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Lettre à Frédérique Vidal

D’une scientifique qui ne s’est pas soumise à l’autorité

par Pınar Selek
23 février 2021

Stupeur, incrédulité (devant tant de bêtise) et effroi (à la pensée des chasses aux sorcières que nous préparent les enquêtes sur « l’islamogauchisme »). Au milieu de ces émotions, une urgence : réagir. C’est ce qu’a fait Pinar Selek, sociologue, militante, enfermée et persécutée par l’Etat turc pour son engagement et son travail (puisque les deux peuvent se croiser sans pour autant se confondre) sur les minorités, notamment kurdes. Réfugiée en en France, elle pensait sans doute que les libertés académiques ne pouvaient y être menacées. Dans cette lettre, que nous reproduisons avec son amicale autorisation, elle interpelle avec virulence Frédérique Vidal, et lui demande de prêter attention à sa parole qui s’est forgée à travers une expérience très dure de la défense de la liberté de la recherche et de l’autonomie de la production scientifique.

Madame Vidal,

Vous vous souvenez de moi, l’enseignante-chercheure exilée que vous aviez accueillie, dans le cadre du Programme PAUSE, à l’Université Côte d’Azur, quand vous étiez sa présidente.

Mais nous nous sommes rencontrées la première fois, le 30 septembre 2019, dans le cadre de la conférence de presse du Programme PAUSE ( Programme national d’Aide à l’Accueil en Urgence des Scientifiques en Exil).

En tant que ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, vous souteniez ce programme. Je pense que vous le soutenez encore. Tant mieux : vous soutenez les enseignant.es-chercheur.es qui ont fui la répression politique dans leur pays et qui ont besoin d’un espace de liberté pour continuer à poser des questions et à conduire leurs recherches.

Depuis vos dernières déclarations sur "l’islamo-gauchisme", je suis dans un cauchemar terrible. Votre discours réveille tout ce que j’ai vécu et tout ce que mes collègues en Turquie sont en train de vivre, sous l’islamo-fascisme.

Je pense que tout.es les scientifiques exilé.es qui sont aujourd’hui accueilli.es par le Programme PAUSE sont entrés dans le même cauchemar, car elles-ils savent aussi très bien comment les libertés académiques se rétrécissent quand les pouvoirs politiques interviennent dans le champ scientifique avec la justification de la lutte contre le terrorisme.

En général, c’est comme ça que ça se passe. En Turquie, en Chine, en Iran. Et aujourd’hui en France.

J’ai envie de vous dire que si vous ne revenez pas publiquement sur vos propos ou si vous ne démissionnez pas, le cancer se diffusera et des scientifiques français.es prendront le chemin d’exil.

Ne me dites pas qu’en France ce n’est pas possible. Si, Madame Vidal, si. Vous le savez mieux que moi : le pétainisme n’est pas si vieux que ça. Rappelez-vous dans les années 1940, il y avait beaucoup d’universitaires français exilés, refusant de se soumettre au fascisme.

Vous vous souvenez peut-être, dans la conférence de presse de PAUSE, j’avais commencé mon intervention en disant ceci :

« Pour vous épargner un récit victimisant et pour me distancier d’une vision intégrationniste imprégnée de colonialisme, j’avais pensé d’abord rappeler que chaque pays a besoin de passeurs des théories scientifiques. Surtout la France qui a de grandes difficultés de traduction. Elle a besoin de savant.es qui se sont formés dans d’autres pays. De plus, accueillir les scientifiques qui ne sont pas soumis à l’autorité ne peut être qu’une richesse pour ceux et celles qui les accueillent. »

Je vous demande de prêter attention à ma parole qui s’est forgée à travers une expérience très dure de la défense de la liberté de la recherche et de l’autonomie de la production scientifique.

Madame Vidal, essayez d’écrire des articles scientifiques, avec votre casquette universitaire, pour remettre en question les notions scientifiques et inscrivez-vous dans le débat collectif des chercheur.es, mais surtout cessez d’intervenir en mettant votre casquette politique !

Sinon vous allez mettre la machine infernale en marche.

Et la machine du pouvoir peut aller plus loin que vous ne l’imaginez.

P.-S.

Pinar Selek est notamment l’auteure de Parce qu’ils sont Arméniens et de L’Insolente, recueil d’entretiens parus aux éditions Cambourakis.