d’être une résidence sociale.
Des interviews fragmentaires racontent une partie du lien avec le village et la famille restée là-bas, l’arrivée en France, le travail, l’installation au foyer, l’accès à un lit, une chambre « dedans » où se reposer de cette vie de travail « dehors », l’importance de la carte de séjour après un temps plus ou moins long à vivre « sans papiers ». Autant de récits dont on peut se demander s’ils n’ont pas pour seul objet, de la part de ces hommes originaires d’Afrique sub-saharienne, de légitimer une présence auprès de l’interviewer, de justifier plutôt que de dire la vie, son être, son inscription dans un double espace géographique, peut être aussi mental.
Le travailleur immigré, son territoire amputé, sa réalité niée
Au fil des images s’affirment la simplicité, la sobriété, la froideur d’un inventaire figé des lieux et des objets inanimés, des paysages, ponctué de scènes de travaux.
N’est-ce pas là l’un des symptôme de cette « nouvelle école documentaire » que cette absence de mouvement et d’articulations qui propage sur le monde la morbidité d’un regard sans affects et sans liens ? Malaise donc. Malaise car ce qui nous est donné à voir c’est le flottement et le non-agir, la solitude et l’attente, la sensation d’un monde figé où seul l’extérieur serait en mouvement et l’intérieur immobile, inerte, immuable, sans échanges, ni circulations. Cellules de prison, foyer de personnes âgées, chambres d’hôpitaux, de zones d’attentes aéroportuaires, bureaux d’interrogatoires aux mouvements contraints…
Paradoxe. Rien de ce qui fait la vie si particulière dans un « foyer africain » ne nous est donné à voir. C’est pourtant dans ces interstices que ce qui se vit dans les couloirs, salles, halls, cours, donne lieu en permanence à résistance et à batailles avec les gestionnaires et les pouvoirs publics. Au coeur de ces incessants conflits, domine l’usage des espaces collectifs, mais aussi des espaces privatifs qui permettent les échanges, les interactions, la ré-appropriation, l’informel, le lien et où « faute de mieux » s’organise un « vivre ensemble », seul rempart à la folie que provoquent l’exil et la solitude, la violence engendrée par la stigmatisation et le mépris.
Dans ce livre : pas de longs échanges autour du thé, pas de fête de baptême dans la grande salle aujourd’hui disparue, pas de prière collective guidée par l’imam, pas de rupture du jeûne collective, pas de repas partagés avec les parents du village, les voisins, les visiteurs, pas de réunion de l’association villageoise qui finance là-bas les projets de développement, pas de
réunions avec les délégués, les sages qui organisent et pacifient la vie des hommes au foyer, pas de visites, de discussions, de salutations avant un départ ou après un retour, pas de joutes verbales qui perpétuent les liens de cousinage entre familles. Pas de vendeurs de noix de cola, de cigarettes à l’unité ou de bonbons. Juste la mort froide, clinique et bleue dont est porteur le regard extérieur, qu’il soit celui du politique, du fonctionnaire, du gestionnaire, de l’architecte ou du photographe.
Comme l’écrivait dans le numéro 48 de l’été 2009 de la revue Vacarme, Antoine Perrot présentant « Interchange », un autre travail, intervention graphique du même photographe Vincent Leroux : c’est « attente et silence, immobilité et retrait, qui dissolvent les identités » dont il est de nouveau question dans ce travail qu’est « Commanderie ».
On peut dès lors s’interroger sur la pertinence et l’adéquation de cette démarche photographique qui fait à bon compte acte de poésie en s’appropriant des lieux et des visages et en les « naturalisant » comme on le fait d’une collection de papillons.
La blancheur d’une façade, habillage du concept occidental de dignité
Si la pratique photographique dans un foyer ne doit pas se limiter à des initiés et qu’on ne peut reprocher à un photographe à la démarche artistique de poser son regard sur ces étranges lieux, on peut par contre s’étonner que ce qui fait leur vie en soit à ce point absent. Plus qu’un rendez-vous raté entre des hommes, le photographe et « ses sujets », c’est aussi l’histoire d’une rencontre ratée entre les cultures qui s’y matérialise.
Une impression d’autant plus violente que cette rencontre entre urbains et ruraux, Européens et Africains, Gaulois et Soninkés date de plus de trois siècles et que toujours et jusqu’aux photographies qui en sont le fruit, c’est ce même regard extérieur qui façonne, instrumentalise et prétend donner vie, sens et témoignage à des réalités dont il ne perçoit rien… L’acte de création peut il se faire au détriment de la réalité et des intérêts des sujets qu’il donne à voir ? La libre interprétation de « l’artiste » autorise-t’elle à fabriquer un monde à tel point de fiction qu’il nie la réalité des autres ? Ce qui définit un lieu n’est-il pas au-delà des murs ? Ce qui définit un individu n’est-il pas au-delà de l’image de son visage, d’une expression fugace, du décor de sa chambre ? N’est-ce pas son lien aux autres, la vie sociale qui peuvent aussi nous parler d’un lieu d’habitat collectif et des hommes ?
Quand un livre financé par la Ville de Paris, la Préfecture de Paris, l’Acsé et l’Adoma est présenté comme un travail personnel « au long court » et qu’on découvre dans ce livre l’opposé de ce qu’on côtoie depuis des années, après le malaise, la stupeur, vient l’indignation.
Contraindre les corps, dominer les esprits
Pourtant force est de reconnaître à ce livre et à cette série de photos le mérite d’être bien en phase avec l’air de son temps. Un temps dont les maîtres mots concernant les étrangers vivant en France est de les « intégrer » voire les « assimiler » et enfin, en réhabilitant les foyers, de rendre invisibles, de « pasteuriser », d’aseptiser les réalités qu’ils vivent…
Loin d’un quelconque « choc des civilisations » c’est bien une guerre de basse intensité permanente qui a lieu, une guerre qui passe par « la mise aux normes », y compris dans les foyers, de l’habitat et des modes de vie, des comportements, des habitus, des apparences. Dans ces allées et venues visuelles incessantes entre l’avant et l’après, c’est sans cesse le sordide, le poussiéreux, le très dégradé qui précède le confort, l’immaculé, l’hygiène dirigeant le regard et suggérant au spectateur d’apprécier le travail accompli.
Cuisines collectives fermées, salles de prière supprimées, couloirs « vidés », lits fixés sur le sol pour empêcher qu’en remodelant l’espace en se le ré-appropriant, les résidents n’accueillent des sur-numéraires et des activités condamnées par les pouvoirs publics.
La rationalité occidentale a cette fois encore triomphé sur « le désordre de l’Afrique », la « saine gestion » sur la Solidarité. L’ordre règne enfin après des années de tumulte et de désordre, d’activités collectives multiples et de combats. Ce livre ne vient-il pas célébrer cette victoire, nous vendre ce triomphe provisoire : la mise aux normes du bâti et des usages, la mise aux normes des corps contraints à se plier aux espaces conçus pour eux ?
Visages graves, parfois fuyants et suspendus, écrivais-je au début de ce texte. Un sentiment de deuil semble en effet flotter sur cet ouvrage. Peut-être celui d’avoir été jusqu’à obtenir des « vaincus », après des années de résistance, de les impliquer encore, par le don de leur image et de brefs récits formatés de leur vie.
Le fait que ce livre soit aussi une exposition à l’Espace 1989, un lieu qui se définit comme « lieu de création et de diffusion artistique au coeur de Saint-Ouen », vient corser l’affaire incitant à méditer sur la notion et l’éthique de cette création artistique qui se soucie peu de la nature profonde de ce qui fait « les hommes des foyers » : la solidarité et la chaleur de l’hospitalité.
Au livre et à l’exposition s’ajoute une interview de l’auteur des photos, Vincent Leroux dans le numéro 54 de Vacarme de l’hiver 2011. Une interview menée de main de maître par le déjà cité Antoine Perrot, dont le site internet indique qu’il est « artiste plasticien » et qui a pour entre autres mérites d’avoir, dans le cadre d’une commande réalisée en janvier et février 2010, rédigé les textes d’un livre avec le même auteur des photographies : Vincent Leroux qu’il interviewe pourtant en le vouvoyant tout au long des pages, veillant à l’ultime labélisation artistique de ce livre.
Là où le discours et l’exercice de style tiennent lieu de démarche photographique, comment perdre de vue que l’écriture photographique et ses usages ont un sens politique, culturel et social ? De quelle éthique peut se revendiquer un travail documentaire quand il réduit la vie à la seule projection qu’il en a ? À partir de quel seuil de recomposition de la réalité en arrive-t-on à nier l’identité des personnes que l’on photographie et dès lors au service de quoi se place-t-on ? Autant de questions salutaires que ce travail permet de poser.