Freud, venu à Paris pour suivre les cours de Charcot, a beaucoup fréquenté aussi la Morgue. Il y a « vu des choses que la Science préfère ignorer » (des autopsies d’enfants massacrés par leurs parents). Dans sa pratique de médecin, il observe que ses patientes névrosées en viennent toutes à évoquer les violences sexuelles qu’elles ont subies, bien souvent du père ou d’un autre parent proche, mais parfois aussi d’une personne extérieure à la famille... Freud écrit alors :
« Quant aux doutes concernant l’authenticité (de ces scènes), on peut dès maintenant les infirmer par plus d’un argument. D’abord le comportement des malades lorsqu’ils revivent ces expériences infantiles est à tous égards incompatible avec l’idée que les scènes sont autre chose qu’une réalité ressentie douloureusement et remémorée avec le plus grand déplaisir » [1]
Dans les lettres – privées – à Fliess [2], des pères sont cités à plusieurs reprises comme agents de séduction, mais dans les publications de ces années, Freud s’abstient soigneusement de les mettre en cause. Par exemple dans les Etudes sur l’hystérie (1895), le viol de Katharina est attribué à l’oncle ; mais il faudra attendre l’édition de 1924, pour apprendre, par une note en bas de page, qu’en réalité le violeur n’est pas l’oncle mais le père.
Les mots utilisés par Freud : viol, abus, attaque, attentat, agression, traumatisme, séduction sont sans ambiguïté sauf le dernier. L’adulte séducteur dira pour sa défense que l’enfant était séduisant et qu’on ne sait plus qui séduit qui... C’est donc cet euphémisme assez vague qui, après 1897, deviendra l’appellation officielle de la théorie abandonnée.
Les violances imposées à l’enfant n’ont pas toutes été brutales mais qu’elles aient provoqué de la volupté ou de l’effroi et du dégoût, le traumatisme est produit par l’intensité extrême de l’émotion ressentie dans un corps et une organisation psychique profondément immatures. Quand l’abus a été précoce (avant 4 ans), l’effroi et le dégoût préparent l’hystérie qui se déclenchera à la puberté, à la suite d’un événement donnant sens après-coup à la violance ancienne. Lorsque la première violance intervient après 4 ans, l’événement ultérieur produira plutôt la névrose obsessionnelle (avant 8 ans) ou la paranoïa. Il y a donc une première violance que l’immaturité de l’enfant lui interdit d’élaborer et qui donne lieu à refoulement, puis, à la puberté, un second événement qui vient percuter le souvenir de la première violance et lui fournit une capacité de destruction psychique importante [3].
Tollé dans le monde savant
Cette théorie présentée le 21 avril 1896, dans une communication à la Société de Psychiatrie et de Neurologie de Vienne, est accueillie par un silence glacial et on lui conseille de ne pas la publier. Krafft-Ebing directeur du Département de Psychiatrie à l’Université de Vienne déclare :
« On dirait un conte de fées scientifique. »
Freud qualifie ses auditeurs "d’imbéciles incapables de se rendre compte qu’on leur indique la solution d’un problème plusieurs fois millénaire – une source du Nil" [4].
Il écrit :
« J’eus le sentiment d’être méprisé et que tout le monde me fuyait. »
« On s’est donné le mot pour m’abandonner et le vide se fait autour de moi. »
Conrad Rieger, professeur de psychiatrie à Würzburg et spécialiste de l’hystérie, est particulièrement méprisant :
« Je ne peux croire qu’un psychiatre expérimenté puisse lire ce livre sans se sentir véritablement indigné. Indigné du fait que Freud prend très au sérieux ce qui n’est rien d’autre que radotages paranoïdes à contenu sexuel - événements purement fortuits - sans aucune signification ou entièrement inventés. Tout cela ne peut mener à rien d’autre qu’à une psychiatrie de bonnes femmes purement et simplement déplorable. »
Même son ami, le Dr Breuer qui avait cosigné l’année précédente les Etudes sur l’hystérie et qui l’aidait depuis longtemps à survivre financièrement, manifeste, comme ses autres collègues, une très grande répugnance devant une thèse qui met en cause aussi brutalement le pilier de la famille :
« Selon lui, je devrais me demander tous les jours si je suis atteint de folie morale ou de paranoïa scientifica. »
Une partie de sa maigre clientèle l’abandonne [5] et Freud écrit à Fliess :
« Tu ne saurais te figurer à quel point je suis isolé… Le vide se fait autour de moi. (…) Ce que je trouve plus désagréable, c’est de voir, pour la première fois cette année, ma consultation désertée (…) » [6].
Trouverait-il au moins un solide soutien auprès de son confident habituel ? Mais, s’il faut en croire le témoignage ultérieur du fils, Robert Fliess [7], le père a des raisons très personnelles de ne pas du tout apprécier sa théorie. Et comme dans l’esprit, on ne détruit que ce qu’on remplace, c’est lui qui va fournir la piste précieuse d’une sexualité infantile spontanée. Ainsi, on n’aura plus besoin de chercher qui est le séducteur…
En 1932, Ferenczi – proche disciple [8] et ami de Freud – apportera, au Congrès de l’Association Internationale de Psychanalyse une contribution importante où il ose reprendre à son compte la théorie de la séduction à partir de son expérience de praticien :
« L’objection, à savoir qu’il s’agit des fantasmes de l’enfant lui-même, c’est-à-dire de mensonges hystériques, perd malheureusement de la force par suite du nombre considérable de patients en analyse qui avouent eux-mêmes des voies de fait sur des enfants ».
Cette contribution sera accueillie par les psychanalystes avec une hostilité comparable à celle que Freud avait connue en 1896. On veut l’empêcher de parler, Freud lui-même insiste pour qu’il ne publie pas [9]et Jones, le premier biographe de Freud, ira jusqu’à le déclarer psychotique.
Scandale dans la famille
Indépendamment de son côté subversif pour la société patriarcale, la thèse avait de quoi déranger non seulement la minorité des adultes pervers, mais aussi les parents les plus respectueux qui avaient une difficulté extrême à concevoir – projection oblige – que des pères puissent avoir sur leur enfant un regard à ce point différent du leur et des gestes aussi monstrueux.
Il faudra encore un siècle et le combat acharné des féministes pour qu’on se décide à prendre au sérieux les victimes au lieu de les mettre en hôpital psychiatrique ou de les lobotomiser quand elles persistent à accuser leur géniteur, un homme tellement au dessus de tout soupçon.
C’est peut-être la mort du sien, le 23 octobre 1896, une mort très durement ressentie [10], qui va conduire Freud à renoncer à une découverte par trop scandaleuse puisqu’elle l’amenait à soupçonner jusqu’à son propre père. Dans la nuit qui précède son enterrement, il fait un rêve dans lequel il lit sur une pancarte :
« On est prié de fermer les yeux ».
À la pression de ses pairs pour qu’il abandonne, vient donc se joindre une pression interne d’autant plus forte que son athéisme ne l’empêche pas d’être profondément imprégné par cette culture biblique qui sacralise le père et promet un châtiment terrifiant à celui qui lui manque de respect. [11]
« Que l’œil de celui qui insulte son père soit arraché par les corbeaux des torrents, et dévoré par les enfants de l’aigle… »
S’il refusait de fermer les yeux sur les fautes de son père, les corbeaux et l’aigle se chargeraient de le rendre aveugle, aveugle à tout jamais, aveugle comme Œdipe…
Abandon d’une théorie
Le 21 septembre 1897, Freud écrit à Fliess une lettre décisive qui détaille les arguments le conduisant à renoncer à sa neurotica. Le plus spectaculaire porte sur l’impossibilité qu’il y ait autant de pères pervers.
Il évoque « la surprise de constater que dans chacun des cas, il fallait accuser le père (y compris le mien) de perversion » [12]
Dans l’article Séduction du volumineux Dictionnaire de la psychanalyse d’Elisabeth Roudinesco et Michel Plon, l’argument devient :
« Freud se heurte en effet à une réalité irréductible : tous les pères ne sont pas des violeurs (…) ».
Dans leur crainte que le lecteur d’aujourd’hui ne prenne au sérieux une thèse rejetée par l’orthodoxie, nos deux auteurs poussent l’argument à la limite et même à l’absurde [13], puisque cette fois il ne s’agit plus seulement des pères d’hystériques mais de tous les pères. Pour rendre la théorie de la séduction encore plus inacceptable, ces auteurs disent violeurs alors que Freud (le Freud de 1896 comme celui de 1897) s’en tenait au terme de perversion (le viol n’étant qu’une forme extrême dans la diversité des actes pervers).
Pourtant dans la théorie récusée, il n’était pas seulement question de pères mais aussi d’oncles, de frères, de cousins, de grands pères, de mères, de domestiques, etc. Et, quand les récits de maltraitances sexuelles sont évoqués comme « mensonges des hystériques », on oublie généralement que la théorie se fondait aussi sur des cas de personnes souffrant de névrose obsessionnelle ou de paranoïa.