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Mémoire Effacée 2

Réflexion éprouvante sur un film de propagande génocidaire turque signé Joseph Ruben, et sa diffusion sur nos chaines et plateformes TV

par Pierre Tevanian
21 juin 2023

C’est sans doute un micro-événement, qui aurait pu passer inaperçu, qui va peut-être passer inaperçu, ou en tout cas faire hausser les épaules, mais qui par là même vient nous dire, à l’heure où Missak Manouchian entre au Panthéon, où nous en sommes pour de vrai, en France, en Belgique et aux États-Unis, avec la mémoire arménienne... et le le soft-power turco-azéri.

Nous sommes le samedi 17 juin 2023, en quasi-prime time (22H30), sur une chaine francophone grand public : RTL-TVI, qui diffuse, en toute bonne conscience, une super-co-production turco-hollywoodienne  [1] en forme d’épopée sentimentale pleine de violons et de violence, de sueur, de sang et de larmes – une sorte de sous-Docteur Jivago en Anatolie, réunissant quelques acteurs célèbres comme Michiel Huisman, connu surtout pour le rôle de Daario Naharis dans Game of Thrones, Josh Hartnett (connu notamment pour Pearl Harbor ou Le Dalhia Noir) et surtout le grand Ben Kingsley – honte à eux, disons-le d’emblée.

Le film s’intitule Le lieutenant ottoman. Son scénario est signé Jeff Stockwell, même si celui-ci s’est déclaré, à la sortie du film, piégé et trahi par le « final cut » qui fut, de l’aveu général, la prérogative des financeurs turcs [2]. C’est en tout cas ce que soutient aussi le réalisateur lui-même : Joseph Ruben, un cinéaste américain de seconde zone, mais pas franchement inconnu – qui eut même son quart d’heure de célébrité pour Les nuits avec mon ennemi, avec Julia Roberts, ou encore ce thriller avec Julianne Moore, au titre prémonitoire : Mémoire effacée

Selon ledit Ruben, donc, le montage final a défiguré le propos initial de son film, au point qu’il s’en est désolidarisé et qu’il a refusé de le promouvoir, même s’il était contractuellement tenu de laisser son nom au générique. Drôle d’histoire…

L’histoire du film, quant à elle, est celle de Lillie (interprétée par l’islandaise Hera Hilmar), une jeune idéaliste américaine qui part soigner les miséreux en Anatolie en 1914, quand soudain éclate la Première Guerre Mondiale. Elle fait alors la connaissance de charmants Turcs – dont le bel Ismaïl, jeune et valeureux lieutenant (interprété par Michiel Huisman) – dont elle va peu à peu s’éprendre, par delà les frontières nationales et religieuses. On croise dans cette histoire pleine d’eau de rose et de beaux paysages toute une galerie de personnages secondaires, des Turcs donc, mais aussi des Américains : les collègues de l’héroïne, qui dirigent une mission humanitaire – plus précisément un hôpital. Ceux qu’on ne croise pas, étonnamment, sont les Arméniens.

Je dis étonnament car l’intrigue se passe dans la province de Van, alors peuplée majoritairement de Chrétiens (290 000 sur 542000 habitants, soit 53%), eux-même majoritairement arméniens (192000, soit 35% de la population régionale totale).

Une province où, par ailleurs, la majorité de la population musulmane est constituée par des Kurdes, les Turcs ne représentant au final que 5% de la population totale [3].

Quant à la ville de Van elle-même, le dénombrement de la population par les Ottomans à l’époque enregistre 79 000 musulmans et 34 000 Arméniens.

Il se passe pourtant près d’une demi-heure de film avant que soit seulement évoquée, au détour d’une discussion, et par des personnages américains, l’existence de cette fantômatique peuplade. Ce qu’on apprend alors, plus précisément, est le commencement de « la guerre », et donc le « risque » d’une « déloyauté des Arméniens ».

Vous commencez à comprendre ?

Au-delà de cette menace spectrale, nulle trace de personnage arménien, de chair et d’os, avec un visage, un nom, un caractère – bref : une humanité.

Les choses commencent à changer au moment où, partis en mission bras dessus bras dessous, nos deux tourtereaux se mettent à disserter sur la beauté de leurs religions respectives, et commencent à comprendre que lesdites religions ne s’opposent pas, bien au contraire, à une belle et tendre fraternisation, et plus si affinité.

Et affinité, on s’en doute, il y a.

Le tout en contemplant, émerveillés, le mont Ararat.

Quand soudain surgit donc enfin – nous en sommes à une demi-heure de film, dans une région arménienne – un Arménien, un vrai.

Il s’agit bien entendu d’un bandit cupide (il dépouillera nos héros de leur cargaison de médicaments, avant d’aller les revendre plein pot aux humanitaires américains, qui n’auront pas le luxe de pouvoir refuser l’arnaque), mais aussi sanguinaire : « Tu te demandes si ma conscience chrétienne va m’empêcher de te tuer », ricane notre Arménien avant de se tourner vers ses trois complices :

« Hey, vous voulez qu’on tue ce chien de Turc ? »

Heureusement, notre héros, désarmé face à trois fusils qui le braquent, réussit tout de même, en un sursaut d’héroïsme aussi grandiose qu’invraisemblable et ridicule, à s’échapper avec sa belle Américaine.

Tout oppose donc cette figure du mal absolu au lieutenant au sang noble, interprété par un jeune et beau hollandais au teint clair : ses cheveux longs, mal peignés, crasseux, son teint basané, voire gris verdâtre, son « nez d’arménien » sur-ligné par les simagrées du comédien – un Français, je suis au regret de l’apprendre : Affif Ben Badra, honte à lui au passage. Honte absolue, d’avoir accepté de se faire de l’argent de poche en exécutant ce grotesque pantomime raciste, digne des pires figures de « peau-rouge » hollywoodien, ou de « youpin » dans le cinéma nazi.

Le film prendra bien entendu la peine de nous faire savoir, par la bouche du bon médecin américain, que ce monstre, avec qui il est obligé de commercer pour récupérer ses médicaments, est « considéré comme un héros » dans les « communautés arméniennes », parce qu’ « il défend le christianisme contre les Turcs musulmans ».

Tout est donc en place : beau et gentil Turc musulman, homme de paix et de tolérance, versus affreux Arménien patibulaire, raciste et sanguinaire, au teint tout basané. La « réponse turque » ne va pas tarder, avec ses « excès » déplorables, certes, mais ce ne sera que justice, voire légitime défense.

Topique numéro 1 de la rhétorique négationniste – lire à ce sujet, notamment, Ternon et Hovannissian [4].

Et avant cela, de la rhétorique génocidaire – lire à ce sujet le travail de Duygu Tasalp.

« Cette guerre en Europe a séparé l’Anatolie en deux, les Arméniens d’un coté, les Turcs de l’autre », déplorera un peu plus tard notre Good Lieutenant, cochant décidément toutes les cases d’un storytelling qui a la peau dure, dans la propagande négationniste de l’État turc, mais aussi bien au-delà, hélas, dans des univers militants « anti-impérialistes » qui daignent reconnaître la réalité du génocide des Arméniens, mais en l’occidentalisant et en le désottomanisant à outrance : avant que le vilain Occident ne vienne tout détruire, tout allait pour le mieux dans le meilleur des empires possibles, notamment pour les minorités, protégées par le statut de dhimmi – discriminatoire, certes, mais tellement protecteur au regard des Inquisitions et des pogroms occidentaux. Bref : Turcs et Arméniens vivaient main dans la main, comme des frères, avant que lesdits occidentaux, jaloux de la grandeur et de la splendeur ottomane, viennent diviser pour mieux régner.

Topique numéro 2 du récit national panturquiste – lire à ce sujet les travaux d’Hamit Bozarslan.

Éclipsée, donc, la violence intrinsèque du statut de dhimmi, indépendamment des variations historiques (en effet importantes) de sa mise en application. Éclipsé le fait que ce statut en lui-même a construit et installé au fil des siècles les catégorisations, les divisions et les hiérarchies sur lesquelles l’hystérisation génocidaire a pu, le moment venu, venir se greffer.

Éclipsé aussi et surtout le fait que ladite hystérisation génocidaire était à vrai dire, en cette année 1914 où débute le film, déjà entamée, et bien entamée : tout au long des années 1894-1897, les Arméniens de l’Empire Ottoman avaient déjà subi une déferlante de massacres communément appelés les massacres hamidiens, ayant causé la mort de près de 300 000 hommes, femmes ou enfants – et de très nombreux départs. Épargnée jusqu’en 1895, Van avait subi un assaut militaire en juin 1896, et les Arméniens, initialement en mesure de se défendre, avaient fini par accepter de se désarmer en échange de promesses de sécurité... avant d’être aussitôt massacrés. On comptera près de 20 000 morts – nous sommes alors vingt ans avant le commencement du film.

De tout cela, qui est parfaitement connu et documenté, comme des massacres d’Adana en 1909 qui le sont autant et qui causèrent 30 000 morts, il ne sera donc pas du tout question, à aucun moment du récit. Notre héroïne se contentera, en voix off toujours, de nous expliquer que la guerre est un gros gros malheur :

« La guerre totale faisait rage en Europe ; elle fut connue ensuite sous le nom de première guerre mondiale. »

L’autre événement, en revanche, celui qui fut connu ensuite sous le nom de génocide, n’est pas une seule fois évoqué. Ce nom de génocide n’est jamais prononcé, ni celui de massacre. Ni celui de pogrom. Ni celui d’extermination. Ni celui de déportation.

Au cours de leur périple, le héros turc et sa bien aimée américaine tomberont pourtant sur une pauvre vieille Arménienne, manifestement survivante d’un massacre, mais qui s’empressera de disculper le régime ottoman :

« Ce n’étaient pas des militaires, c’étaient des bandits. ».

Et nous voici à la topique numéro 3 du catéchisme négationniste : les exactions qu’on ne peut pas totalement nier ont bien eu lieu, mais sans l’aval de l’autorité centrale ottomane, voire contre sa volonté – pour une analyse et une réfutation de cette stratégie rhétorique, comme des précédentes et des prochaines, on pourra se référer à une précédente publication, consacrée à la sinistre « Affaire Veinstein ». Je mentionne tout de même, en plus, l’imposante somme publiée depuis par l’historien turc Taner Akçam, Ordres de tuer : Arménie 1915 [5], qui est venue rajouter nombre d’éléments à l’ensemble des preuves amassées par un siècle de recherche historique, pour établir le caractère délibéré, organisé, systématique, étatique, de l’extermination des Arméniens. Je renvoie enfin aux travaux de Duygu Tasalp, eux aussi récents, qui rappellent que le ministre de l’Intérieur et chef de l’autorité centrale ottomane, Talaat Pacha en personne, reconnaît et revendique lui-même, dans ses mémoires, la responsabilité de cette politique – tout comme il reconnaît (fièrement) son étendue : un bilan de près d’un million et demi d’Arméniens éliminés.

« Ce n’est pas mon armée qui a tué ces gens » répétera pourtant le beau lieutenant quelques minutes peu plus tard, pour bien faire passer le message. Le médecin américain protestera en vain : « Ces gens auraient dû être sous votre protection ! », mais le beau lieutenant turc aura le dernier mot : au reproche qui lui est fait de vouloir « chasser tous les chrétiens qui vivent en Anatolie », il rétorquera fièrement :

« Jamais je ne ferais cela. Vous ne savez pas qui je suis ».

Cet échange, il est vrai, pourrait être compris comme la protestation individuelle d’un « Juste » comme il y en eut quelques-uns, qui a su se désolidariser du projet génocidaire programmé et mis en oeuvre par sa hiérarchie, jusqu’à en payer le prix fort – attention, spoiler ! On pourrait le comprendre ainsi, du moins, si et seulement si l’échange venait au milieu d’un film où ledit génocide et ladite mise en oeuvre étatique sont clairement montrés. Pas, en revanche, s’il vient au milieu d’un film où l’un et l’autre sont soigneusement occultés et même explicitement récusés, et où en revanche la culpabilité arménienne est signifiée avec insistance. Pas s’il vient dans un film où la seule violence anti-arménienne montrée ne concerne qu’une dizaine de personnes et est stoppée in extremis par l’intervention héroïque d’un notre super-lieutenant turc. Pas s’il vient dans un film où une population de 192 000 Arméniens, soit plus d’un tiers de la population totale de la province, n’est « figurée » – ou plutôt remplacée – que par un personnage unique et diabolique de bandit cupide, sanguinaire et islamophobe, présenté qui-plus-est comme le « héros » de ladite communauté arménienne.

Le storytelling de notre héroïne se poursuit un peu plus loin, toujours en parfaite harmonie avec celui de l’État turc depuis plus d’un siècle :

« La Russie déclara la guerre à l’empire et lança une Grande invasion sur le Front Est. Van, notre village, se trouvait précisément sur le chemin russe. »

La faute à pas de chance, donc, et à ce gros gros malheur qu’est la guerre, qui fait souffrir tout le monde.

« Et pour certains Arméniens de la région, les Russes représentaient la voie vers la libération ; les Ottomans prirent des mesures pour écraser les rebelles arméniens ; et ceux-ci ripostèrent. ».

Trahison arménienne, légitime défense turque, et le mot de la fin pour la violence arménienne : triple bingo raciste, suprémaciste et négationniste, là encore. Effacé à nouveau le premier sang que fut la persécution hamidienne. Effacés les pogroms, effacée la terreur génocidaire relancée à haut régime (et re-nommée ici « prise de mesures ») : la « rébellion » arménienne n’est plus la conséquence des massacres, mais leur cause première et leur justification – bref : les victimes deviennent les bourreaux, et les bourreaux des victimes qui ne font que se défendre.

Rappelons tout de même, en termes plus crus – strictement factuels, tirés de Wikipedia – de quoi notre belle héroïne est en train de parler :

« Au cours de la Première Guerre mondiale, la majorité des 192 000 Arméniens de la province de Van fut décimée par les troupes ottomanes lors du génocide arménien. »

Un peu comme si, disons, la « Solution Finale » des nazis nous était présentée comme une série de « mesures » prises par les Allemands pour « écraser le soulèvement des Juifs », dans le Ghetto de Varsovie et ailleurs...

La véritable chronologie, pour être plus précis, est la suivante :

 dès janvier 1915, après les pogroms de 1896, l’armée ottomane d’Enver Pacha, vaincue à Sarikamis, se « venge » en massacrant la population arménienne, accusée de sympathie pro-russe et de détention d’armes (ce que démentent les observateurs étrangers sur place, comme le diplomate américain Morgenthau ou l’écrivain vénézuélien Rafael de Nogales) ;

 en février 1915, les Arméniens incorporés dans l’armée ottomane sont désarmés et affectés à des bataillons de travail, avant d’être assez vite liquidés ;

 L’OS (Organisation Spéciale), créée dès juillet 1914 pour ce genre de missions, est redéployée en février 1915 sur le front intérieur et chargée d’organiser la destruction de la population arménienne ;

 en mars 1915 les pogroms se multiplient dans les régions frontalières, causant des centaines de morts ;

 le 17 avril 1915 l’ordre est donné d’anéantir la ville frontalière de Chatakh, et des femmes et des notables arméniens commencent à être arrêtés et exécutés à Van ;

 c’est en réaction à cette politique génocidaire déjà décidée et déjà enclenchée que, le 17 avril, débutent les premiers véritables actes de rébellion ouverte côté arménien :

 le 24 avril a lieu à Constantinople l’arrestation, suivie de la déportation et de la mise à mort de 650 intellectuels, religieux, politiques et enseignants arméniens, qui officialise le processus génocidaire intensif initié depuis plusieurs semaines.

C’est dans ce contexte très particulier que des Arméniens se réfugient à Van et prennent les armes pour se défendre. Les forces impériales présentes, surarmées, s’élèvent à 15960 soldats ou gendarmes, secondés par 5000 miliciens du « bataillon des bouchers » (kasap taburu), apparenté à l’OS, tandis qu’à Van, les Arméniens assiégés ne représentent pas plus de 1500 combattants, disposant de 505 fusils et 750 pistolets. Après un siège de cinq semaines, qui causera la mort de 55 000 civils arméniens, c’est effectivement l’arrivée des troupes russes qui vient sauver les survivants.

De ces mises à mort, le film ne montrera à peu près rien, alors que d’interminables et pathétiques séquences « d’action » nous détailleront le calvaire des pauvres soldats turcs, se faisant descendre comme des canards par des snipers arméniens perchés dans leurs collines.

De manière tout à fait pédagogique, l’héroïne enfoncera plusieurs fois le clou :

« L’invasion avait commencé. Des rebelles arméniens rejoignirent les russes pour se battre contre l’armée ottomane. Le pays était a feu et à sang. »

Rien de nouveau, donc, mais enseigner, c’est répéter : toujours cette satanée « guerre », avec son cortège de « peines partagées » – ou plus précisément : cette satanée trahison arménienne, avec ses conséquences fâcheuses pour « le pays ».

Mais le pire arrive ensuite, toujours par la voix suave de notre belle Américaine – astucieux subterfuge pour rendre « audible » et « crédible » une propagande turque jusque dans la moindre virgule :

« Autour de nous, des Arméniens furent enrôlés de force dans l’armée ottomane, tandis que leurs femmes, leurs enfants et les personnes âgées avaient commencé à se regrouper pour se réfugier ailleurs. »

Il ne sera donc pas dit que les « transferts de population » ont été niés par ce beau « drame historique ». Notre douce voix off américaine se charge de les évoquer courageusement, mais dans une novlangue qui doit tout, une fois de plus, à la plus abjecte des rhétoriques négationnistes. Des regroupements forcés, accompagnés de sévices et de viols systématiques, suivis de marches forcées jusqu’à l’épuisement et la mort, deviennent dans cette fable impudente des regroupements autonomes et spontanés (les Arméniens « se » regroupent), qui permettent de trouver « refuge », autrement dit d’échapper à la mort !

Cette mort, à laquelle vieillards, femmes et enfants ont été conduits avec zèle et cruauté, cet enfer qu’on leur fit traverser étant ici rebaptisé d’un nom bien abstrait, vague et vaporeux : ils sont partis « ailleurs. ».

Pour finir, « Ismaïl fut envoyé à ce qui s’apparentait à une mission suicide », toujours dixit la voix off. Ledit Ismaïl doit en effet prendre d’assaut tout seul une armurerie détenue par les Russes – nouvelle invraisemblance super-héroïque. S’ensuit donc, et c’est la fin du film, le long Martyrologue sublime du beau et bon lieutenant turc.

Notons au passage que « suicide » sera le seul mot en « -cide » prononcé au cours de ce film. Cette impudence-là aussi est tristement répandue, y compris, là encore, chez des gens qui ne vont pas jusqu’à nier le génocide des Arméniens, mais ne parviennent à l’évoquer qu’au milieu d’une longue énumération de malheurs causés par l’influence mauvaise de « l’Occident », dans une chaine causale où ledit génocide n’est plus un événement en soi, mais seulement une conséquence parmi d’autres de l’événement décisif : « le suicide de l’Empire ottoman ». Un « suicide » d’une espèce singulière, rappelons-le tout de même, puisqu’un suicide se caractérise en principe par l’identité entre le tueur et le tué, tandis qu’ici la victime la plus patente du geste fatal ne fut ni impériale ni ottomane mais bel et bien populaire, subalterne, dhimmi – et plus précisément arménienne, grecque pontique et assyro-chaldéenne.

Plus encore que le martyre de la garnison turque canardée par les snipers arméniens, le « suicide » du beau lieutenant sera interminable. Chemin faisant, le joli couple multiculturel croisera à nouveaux des Arméniens, aux mains d’un sous-fifre turc qui s’apprête à leur faire du mal, mais le beau lieutenant Ismaïl interviendra pour les sauver – ce qu’il réussira mais en se faisant abattre par le sous-fifre et ses hommes.

On a bien lu : les Arméniens seront sauvés, mais le lieutenant turc y laissera la vie, après une lo-o-o-o-ongue agonie dans les bras de sa douce.

En résumé : sur le fond comme sur la forme, par ce qu’il exhibe longuement comme par ce qu’il survole ou ce qu’il cache, par ce qu’il embellit comme par ce qu’il enlaidit, par ce qu’il tait comme par ce qu’il dit, le film reprend de A à Z toute la gamme des stratégies négationnistes les plus classiques, pratiquées depuis plus d’un siècle par toutes les officines politiques, médiatiques ou para-scientifiques de l’État turc. La critique de cinéma états-unienne ne s’y est pas trompée, le scandale a été dénoncé, la notice Wikipedia américaine du film l’a mentionné, mais rien de tout cela n’apparaît dans la notice française. Plus grave : le film se retrouve sur la plateforme Netflix, et vient donc d’être diffusé, en quasi prime time, sur une grande chaine francophone – RTL-TVI.

Il y a donc lieu, pour le moins, de s’interroger.

Comment des producteurs, des scénaristes, des acteurs hollywoodiens ont-ils pu se commettre dans une telle entreprise ? (Aucune des parties prenantes, turques et américaines, de cette entreprise de mort, Interpellées par un journaliste du Daily Beast, n’a souhaité s’étendre sur le sujet, au-delà de la prise de distance minimale de Joseph Ruben – mis à part le scénariste Jeff Stockwell, qui plaide la bonne foi, la naïveté et la méconnaissance des enjeux – en des termes qui, pour ma part, me paraissent bien légers [6]).

Comment se fait-il par ailleurs qu’Hollywood n’ait durant un siècle produit aucun film sur le génocide des Arméniens ? – au point qu’il ait fallu attendre 2017 (la même année que ce Lieutenant ottoman, singulier hasard) pour qu’enfin sorte La Promesse de Terry George, consacré à ce génocide – et cela uniquement grâce à l’argent d’un milliardaire arménien décédé qui en avait fait la « commande » dans son testament  [7]...

Comment ensuite est-on arrivé à ces programmations sur Netflix et sur RTL ? Qui a suggéré ? Qui a validé ?

Comment se fait-il, surtout, qu’à aucun moment du processus, une quelconque voix ne soit élevée, ou ne se soit fait entendre, pour stopper ces programmations révoltantes ?

Comment se fait-il enfin qu’aucun média, une fois les programmes publiés, ne se soit ému de ce qui équivaut, ni plus ni moins, à la diffusion d’un film pro-nazi, incriminant la rapacité et la fourberie juive comme cause d’une guerre qui a fait souffrir tout le monde, surtout les bons Allemands aryens ?

Les réponses manquent, mais ce silence est éloquent.





Notes

[1Le budget du film, selon Wikipedia, s’élève à 40 millions de dollars, ce qui correspond à une grosse production hollywoodienne. À titre indicatif, les gros blockbusters tournent autour de 100 ou 150 millions de dollars ; les productions indépendantes américaines tournent entre 15 à 20 millions de dollars ; un film « à petit budget » de Brian de Palma, Redacted, a coûté 5 millions de dollars ; la moyenne des films de fiction français est de 4 millions d’euros ; Green Book a coûté 23 millions de dollars, Crimes du futur 27 millions de dollars, Phantom Thread 35 millions de dollars, Licorice Pizza et Le Dahlia Noir de Brian de Palma 40 millions de dollars ; Nope 68 millions de dollars, Babylon 80 millions de dollars. Pour ces divers éléments de comparaison, merci à Enrique Seknadje, Marie-Lys Lubrano, Valérie Osouf, Faysal Riad, Louis-Georges Tin.

[2Cf. Eric Daly, « Hollywood’s New Armenian Genocide Denial Epic », The Daily Beast, 05/05/2017

[3Le recensement du patriarcat entre février 1913 et août 1914 évoque une population arménienne de 110 897 personnes. Les estimations ottomanes de 1914 à partir du recensement de 1906 font état d’une population d’origine arménienne de 67 797 personnes. Le rapport secret sur les massacres d’Arménie de Johannes Lepsius mentionne : « le vilayet de Van comptait, sur une population de 542 000 habitants, 290 200 chrétiens dont 192 000 Arméniens et 98 000 Syriens. Il y a de plus 5 000 Juifs. La minorité de 247 000 Mahométans se compose de 210 000 Kurdes, 30 500 Turcs et 500 Tcherkesses. Les Yézidis (les prétendus adorateurs du diable) sont 5 400 et les Tziganes 600 ». 

[4Cf. Yves Ternon, Du négationnisme, Éditions Desclée de Bouwer, 1999 ; et R. G. Hovanissian, ”l’hydre à quatre têtes du négationnisme : négation, rationalisation, relativisation, banalisation”, in Actualité du génocide des Arméniens (coll.), Édipol-Centre national du Livre, 2000

[5CNRS Éditions, 2020

[6Cf. Eric Daly, « Hollywood’s New Armenian Genocide Denial Epic », The Daily Beast, 05/05/2017

[7Le film de Terry George n’est pas sans défaut mais il est de facture honnête, souvent bouleversante, et il a l’insigne mérite de mettre des images, pour la première fois, sur une histoire qui n’y avait pas droit. On ne saurait donc que le recommander.