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Le vocabulaire de l’hospitalité est-il républicain ?

Réflexions critiques sur un paradigme peu questionné de la pensée républicaine française

par Magali Bessone
4 novembre 2022

Les éloges de l’hospitalité sont assurément légitimes, et même bienvenus, nécessaires, en ces temps de fermeture des frontières, d’égoïsme et de cynisme décomplexé, de « préférence nationale » assumée et de realpolitik meurtrière, mais ils ne sauraient à eux seuls constituer un antidote politique. C’est ce que montre Magali Bessone dans les lignes qui suivent. Elle y analyse le paradigme de l’hospitalité, omniprésent dans la pensée politique française sur « l’immigration » et « l’intégration », comme un symptôme de la conversion, systématiquement accomplie par le républicanisme, des principes politiques de justice en obligations éthiques lorsqu’il est question de migrations. Dans ce texte initialement paru dans la revue Éthique publique, la philosophe soutient, d’une manière qui nous parait pertinente et même salutaire, qu’il importe de « déséthiciser » les questions de migrations – non pas par le bas, comme le veut la nouvelle doxa immoraliste, mais par le haut : ce n’est pas à moins de considération pour les migrant·e·s que nous invite Magali Bessone, mais à plus de considération, afin que soit enfin pris au sérieux, et traité politiquement, un principe fondamental, sans cesse écarté du débat public dès qu’il est question d’étrangers et de « devoir d’hospitalité » : le principe d’égalité.

Le vocabulaire de l’hospitalité est massivement employé dans la « philosophie publique » française républicaine (Laborde, 2008 [1]) pour penser les questions d’immigration, au point qu’on a pu considérer qu’il s’est constitué en « nouveau paradigme » au cours des années 1990 (Rosello, 2001). En témoignent des déclarations aussi variées que la question supposément « maladroite » de Jean-Louis Debré, ministre de l’Intérieur en pleine campagne législative en 1997, « [e]st-ce que vous acceptez que des étrangers viennent chez vous, s’installent chez vous et, ouvrant votre frigidaire, se servent ? », ou, presque dix ans plus tôt et de l’autre bord de l’échiquier politique, la célèbre affirmation de Michel Rocard prononcée durant l’émission de télévision « 7 sur 7 » en 1989, « […] nous ne pouvons pas héberger toute la misère du monde », réitérée à l’Assemblée nationale en 1990 : « [q]uelque généreux qu’on soit, nous ne pouvons accueillir toute la misère du monde ». L’immigration se pense en termes d’accueil et d’hôtes (invitants et invités), vocabulaire fonctionnant sur le mode de l’évidence pour saisir la relation entre les citoyens et les étrangers qui viennent et s’installent « chez eux ».

Or, si le phénomène de l’immigration est distinctement sociopolitique, le concept d’hospitalité relève plutôt d’une théorie éthique et son statut dans les discours est celui d’une métaphore (Rosello, 2001). Mon hypothèse est que son usage est un symptôme de la conversion, systématiquement accomplie par le républicanisme, des principes politiques de justice en obligations éthiques lorsqu’il est question de migrations.

En effet, les phénomènes migratoires déstabilisent profondément le cœur des structures traditionnelles de la politique républicaine historiquement fondée sur le principe de l’organisation territoriale souveraine dont les limites d’appartenance sont définies par le contrat social originel. Malgré ses déclarations sur les principes universels de liberté de circulation et du droit d’asile, l’État républicain est embarrassé par les phénomènes de mobilité, par l’entrée « chez nous » de gens qui ne s’y trouvaient pas déjà. Cet embarras, qui est une manifestation de la préférence pour la nation construite comme toujours déjà là et toujours déjà le lieu de l’identification au « nous » et de la pratique commune du nous, n’est certes pas propre au républicanisme français. On peut le trouver dans des contextes politiques libéraux où il est dénoncé comme procédant d’une construction historique des États devenue modèle normatif universel, par des philosophes et chercheurs en sciences sociales préoccupés par l’ouverture des frontières (Agnew, 1994 ; Carens, 1987, 2013).

Toutefois, le choix de la métaphore hospitalière pour traiter les questions d’immigration est un phénomène dont l’ampleur est distinctement française. Lorsque Seyla Benhabib (Benhabib et al., 2006) ou Sarah Gibson (Gibson 2003) mobilisent le vocabulaire de l’hospitalité, la première pour proposer un appareil théorique du cosmopolitisme (à partir du traitement de « l’affaire du foulard » en France et du droit de vote des étrangers en Allemagne), la seconde, une analyse du fonctionnement des foyers de migrants en Grande-Bretagne, c’est bien – dans les deux cas – la position théorique de Jacques Derrida qui est mobilisée.

Ce qui m’intéresse ici, c’est d’observer comment se construisent des discours – ce que traduit la formulation de questions d’immigration en termes d’hospitalité et d’accueil. Je veux suggérer que cela traduit la conviction que la solution au « problème » politique de l’immigration ou de la mobilité est avant tout d’ordre éthique. Or ce déplacement, qui existe bien évidemment dans d’autres contextes, est particulièrement signifiant et fonctionnel dans le contexte français : c’est pourquoi non seulement la métaphore hospitalière y est présente partout dans les discours publics et médiatiques, mais aussi pourquoi de nombreux théoriciens français l’ont mobilisée pour penser le rapport entre citoyen et étranger. Dans le langage de la philosophie publique républicaine, si les citoyens français sont gouvernés au nom d’exigences politiques de justice, les étrangers, eux, relèvent uniquement d’obligations éthiques d’hospitalité. En d’autres termes, le traitement de l’immigration par l’hospitalité traduit la tentative de découpler pour les étrangers ce qui est associé pour les citoyens, le politique et l’éthique – ce qui a pour effet d’exclure les étrangers de la sphère légitime du politique.

Dans un premier temps, je présenterai la façon dont la métaphore hospitalière dans son usage traditionnellement républicain repose sur la validation de l’analogie entre norme privée et norme publique d’accueil de l’autre : accueillir des étrangers chez nous, c’est « comme » accueillir un invité chez soi – le traitement de la migration relève ainsi d’une norme de bienveillance qui régit la sphère privée, sans visée d’effective égalisation des conditions.

Dans un deuxième temps, je montrerai comment la mobilisation du discours de l’hospitalité au nom d’une critique sociale de cette philosophie publique républicaine rencontre elle aussi des limites politiques. Dans cette version, le vocabulaire de l’hospitalité a pour fonction de plaider pour instiller un surplus d’éthique dans la pratique des politiques d’immigration. Mais si dans sa radicalité même, l’exigence éthique d’hospitalité tend vers l’ouverture inconditionnée à l’autre, la pratique juridico-politique du traitement des migrations impose la prise en compte de médiations : elle ne peut se contenter d’un appel à une rencontre intersubjective (Le Blanc, 2010) ou à une politique du « non lieu » ou de « l’a-topie », de l’absence de lieu (Cusset, 2010).

Dans un troisième et dernier temps, je reprendrai à mon compte une seconde version de l’usage critique de l’hospitalité, qui souligne la dimension d’asymétrie et d’inégalité inhérentes à la norme et à la pratique hospitalières. Je suggérerai qu’une telle approche doit nous conduire plus radicalement à refuser de mobiliser le paradigme de l’hospitalité pour traiter de l’immigration ; il importe de « déséthiciser » et de re-politiser le statut de la citoyenneté républicaine indépendamment de la question de l’appartenance territoriale originelle. Penser la présence de l’étranger sur le modèle d’un accueil de l’autre « chez soi » tend à ôter à la critique toute capacité de traduction dans l’action ou l’engagement politique effectif. Changer de discours ne suffit pas, à coup sûr, pour changer les pratiques ; cela permettrait néanmoins de ne plus dissimuler les pratiques juridico-politiques de traitement de l’immigration derrière une prétendue bonne volonté d’accueillir les « autres » chez nous.

Comme le souligne Mireille Rosello (2004), quoique théoriser l’immigration en termes d’hospitalité n’ait rien d’évident à première vue (l’immigrant pouvant être considéré aussi, et de manière ni plus ni moins problématique, comme un ami, un ennemi, un frère, un client, un serviteur, un vaincu, etc.), la métaphore hospitalière s’est imposée en France à la fin du XXe siècle : le citoyen est l’hôte accueillant sur son territoire un étranger invité. Ce paradigme repose sur un ressort principal : l’analogie postulée entre une pratique individuelle et une pratique collective.

Le modèle privé, intersubjectif, de l’hospitalité, repose sur une asymétrie qui reconnaît par principe, de droit et de fait, un statut d’infériorité à l’étranger de passage : l’invitant accueille l’invité « chez lui » – dans un lieu clos aux limites déterminées, déjà possédé et déjà structuré par des normes qui sont par principe l’apanage de l’accueillant et auxquelles l’accueilli doit se conformer. Son statut confère à l’accueillant le droit d’établir les règles de franchissement du seuil et de comportement lors du séjour (par exemple quelles parties de « chez lui » sont ouvertes à l’invité et lesquelles, correspondant à un usage intime, lui sont interdites). Respecter les normes et règles du lieu où il est accueilli permet en retour à l’invité de bénéficier de la protection de l’invitant pour la durée de son séjour – étant entendu que cette durée est finie.

L’hospitalité est limitée dans l’espace et dans le temps. Dans sa forme privée, l’hospitalité, obligation librement consentie d’offrir le gîte et le couvert à ses hôtes, constitue ainsi une protection à la fois pour les étrangers et contre les étrangers. Comme en témoigne l’étymologie (hostire signifie « égaliser »), il s’agit de compenser une inégalité positionnelle ou situationnelle reconnue comme telle entre deux personnes, l’une qui est chez elle et l’autre qui ne l’est pas, en accueillant partiellement l’autre comme un égal afin de réduire le risque attaché à sa non-appartenance originelle. Ainsi, d’emblée, dans sa forme privée, l’hospitalité comporte une forte ambiguïté : elle consiste fondamentalement à reconnaître l’étrangeté irréductible de l’étranger, et dans le même mouvement à tâcher de la réduire pour que la présence de l’étranger ne soit pas ressentie comme une invasion ou une intrusion.

L’invocation constante de la proximité entre forme publique et forme privée, voire la réduction de la première à la seconde, repose sur l’hypothèse non interrogée selon laquelle la forme publique de l’hospitalité relève de la même structure normative que la forme privée. Dans sa forme publique, l’hospitalité peut se définir à la fois comme un ensemble de pratiques codifiées de manière assez lâche, visant à réguler les conditions d’entrée et de séjour d’étrangers sur un territoire, et comme une structure normative qui justifie ces pratiques (Gotman, 2004). Comme en témoigne, parmi bien d’autres, la phrase de Jean-Louis Debré rappelée en introduction, la structure normative de l’hospitalité publique est pensée par analogie avec le modèle privé.

Tout se passe comme si l’ensemble des pratiques administratives et juridiques associées au traitement de l’immigration ne constituait qu’une des applications possibles d’une unique norme d’accueil de l’autre présentée dans toute sa pureté sous sa forme individuelle, sans requérir la modification de la théorisation de cette norme lorsque de privée et d’individuelle l’hospitalité devient publique et collective. Dans une telle approche, les politiques d’immigration sont des politiques d’hospitalité modélisées par une relation d’intersubjectivité : le corps politique, constitué sur le mode de l’adhésion volontaire contractuelle en peuple uni et indivisible, est souverain dans un État dont la forme naturalisée est la forme territoriale, circonstance objective de la communauté politique, et dont les frontières s’entrouvrent occasionnellement pour accueillir des étrangers de passage.

Cet usage de l’analogie contribue à représenter comme négligeables des différences pourtant déterminantes entre la forme intersubjective, privée, et la forme collective, publique, de l’hospitalité, et qui font de la première un modèle peu fécond pour penser la seconde. On mentionnera deux de ces différences structurelles fondamentales.

Premièrement, la forme collective substitue par nécessité des dispositifs publics impersonnels à l’accueil interpersonnel en jeu dans la forme privée. Ne se rencontrent plus des individus mais des fonctions et des catégories. La relation sociale ainsi médiatisée devient une relation de statuts où l’étranger est d’abord appréhendé comme membre d’une catégorie administrative : européen ou non européen, majeur ou mineur, sans-papiers, réfugié, apatride, à ce titre détenteur d’un certificat de résidence, d’une carte de résident longue durée, d’une carte de séjour « compétences et talents », « retraité », d’une carte de séjour temporaire mention « étudiant », « vie privée et familiale », « visiteur », etc., l’étranger fait face à des représentants de la mairie, de la préfecture, des ambassades, de la police des frontières, du tribunal de Grande instance (juge aux affaires familiales), de l’Office des migrations internationales, du ministère de l’Intérieur, du ministère des Affaires étrangères, etc. dont la fonction est de déterminer le statut administratif de l’accueilli et les droits qui lui sont afférents. En outre, à ces différents représentants institutionnels s’ajoutent les médecins, psychologues, interprètes, avocats, travailleurs sociaux, qui assurent l’accès ou le contact « ordinaire » entre étrangers et représentants des institutions du pays d’accueil et contribuent à fournir les informations pertinentes pour la classification.

Le caractère médiatisé de la relation pèse également au niveau territorial et administratif qui effectue réellement « l’accueil » des étrangers : ces derniers ont en face d’eux des représentants d’un corps politique qui est loin d’être celui, indivisible, du « peuple français », mais qui est traversé de divisions profondes et d’administrations en concurrence. Dans le mouvement historique qui a conduit à son institution et à sa légitimation, l’État français s’est certes construit par le transfert de l’organisation de la présence et du statut des étrangers depuis les cités médiévales vers un organisme centralisé chargé de la définition homogène des citoyens et des frontières de la souveraineté ; néanmoins, c’est bien toujours à la commune ou à la municipalité de « faire de la place » aux étrangers que l’État a autorisés à séjourner, travailler ou bénéficier d’une vie de famille sur son territoire. La loi Sarkozy de 2003 sur « la maîtrise de l’immigration et le séjour des étrangers » a renforcé le pouvoir décisionnel des autorités locales en accordant des prérogatives supplémentaires aux maires : ce sont eux, par exemple, qui valident les « justificatifs d’hébergement » exigés sous la forme « d’attestations d’accueil » pour les séjours de moins de trois mois ; ce sont les dispositifs locaux qui donnent un contenu concret au cadre formel des lois nationales (le droit au logement social par exemple).

Les mesures « d’accueil » des étrangers sont donc mises en place par des administrations municipales qui demeurent dépendantes de phénomènes de proximité et de stratégies locales, qui se traduisent par des effets de concurrence entre municipalités pour se débarrasser des étrangers « indésirables » et retenir les « bons » étrangers : en constante négociation avec les régions et l’État, elles classent, territorialisent ou déterritorialisent les populations qui ont été préalablement catégorisées (Gotman, 2004 ; Fassin et al., 2014). À la relation de rencontre intersubjective directe, qui est celle de l’hospitalité privée, se substitue donc une chaîne de formulaires et de directives, de documents tamponnés et de cases administratives où les personnes disparaissent derrière les représentations, les fonctions et les statuts que leur confèrent leurs catégories : on est loin d’un face à face entre le peuple – ou même le citoyen – et l’étranger.

Enfin, les « lois de l’hospitalité » trouvent ainsi des traductions administratives et juridiques extrêmement variables. Les règles de franchissement du seuil et de comportement lors du séjour sont différenciées selon des statuts qui en outre sont fréquemment modifiés. Le franchissement du seuil, appréhendé en termes d’instantanéité ou de limite symbolique dans la relation privée hospitalière, devient franchissement de frontière et, dans le cas d’étrangers non munis des documents requis ou en situation de demande d’asile, maintien plus ou moins long en zone d’attente qui fonctionne à la fois comme un sas de contention et comme une « mise en camps » où l’instant devient durée indéterminée et la limite symbolique lieu de rétention (Agier, 2008 ; Bernardot, 2008 ; Legros, 2011).

Les normes, droits et régulations qui régissent le comportement des étrangers durant leur séjour en France, concernant les possibilités d’étudier, de travailler, de se loger, de partir résider dans un autre pays ou de disposer d’une protection sociale, dépendent également du statut qu’ils ont obtenu. La mise en statuts contribue à placer les immigrants étrangers à une distance politique, sociale et géographique des hôtes citoyens qui a pour effet de les marginaliser à la fois institutionnellement – l’expérience que font étrangers et citoyens des institutions et pratiques du pays d’accueil ne saurait fonder ni familiarité ni sens du commun – et littéralement – le territoire sur lequel sont accueillis les étrangers est lui-même organisé de telle sorte qu’ils ne « partagent » souvent avec leurs hôtes que des espaces étroitement circonscrits, voire situés à l’écart des centres urbains dans des quartiers de relégation.

La médiatisation, qui provoque une relation impersonnelle, et la différenciation statutaire, qui aboutit à une marginalisation, travaillent ainsi la structure normative de l’hospitalité publique de telle sorte qu’il est absurde de conceptualiser cette dernière simplement comme la forme collective prise par l’hospitalité privée intersubjective, comme si le changement était purement quantitatif, un simple jeu d’échelle, sans aucun effet sur la structure elle-même. L’accueil des étrangers en France n’est pas la multiplication du geste d’accueil d’un étranger par un citoyen chez lui.

Deuxièmement, l’exigence d’égalisation comme compensation qui était au cœur de la pratique privée perd de son importance. L’inégalité positionnelle entre invité et invitant se trouve radicalisée par l’usage de la métaphore dans sa forme publique et collective. D’une part, se trouvent face à face des sujets au statut ontologique très différent : c’est un agent collectif, un « nous » déjà constitué par le mythe du contrat social républicain qui se trouve placé en position d’accueillant ; les étrangers à la fois individualisés et désincarnés sont placés en position d’accueillis dans ce corps collectif. Le corps collectif se voit fictivement reconnu comme hospitalier, comme s’il s’agissait d’une vertu des institutions toujours tenues d’assurer à la fois la fonction de clôture préalable du corps et la gestion de la situation transitoire des accueillis.

D’autre part, l’inégalité juridico-politique entre les sujets est également radicalisée. Les lois d’immigration ne retiennent de la loi non écrite de l’hospitalité que le droit limité dans le temps et dans l’espace à une « visite » qui n’octroie aucun droit à la citoyenneté pleine et entière (Kant, [1795] 1991) et permet de prolonger le « feuilletage » en matière d’accès à des droits sociaux ou politiques selon le statut des étrangers concernés. Selon Emmanuel Kant, le droit d’hospitalité auquel peut prétendre l’étranger, droit fondamentalement négatif dans sa forme (« ne pas être traité en ennemi lorsqu’il arrive sur le territoire d’autrui ») est un droit de visite et non un droit de résidence, qui concerne seulement les citoyens, ni même un droit d’accueil (Gastrecht), qui « exigerait alors un contrat particulier de bienfaisance ». Dans la reprise républicaine contemporaine de cette hospitalité conditionnée, les touristes et visiteurs relèvent bien à strictement parler du droit d’hospitalité – ils viennent et repartent – ; en revanche, les migrants, les demandeurs d’asile, les réfugiés, qui viennent et prétendent rester, relèvent du droit d’accueil, gouverné par notre bienveillance, soit par l’expression d’une vertu supplémentaire, susceptible d’une traduction politique qui exigerait un « contrat particulier » qui ne vaut pas pour acceptation dans le contrat social.

C’est en mobilisant le paradigme de l’hospitalité en son sens kantien pour penser les mobilités actuelles que l’État républicain peut accentuer la distinction entre droit de visite dû à tout étranger (obligation simplement éthique) et droit d’accueil, effet de bienveillance (susceptible d’une mise en œuvre politique particulière) non dû au nom de l’hospitalité. Les obligations du peuple accueillant sont ainsi requalifiées comme des actes surérogatoires de générosité ou de charité, tandis que les droits des étrangers accueillis deviennent des devoirs d’insertion, d’intégration ou d’assimilation.

De la sorte, l’État républicain peut affirmer la nécessité du contrôle de l’immigration et du maintien du statut des étrangers comme des « autres » irréductibles sur le plan de l’insertion dans le corps politique, et présenter sa pratique comme vertueuse, comme la meilleure manière de réaliser la visée du contrat social – la réaffirmation constante d’un « nous » uni et durable sur l’indivisibilité duquel ne pèse pas le risque qu’imposerait la multiplication de contrats particuliers aux clauses négociées. Les institutions fonctionnent pour construire le « chez nous » – et reconduire la croyance des membres du corps politique en ce « chez nous » – dans et par l’opposition à ceux qui viennent d’ailleurs et revendiquent un contrat particulier. Les membres du « nous » sont des citoyens unis par des liens de coopération et de solidarité qui ne concernent pas les étrangers. L’accueil et son corollaire, la réduction de l’étrangeté des étrangers, ne peut donc être moralement exigé des institutions politiques dont la fonction primordiale est d’abord la protection du peuple et qui ne doivent aux autres, à ceux qui ne sont pas déjà membres du peuple, qu’un droit de visite.

Fort du constat selon lequel l’usage républicain de l’hospitalité sert à reconduire les inégalités sociopolitiques entre citoyens nationaux et étrangers en les parant des atours d’une pratique éthique, un usage critique de la notion s’est imposé dans les premières années du XXIe siècle. On peut identifier la référence à l’hospitalité dans deux types de discours critiques ou deux écoles de pensée très différentes (Rosello, 2004). Je me concentrerai dans cette partie sur une première version de la critique, qui mobilise elle aussi l’analogie entre l’individuel et le collectif, entre l’accueil « chez moi » et l’entrée « chez nous », pour plaider en faveur d’un supplément d’hospitalité dans nos politiques d’immigration au nom de l’humanité – l’hospitalité étant alors convoquée comme une vertu qu’il importe de requérir des citoyens individuels suppléant les institutions démocratiques défectueuses. Le paradigme de l’hospitalité est mobilisé pour dénoncer l’échec des politiques d’immigration en termes d’obligation morale due aux migrants – « nous » ne sommes pas suffisamment hospitaliers, car la forme publique s’éloigne trop de la norme privée d’hospitalité, toujours prise pour modèle universel.

Au-delà des usages associatifs ou militants de la notion d’hospitalité en ce sens (Rapport du Groupe POLIM – La Cimade IdF, 2011), je veux ici m’intéresser aux conséquences théoriques souvent implicites de la construction du discours sur l’immigration par l’intermédiaire d’un discours hospitalier. On peut en trouver deux variantes dans les essais de Guillaume Le Blanc et d’Yves Cusset, parus tous deux en 2010. Sans minimiser les différences entre leurs théorisations respectives de l’hospitalité, ils ont pour enjeu commun de plaider pour un supplément d’hospitalité dans les politiques « d’accueil » des étrangers – défendu à un niveau « infra-politique » pour Le Blanc et sur le plan d’une « philosophie politique » pour Cusset. Tous deux partent de l’analyse derridéenne de l’hospitalité (Derrida, 1997a). Selon Jacques Derrida, l’hospitalité devrait être inconditionnelle, à l’infini, hyperbolique, procéder, selon la formule d’Yves Cusset, d’une « sollicitude inconditionnelle pour la vulnérabilité des sans parts » (Cusset, 2010 : 8) ; mais elle ne peut être mise en œuvre dans sa forme publique que sous conditions et par le tracé de limites qui correspondent au contrôle indispensable pour un État de son territoire et de sa population : elle est donc la figure par excellence du hiatus entre éthique et politique. C’est pourquoi l’hospitalité comporte une face sombre, hostile – Derrida parle d’« hostipitalité » (Derrida, 1997b). Pour réduire ce hiatus, Derrida en appelle à dépasser la dimension politico-juridique (kantienne) de l’hospitalité, ce qu’il propose d’accomplir par un double mouvement de réinterprétation :

 d’une part, il faut déplacer l’accent normatif de l’hospitalité sur l’accueil, dont il fait à la fois la métonymie et la vérité éthique de l’hospitalité ;

 d’autre part, il faut associer l’accueil à une expérience du politique qui refuse de se laisser restreindre par les règles juridiques qui garantissent l’hospitalité sur le plan collectif tout en la contraignant.

Toutefois ces deux mouvements ne coïncident pas nécessairement : soit l’accueil est débarrassé de sa dimension juridique contraignante et se pense tout entier dans une éthique individuelle, mais la dimension proprement politique de l’hospitalité semble plus délicate à théoriser. Si, au contraire, on veut donner un sens à cette expérience du politique, on peut penser les pratiques d’hospitalité comme des politiques de résistance visant l’exigence éthique radicale de l’accueil et condamnées à la rater ; mais l’hospitalité semble alors n’être qu’utopie. Le Blanc réinvestit la première démarche ; Cusset la seconde.

Le Blanc propose de réduire le hiatus inhérent à l’hospitalité en la pensant comme une norme essentiellement éthique, mais en atténuant le caractère extraordinaire de l’accueil « pur » de l’autre exigé par Derrida pour réintégrer l’hospitalité dans une pratique éthique quotidienne, plus ordinaire et moralement moins exigeante. L’hospitalité se fonde ainsi sur l’acceptation que nous sommes tous des étrangers non seulement pour les autres, mais pour nous-mêmes. L’étrangeté étant une condition essentielle de notre subjectivité, l’hospitalité consiste à penser les relations intersubjectives sur le même mode que celui de la réflexivité subjective : si j’accepte de me vivre le plus souvent comme un étranger à moi-même, je peux accepter de m’ouvrir à l’autre comme à un autre moi-même. Dans cette acception, le plus intime (le rapport à soi) est aussi le plus universel (le rapport à tout autre), et l’hospitalité consiste à prendre le risque du dévoilement de soi dans une rencontre singulière avec l’autre, tout autre, n’importe quel autre indépendamment des données empiriques de nos situations respectives.

Les difficultés d’une telle position sur le plan politique sont celles de tout cosmopolitisme individualiste où l’ouverture des frontières n’a pas plus de signification politique que l’ouverture de soi et en est comme un prolongement métaphorique. L’accueil, si on le prend au sérieux, se produit dans la coprésence des individus, qui est ainsi toujours déjà acquise mais dont les conditions réelles ne sont pas remises en cause. Une telle approche présente l’intérêt de remettre radicalement en question l’inégalité ou l’asymétrie des situations individuelles que l’on rencontre dans la conception classique de l’hospitalité, mais cette symétrie affirmée repose sur une mise en déséquilibre de son propre rapport à soi sans fournir les éléments (psychologiques, phénoménologiques, sociaux, politiques) pertinents de l’égalisation : n’est-il pas illusoire de penser que, dans les interactions quotidiennes, « l’accueil » d’un autre qui se vit sur le mode de la « double absence » et de la contradiction constitutive (Sayad, 1999), par un moi qui est construit sur la certitude de son appartenance à la communauté politique, peut être autre chose qu’une projection de ce dernier comme forme d’un universel abstrait ?

Corrélativement, cette approche ne fournit aucune indication sur une possible traduction politique concrète de cette hospitalité ordinaire, par exemple dans des pratiques collectives visant à réformer le droit de séjour, puisqu’elle repose sur le modèle d’une relation de subjectivités infra-politiques. Tout se passe comme si le « lieu » de l’accueil et de la subjectivation des étrangers n’était en aucun cas celui des institutions ou des sujets politiques pris dans des institutions et susceptibles de peser sur elles : la réflexion de Le Blanc ne nous fournit pas les critères qui permettraient d’évaluer le sens et la portée des bonnes ou mauvaises formes juridico-politiques de traitement de l’immigration.

Pour Cusset, penser l’hospitalité sur le mode d’une « philosophie politique de l’accueil » consiste d’abord à prendre acte, dans la lignée de Derrida, des paradoxes constitutifs de l’accueil : il est ouverture inconditionnelle à l’autre mais il n’est effectif qu’à certaines conditions ; il est inutile là où il est d’emblée possible et impossible là où il est nécessaire ; enfin, l’accueil est nécessaire d’un point de vue éthique et impossible d’un point de vue politique. Accepter le caractère indépassable de ces paradoxes doit nous conduire à une pratique concrète de l’hospitalité comme expérience du politique signalée par Derrida. Elle est alors à la fois geste politique personnel (j’invite chez moi qui je veux) et démonstration de politique publique, puisque le sens et la portée de l’hébergement sont indissociables du contexte institutionnel et de la culture publique dans lesquels le geste est évalué, loué ou condamné.

Toutefois pour Cusset, lorsqu’elle est expérience politique, l’hospitalité est toujours une politique de résistance par définition singulière, ponctuelle et réagissant en contexte à l’insuffisance des politiques d’immigration pour dénoncer leur défaut éthique. Ainsi, cette posture critique considère-t-elle que si l’hospitalité « est folie, elle n’en est pas moins souhaitable, elle est le supplément éthique de la raison d’État » (Rosello, 2004 : 1521). Elle représente une entrée en dissidence des citoyens, prenant à leur charge en tant qu’individus l’exigence éthique d’hospitalité, mais renonçant à l’exiger de leurs institutions.

En outre, l’étranger qui est ainsi accueilli est essentiellement pensé sur le mode de la vulnérabilité, du dénuement, de la détresse, dont le visage « me somme » de « lui donner asile » (Cusset, 2010 : 212), auquel le sujet politique qui est (se pense) « chez lui » doit disponibilité et sollicitude. Enfin, cette expérience politique de l’hospitalité repose sur la condition de possibilité de la reconnaissance d’un « chez nous » analogue au « chez soi ».

Certes, Cusset suggère qu’il faut remettre en cause la supposition d’appartenances préalables : je ne suis pas préalablement propriétaire du « chez moi/chez nous », territoire qui fonctionne comme lieu commun, toujours déjà partagé et que nous habitons ensemble. Le sol « n’est au sens strict la possession de personne », écrit Cusset (Cusset, 2010 : 213) : la politique de l’accueil qu’il appelle de ses vœux est une « politique d’instauration de lieux communs » (Cusset, 2010 : 215).

Dès lors, comme il l’admet, cette politique est fondamentalement utopie – l’hospitalité n’a littéralement « pas de lieu politique » (Ibid.). De la sorte, soit elle porte en elle le renversement de toute politique, soit – ce qui est la solution préconisée par Cusset – elle ne peut se faire qu’indépendamment des États, à côté des formes d’appartenance territoriale qu’ils en sont venus à incarner et que Cusset appelle à contourner, en se défendant explicitement de toute « invitation à renverser l’État » (Cusset, 2010 : 216).

Mais ce faisant, cette approche paradoxalement conservatrice renonce à mettre à bas la structure inégalitaire des inclus et des exclus, des citoyens sujets autonomes et des étrangers vulnérables, se contentant de la corriger à la marge, par des actes de résistance singuliers. L’expérience politique de l’hospitalité n’existe, en ce sens, qu’à partir d’une inégalité de statut acceptée, fondatrice de sa qualité de relation politique.

Une seconde école de pensée critique mobilise le vocabulaire de l’hospitalité non pas pour exiger un supplément d’éthique dans nos politiques d’immigration, mais pour dénoncer précisément l’asymétrie ou le déséquilibre inhérents à la pratique juridico-politique portant sur les migrations dès lors qu’elle se prétend modélisée en termes d’hospitalité. La penser comme hospitalité permet de justifier le maintien, voire le durcissement, de rapports différenciés à un territoire préalablement défini comme lieu d’appartenance des accueillants. L’hospitalité telle qu’elle est mise en discours, en législations et en pratiques administratives ou policières est conçue comme un moyen d’affirmer la différence entre citoyen et étranger : elle ne se contente pas de constater, mais elle revient bien à construire l’asymétrie entre « ceux du dedans », immobiles, et « ceux du dehors », mobiles, qui impose un coût disproportionné sur les étrangers pour limiter ce qui est présenté comme les sacrifices des citoyens partageant leurs ressources.

Cette approche interprète les politiques françaises relatives à l’immigration comme des « lois de l’inhospitalité » (Fassin et al., 1997) ou des « règles d’inhospitalité » (de Rudder, 2001), trahissant l’idéal d’égalisation qui coexiste avec le constat d’inégalité positionnelle dans la structure normative classique de l’hospitalité par le maintien d’une ligne de partage entre les citoyens souverains, au pouvoir, et les étrangers dénués de tout pouvoir – en particulier du pouvoir de participer à la définition de la citoyenneté et de l’hospitalité elles-mêmes.

Cette seconde approche s’ouvre à son tour sur deux conséquences possibles sur le plan politique et conceptuel. D’un côté, « l’inhospitalité » des pratiques administratives, juridiques et politiques ainsi dénoncée peut l’être au nom d’une « véritable » hospitalité, qui servirait d’aune à laquelle mesurer et évaluer les pratiques – autrement dit, l’inégalité n’est pas une condition structurelle de l’hospitalité et une politique hospitalière égalisatrice demeure possible. Ainsi, un appel à accorder un droit de cité aux sans-papiers avait-il été émis par Balibar en 1997 (et Lessana en 1998), au nom des lois non écrites de « l’hospitalité, l’inviolabilité de l’être humain, l’imprescriptibilité de la vérité ». Geste de revendication d’un droit de résistance civique contre la loi Debré et plus généralement contre ce que Balibar a nommé le « national-républicanisme » (Balibar et al., 1999), soit l’ensemble des pratiques et des discours de légitimation de la gestion répressive de l’immigration, dépassant le traditionnel clivage droite-gauche, cet appel contestait la légitimité éthique et politique des discours et pratiques juridico-politiques à destination des migrants au nom d’un autre discours et d’une autre pratique de l’hospitalité.

Cet autre discours bouscule la distinction entre pratique publique et pratique privée de l’hospitalité en responsabilisant les citoyens et en exigeant d’eux, puisqu’ils en ont le pouvoir, qu’ils transforment leurs institutions en institutions véritablement hospitalières de la différence, inclusives, où l’étranger n’est pas vécu sur le mode du parasite ni de la victime reconnaissante, mais sur celui du semblable. L’hospitalité reste une vertu, mais une vertu civique qui peut se voir traduite dans une pratique politique menée par les citoyens au nom de leur citoyenneté – c’est-à-dire en tant qu’ils sont capables d’agir sur leurs institutions.

Toutefois, une telle critique n’atteint pas la structure normative de l’hospitalité qui demeure inchangée, au nom de laquelle même elle est menée. Si les pratiques institutionnelles sont souvent répressives et créatrices de l’inégalité que le geste d’hospitalité aurait pourtant pour vocation de réduire, améliorer ces pratiques (en proposant une correction des formes concrètes que prend l’hospitalité) n’est sans doute pas suffisant pour répondre au fait que l’inégalité est un préalable théorique de toute pratique d’hospitalité. Il y a bien une ambiguïté constitutive dans la notion d’hospitalité : tout se passe comme s’il y avait bien un territoire « à nous », sur lequel nous sommes « chez nous » et dont les frontières peuvent s’ouvrir, devraient s’ouvrir plus largement, pour laisser entrer des étrangers désireux de s’y insérer. Mobiliser ce paradigme métaphorique pour traiter les migrations suppose que l’on admette la pertinence d’un rapport asymétrique entre citoyens et étrangers et que la forme de l’État-nation territorialisé soit bien celle, indépassable, dans laquelle se pensent les migrations. Ainsi, même cet usage critique finit-il par reconduire la pure incitation éthique à « mieux » se comporter à l’égard des « autres ».

C’est pourquoi je voudrais suggérer pour finir qu’une véritable réflexion critique sur l’usage de l’hospitalité dans la philosophie publique républicaine doit nous amener à rejeter plutôt l’usage de cette métaphore pour concevoir la relation entre citoyens et migrants. La référence à l’hospitalité, travaillant à brouiller la distinction entre le langage des droits et celui de la bienveillance et à considérer des situations relatives (dans le corps politique ou hors du corps politique) comme des données irréductibles à partir desquelles peuvent éventuellement s’engager des négociations contractuelles, consiste à poser la relation à l’autre comme une relation éthique individuelle et universelle. C’est « tout autre » que l’on se doit d’accueillir « chez soi » au nom d’une dignité mutuelle, de ce que Balibar nomme « l’inviolabilité de l’être humain » (Balibar, 1997). C’est en cela qu’elle est le pendant éthique de la notion de citoyenneté républicaine, elle aussi prétendument individualiste et universaliste. L’exigence d’une relation d’hospitalité se formule en termes d’obligations morales d’ordre universel entre des sujets que leur seule situation (dedans, dehors) suffit à spécifier politiquement comme citoyens ou non-citoyens.

Comme une telle exigence est intenable, la pratique hospitalière est nécessairement manquée ; en outre, l’hospitalité à un tel niveau d’exigence éthique est incapable de nous servir de guide de bonnes – ou moins mauvaises – pratiques. Ce faisant, tout usage, même critique, de la métaphore, occulte la manière dont elle est contextuellement mobilisée pour justifier des relations de pouvoir géopolitique inégalitaires. Les travaux de Sophie Wahnich sur l’étranger dans les discours de l’Assemblée au tournant de la Révolution française (Wahnich, 1997) montrent comment la tendance à exclure de la souveraineté les « étrangers » est rapidement mise en place au nom d’un discours universaliste « hospitalier » du projet révolutionnaire définissant les forces non révolutionnaires, en particulier les Anglais, comme des traîtres du genre humain. Les travaux de Mireille Rosello (Rosello, 2001) montrent que la métaphore de l’hospitalité fonctionne avec d’autant plus « d’évidence » que l’hôte invité est membre d’une des anciennes colonies françaises et que la situation d’inégalité entre accueillant et accueilli reproduit la relation entre colon et colonisé – sans réciprocité ni égalisation à l’horizon de la relation. Comme elle le souligne, « hospitalité et immigration font parfois bien mauvais ménage, surtout lorsque le pouvoir hospitalier de la nation est celui-là même qui a contribué à mettre des étrangers en position de demandeurs perpétuels » (Rosello, 2004 : 1528).

L’hospitalité repose sur la conviction que l’appartenance est la condition de la citoyenneté – de la participation légitime au choix des principes de justice qui gouvernent la société. Le vocabulaire de l’hospitalité contribue de la sorte, dans ses usages républicains, à naturaliser le « nationalisme méthodologique » dans sa version territorialiste (Dumitru, 2014) comme condition de pensée et de pratique du politique. On peut tâcher de penser à l’inverse la participation comme critère préalable à la citoyenneté. Il s’agit de déconstruire l’essentialisme ou le naturalisme de l’appartenance, du « chez soi » comme circonstance territoriale objective de justice, en proposant une approche de la citoyenneté comme engagement politique actif, comme volonté exprimée de participer à la définition même de la citoyenneté, qu’on soit d’ici ou d’ailleurs. Il faut pour ce faire renoncer à la métaphore de l’hospitalité qui traite en termes de lieux ce qui doit se penser en termes d’action collective.

La question de la migration doit cesser d’être conçue à partir d’un modèle territorial où le territoire national figure la « maison », pour être reprise à partir d’un modèle de citoyenneté comme engagement actif à participer aux prises de décision. Ainsi, le « nous » du « chez nous » doit pouvoir être révisé en permanence par la manière dont les droits politiques du citoyen sont informés par des expériences inédites, qui ne pouvaient être traduites dans la formulation initiale des droits. Si, par exemple, le droit d’être voilé dans l’espace public doit être affirmé, ce n’est pas au nom de lois de l’hospitalité qui enjoindraient aux citoyens de tolérer ou de respecter les modes d’être (en l’occurrence le mode d’être un être religieux dans un espace neutre) des « autres » sur un plan éthique et intersubjectif, mais au nom d’une redéfinition de ce que signifie être citoyen français lorsqu’on a dénoncé l’implicite condition de pré-appartenance territoriale de certains membres « historiques ». Chacun de ceux qui souhaitent participer à la conversation sur la citoyenneté parce qu’ils souhaitent être citoyens doit avoir les moyens réels de le faire. Il ne s’agit pas d’« inviter » ou d’accueillir des étrangers dans la conversation démocratique, mais de donner à tous les citoyens ainsi redéfinis par leur désir explicite d’engagement la capacité légale et politique réelle de participer à la conversation sur les normes de la citoyenneté.

P.-S.

Ce texte, initialement paru dans la revue Éthique publique, est repris ici avec l’amicale autorisation de son auteure.

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Notes

[1Les références complètes des textes cités figurent dans la bibliographie, ci-dessous en post-scriptum