À gauche, un homme blanc aux cheveux mi-longs, bruns. Il porte une petite moustache noire et une chemise couleur framboise ouverte sur le torse. À droite, une femme noire [1], cheveux lisses et tee-shirt col danseuse. Le couple sourit, radieux. Il tient un bébé à la peau brune et aux cheveux bouclés, d’une couleur caramel. En arrière-plan, des feuilles de bananier. L’image a tout du symbole. Un couple mixte, un bébé métis, une touche d’exotisme. La scène pourrait être un tableau.
Il n’en est rien : il s’agit d’une photo de Landrada, Jacques et Sonia Rolland, prise au Rwanda au début des années 1980. Dix-huit ans plus tard, l’enfant a bien grandi. Vêtue d’une robe bustier blanche, cheveux lissés et collier de perles, Sonia Rolland est sacrée Miss France 2000, un soir de décembre 1999. Immédiatement, les médias s’emparent de la belle histoire. Quoi de mieux pour entrer dans le nouveau millénaire qu’une « Miss » métisse ? C’est en tout cas l’avis de L’Humanité, qui célèbre une « Miss à l’image de la France » ; de son côté, Libération titre sur la « gazelle de Bourgogne », couleur « café crème », quand Paris Match vante son « charme de Joconde exotique » dans un portfolio au titre évocateur : « United Colors of Miss France » – en référence à la marque italienne de textile Benetton qui a fait de la célébration du métissage son élément de communication principal depuis les années 1980 [2].
En cette soirée d’hiver 1999, l’élection de la plus belle femme de France revêt une signification particulière. L’heure est à la célébration du métissage, un an et demi après la victoire d’une équipe de France « Black-Blanc-Beur » lors de la Coupe du monde de football de 1998. Ce moment de divertissement populaire télévisuel passablement misogyne devient l’occasion d’un discours de la nation sur elle-même plus explicite que d’ordinaire. Investie d’une dimension morale, l’élection de Sonia Rolland est une déclaration : voici le nouveau visage de la France. Geneviève de Fontenay, présidente du comité Miss France, ne s’y trompe pas, y voyant un « message vis-à-vis de l’Afrique : la France n’est pas raciste. C’est la première fois qu’une Miss France a des origines africaines. Le titre de Miss France 2000 est évidemment symbolique » [3].
Dans son ouvrage Mythologies, Roland Barthes définit le mythe comme une parole [4]. Le mythe est, explique-t-il, un métalangage : il y a ce que l’on lit ou ce que l’on voit effectivement et ce qui est signifié par la phrase ou l’image. Prenant en exemple une couverture de Paris Match, le philosophe explique que le soldat noir qui y figure, saluant le drapeau français, est une image mythique dont la signification est que la France est un grand Empire et qu’elle ne fait pas de distinction de couleur entre ses soldats qui sont ravis de servir sous son drapeau, quoi qu’en disent les anticolonialistes. La force du mythe est la manière dont il opère comme un constat : il a une double fonction, explique Barthes, en ce qu’il « désigne et notifie », qu’il « fait comprendre et impose » [5].
Sur la photographie de Sonia Rolland en Miss France 2000, ce que l’on voit – une jeune femme métisse, à la peau dorée et aux cheveux noirs lissés, qui porte la couronne de celle qui est désignée comme la plus belle femme de France – s’efface au profit de ce qui est signifié – la France est un pays ouvert, métissé, dans lequel cohabitent paisiblement différentes populations et où les différences sont célébrées. De même que le soldat noir est privé de son histoire, réduit à sa fonction symbolique, Sonia Rolland disparaît comme personne pour n’être plus qu’un symbole, le visage de la nation et l’incarnation mythifiée du métissage.
Chez Barthes, le mythe déforme et évacue le réel au profit de concepts. Ici, le concept est celui du métissage heureux, c’est-à-dire ce que Roger Toumson a décrit comme l’« illusion lyrique de la réconciliation des contraires et de la miscégénation universelle3 » [6]. Le professeur de littérature voit dans le motif du métissage, qui condense les enjeux du xxe siècle finissant, « l’un des aspects les plus manifestes de l’idéologie postcoloniale contemporaine de la représentation identitaire » [7]. Il est à la fois un discours sur les sociétés qui s’en revendiquent, une profession de foi et un fantasme. Fusion des contraires, « mixte fantasmatique de l’ancien et du nouveau, de l’Europe et de l’ailleurs, du même et de l’autre » [8], union du colon et du colonisé : le « métis » est un mythe qui sert une certaine lecture de l’histoire.
À l’aube du nouveau millénaire, l’ouvrage de Roger Toumson mobilisait la littérature, l’histoire et la philosophie, pour comprendre et déconstruire ce mythe qui triomphait dans la presse et les discours politiques d’alors. J’aimerais pour ma part décrypter la réalité sociale qui se trouve derrière ce mythe et qui a peu été étudiée en tant que telle. Au-delà des discours, le métissage s’incarne aussi dans des corps, des existences individuelles, des vies familiales. Qui sont ces couples mixtes célébrés ou conspués ? Qui sont leurs enfants devenus adultes, ces « métis » qui devraient incarner à la fois la beauté, la réconciliation et le futur de l’humanité ? Qu’est-ce que l’analyse sociologique de leurs expériences et de leur intimité fait au mythe du métissage ? Que dit-elle, finalement, de notre société, de son rapport aux questions raciales et de ses frontières symboliques ?
Lorsque l’on croise une personne dans la rue, on remarque souvent son genre : routinièrement, on classifie les passants et passantes comme des hommes et des femmes. Selon les sociologues Michael Omi et Howard Winant, on remarque tout aussi routinièrement et tout aussi immédiatement leur race [9] : on classifie spontanément ces mêmes passants et passantes en personnes noires, blanches, arabes, asiatiques, en utilisant des catégories aussi profondément ancrées dans le sens commun que le couple masculin/féminin. Dans une société où la majorité des personnes sont catégorisées comme appartenant au groupe dit « blanc », le fait d’être considéré comme tel peut passer relativement inaperçu : ce qui est défini comme « normal » est souvent peu remarquable. En revanche, si votre médecin, votre pharmacienne ou votre garagiste est une personne considérée comme non blanche, il est fort probable que vous le remarquiez, c’est-à-dire que vous assigniez vous-même cette personne à une catégorie raciale.
Selon les deux sociologues, le caractère routinier de la catégorisation raciale se révèle particulièrement dans les cas où l’on a précisément un doute sur le groupe d’appartenance de la personne que l’on rencontre, c’est-à-dire dans les cas où il existe une ambiguïté sur la catégorisation. Il peut planer un certain inconfort, qui résulte de la mise en « crise momentanée de la signification raciale » [10]. Si cet inconfort est sûrement moindre dans une société comme la France où le recours à des catégories raciales stabilisées et institutionnalisées est moins systématique qu’aux États-Unis, par exemple, tout le monde est capable de se représenter à quoi pourrait ressembler une personne ambiguë racialement, c’est-à-dire une personne qu’on ne pourrait pas immédiatement et sans incertitude rattacher à un groupe soi-disant racial.
Cette absence d’évidence de la catégorisation rend précisément les cas d’ambiguïté intéressants à étudier puisqu’ils permettent de comprendre ce qui fait qu’un individu est placé d’un côté ou de l’autre d’une frontière raciale. Comment opèrent ces frontières symboliques ? Comment sont-elles tracées, de sorte à inclure certaines personnes et à en exclure d’autres ? En cas d’ambiguïté sur l’apparence physique, sur quoi la catégorisation raciale se fonde-t-elle ? Comment les individus potentiellement « ambigus » se définissent-ils et comment se positionnent-ils par rapport aux autres, d’un point de vue racial ?
Ceux que l’on désigne comme « métis », les descendants de couples mixtes, sont susceptibles de représenter un cas paradigmatique de cette ambiguïté. Étudier leurs parcours permet donc d’apporter un éclairage précieux sur les frontières raciales et la manière dont elles sont imaginées, produites, sécurisées, transformées ou contestées par les « métissages ». Le cas des descendants de couples mixtes soulève également la question de l’interaction entre la perception qu’ont les individus d’eux-mêmes, la manière dont ils sont perçus par les autres et la place des héritages familiaux et de l’hérédité dans la production de la race.
En effet, la famille et la parenté sont fondamentales dans la fabrique de la race, puisque celle-ci a historiquement été construite « autour de la notion d’hérédité, “naturelle” ou “culturelle”, dont le principal vecteur est la famille, au moins dans la parenté euro-américaine » [11]. Dans sa perspective naturaliste, la race se transmet par la reproduction sexuelle, elle-même arrimée à la cellule familiale. Cette dernière est le lieu central de la sécurisation des frontières raciales et de leur stabilité, c’est-à-dire de la préservation d’une supposée « pureté » raciale. Le système de catégorisation raciale est donc fondé sur une reproduction intergénérationnelle : nous sommes supposés hériter notre position raciale de nos parents. Cette logique de racialisation veut qu’un couple de personnes blanches donne naissance à un enfant blanc, et qu’un couple de personnes noires donne naissance à un enfant noir.
Notre pensée de la race est donc, inavouablement, toujours marquée par une profonde biologisation. Loin de régresser, celle-ci serait même nourrie par l’influence récente de la recherche en génomique sur la pensée de la race, d’après certaines enquêtes [12]. Le développement, dans plusieurs pays, du recours à des tests ADN afin de découvrir la « vérité » de son héritage racial témoigne de la popularité croissante du déterminisme génétique dans la conceptualisation de l’identité raciale [13]. Ces tests, censés retracer les ascendances des individus, sont susceptibles de renforcer la conception génétique de la race, comprise comme intrinsèquement liée aux ancêtres et aux différentes routes migratoires qu’ils ont empruntées.
À cet égard, les familles fondées par les couples mixtes viennent perturber la norme d’homogénéité raciale familiale et bouleversent potentiellement la compréhension dominante de l’ordre racialisé. Si l’on hérite de sa position raciale par ses parents, de quelle position héritent les descendants de couples mixtes ? L’entrée par la famille pour étudier la formation et la négociation des frontières raciales permet d’interroger la reproduction de la race. Dès lors que les marqueurs de la racialisation sont, en partie, des marqueurs physiques, ils mettent en jeu la dimension héréditaire de la reproduction familiale. Mais la reproduction telle qu’elle se joue au sein des familles n’est toutefois pas uniquement biologique ou génétique. La famille est également le lieu privilégié de ce que les sociologues appellent la socialisation primaire [14]. C’est au sein de la famille que l’enfant façonne sa « première compréhension, et souvent celle qui a le plus d’influence, de [son] sens émergent de soi » [15].
La famille est en cela une entrée particulièrement féconde pour étudier la manière dont les identités se transmettent et dont les rôles s’acquièrent. Lorsque les individus d’une même famille ne sont pas assignés aux mêmes groupes, les différences racialisées sont vécues, expérimentées et négociées au niveau le plus intime. L’entrée par les zones troubles que représentent les cas d’ambiguïté est par ailleurs un moyen de se confronter aux processus par lesquels les catégories raciales sont habitées et transformées [16]. Comment s’identifient les individus nés de couples mixtes et à quel processus de racialisation sont-ils soumis en France ? Comment se transmettent les identités raciales lorsque parents et enfants sont susceptibles de n’être pas racialisés de la même manière ? Est-ce que la racialisation minoritaire prévaut, comme c’est le cas aux États-Unis, ou existe-t-il des formes différentes de négociation des frontières raciales dans le contexte français ? Finalement, qu’est-ce que le fait d’avoir été socialisé par un parent blanc fait au processus de formation raciale ?
Ces questions, qui constituent le fil rouge de ce livre, appellent à penser conjointement les processus de socialisation et la construction des frontières raciales, en suivant l’hypothèse de la chercheuse Maria P. P. Root, selon laquelle la mixité familiale peut être créatrice d’un bouleversement des frontières symboliques entre « eux » et « nous », dans la mesure où des individus et/ou des familles s’inscrivent simultanément de chaque côté [17]. La situation de dissonance présentée par les configurations familiales racialement mixtes a, dès lors, ceci d’heuristique qu’elle permet de mettre au jour les processus d’identification et d’appartenance, dans la potentielle non-congruence entre la manière de se percevoir soi-même, d’être perçu par les autres, et ce qui nous a été transmis de notre position raciale et de ce qui est censé s’y rattacher [18].
En se fondant à la fois sur une analyse des représentations contemporaines du métissage, sur l’histoire du terme et de ses usages, et sur une enquête sociologique sur les couples mixtes et leurs descendants en France, ce livre est une invitation à aller décrypter ce qui se joue derrière le mythe métis et la manière dont opèrent les structures racialisées de la société française, à l’heure où les célébrations mythifiées du métissage cohabitent avec les peurs réactivées du mélange et du « grand remplacement ».