Il s’agit malheureusement d’une des « affaires du foulard » dans l’enseignement supérieur en France parmi d’autres. Le seul fait que l’on parle ici « d’affaire » peut surprendre : la loi de 2004 – déjà contraire aux modalités d’application du principe de laïcité en cours jusque là – ne s’appliquant que dans les établissements primaires et secondaires. Les institutions d’enseignement universitaire ne sont donc en rien concernées. Mais le fait est que cette loi, en actant l’islamophobie comme un principe légitime d’action de l’Etat, a permis un déferlement tendant à en repousser au plus loin les applications.
Peut on être musulmane et scolarisée ?
Concernant le cadre scolaire, la loi de 2004 ne semble ainsi pas seulement agir comme une décision juridique désignant des pratiques comme illégales et entraînant des exclusions, mais aussi comme un signal rendant envisageable toute forme de coercition envers ceux qui peuvent être, dans un contexte donné, assimilés à la religion musulmane. Cette extension des domaines de la coercition se fait au moins dans deux directions :
– la première direction concerne ce que l’on pense être en droit de considérer comme visiblement musulman, et donc potentiellement soumis à une injonction à l’invisibilité ;
– la seconde est une extension dans le temps, visant à prolonger l’invisibilisation d’attributs vestimentaires considérés comme musulmans.
La première direction s’illustre dans la volonté de certains acteurs éducatifs de chasser hors des murs de l’école des des jupes considérées comme trop longues, donc assimilées à une pudeur exacerbée – dont on voit mal en quoi elle pourrait être considérée comme contraire aux valeurs de la république. Partant de là, ces tenues sont supposées être portées par les élèves concernées en relation avec une foi religieuse – là encore, l’application du principe de laïcité devrait plutôt conduire à s’assurer que ces élèves puissent les porter sans en être inquiétées – et certains se pensent être en droit de s’interroger sur la possibilité de les interdire.
C’est la deuxième direction de l’extension des domaines de la coercition qui est concernée par l’ « affaire » mettant en scène Jean-Charles Jauffret et une étudiante de Sciences Po, celle concernant l’effacement de la limite temporelle de l’invisibilisation du foulard dans le cadre scolaire. Pour faire bref sur la dimension factuelle de l’événement, de nombreux médias s’en étant déjà fait l’écho, l’enseignant désigne l’étudiante comme « le cheval de Troie de l’islamisme » au milieu d’un flot de remarques désobligeantes visant à lui montrer que sa présence n’est pas la bienvenue. Si l’on pouvait douter de la possibilité d’aller plus loin dans le racisme explicite, ces doutes sont levés par les propos du même Jauffret devant les caméras de France Télévision :
« Elle est complètement manipulée, elle me fait pitié ».
Le même ajoutant qu’il n’aurait pas agressé l’étudiante, mais lui aurait simplement fait remarquer « qu’elle gênait ses camarades en amphi ». Difficile de ne pas relever ici le transfert d’un mécanisme bien huilé dans la société française pour justifier la stigmatisation de l’islam : on fabrique un « problème musulman » puis on prétend ensuite répondre à une volonté du peuple silencieux lorsqu’on discrimine et qu’on exclut.
Peut on être issu-e de ZEP et à Sciences Po ?
Mais plus que sur l’événement en lui-même, profondément inquiétant en ce qu’il traduit une banalisation du racisme anti-musulman, et ce d’autant plus qu’il est concomitant d’autres phénomènes du même type [2], c’est sur certains traitements qu’il a suscités que je voudrais m’étendre ici. Tout d’abord sur la façon dont les medias dominants ont présenté l’étudiante concernée.
La jeune femme est décrite certes comme une étudiante de l’IEP, mais une étudiante un peu particulière car ayant participé au programme mis en place par Sciences Po pour favoriser l’accès d’élèves issus d’établissements socialement défavorisés à cet établissement. La Provence, principal journal local, la décrit ainsi comme « ayant réussi le concours dans le cadre du programme "égalité des chances" » [3]5 de même que Le Nouvel Observateur [4]. France 3 [5] et Europe 1 [6] franchissent un pas de plus en affirmant que cette réussite s’est faite « grâce » au programme « égalité des chances ».
Si la deuxième formulation conduit à faire porter au dit programme une responsabilité plus forte dans la réussite au concours d’entrée qu’au travail de l’étudiante elle-même, les deux semblent traduire une même idée : ce n’est pas dans le cadre du droit commun que cet accès a été possible mais dans celui d’une procédure dérogatoire. Or le dispositif intitulé Spé IEP auquel l’étudiante a participé, résultant d’un partenariat entre l’IEP et le lycée Thiers de Marseille, ne propose en aucun cas une procédure d’admission particulière à ses bénéficiaires qui se présentent au même concours que l’ensemble des prétendants. Il s’agit uniquement d’une année d’enseignement dispensé à des élèves issus d’établissements situés en Zone d’Éducation Prioritaire à la suite de leur obtention du baccalauréat.
Il n’est pas nécessaire de postuler ici une quelconque mauvaise intention de la part des journalistes qui ont usé de ces formules car il s’agit plus certainement d’ignorance : de la nature du programme auquel ils font référence peut-être, de l’effet potentiel sur les lecteurs sans doute. Signaler que la présence de cette jeune femme à Sciences Po, et donc dans cet amphi, est due à un effort spécifique de l’IEP pour « l’égalité » conduit à mettre en doute la légitimité de sa présence. Elle est « Sciences Po », mais on continue de la présenter comme « d’origine ZEP » et intégrée du fait du bon vouloir de l’institution.
Aurait-on, par exemple, signalé que tel ou telle autre étudiant ou étudiante a intégré Sciences Po grâce à une classe préparatoire privée financée par ses parents ?
Si l’on pousse un peu plus loin sur les mécanismes de sélection scolaire qui conduisent à ce qu’on retrouve dans les filières sélectives de l’enseignement supérieur une très forte sur-représentation d’étudiants issus des classes sociales les plus favorisées, aurait-on écrit que telle ou tel étudiante ou étudiant a réussi son concours d’entrée grâce à sa scolarisation antérieure dans des établissements prestigieux ?
Ou grâce à l’héritage culturel issu de ses parents hauts cadres de la fonction publique ?
Non, bien évidemment. Ce type de mention n’a d’intérêt que lorsqu’elle concerne des mécanismes s’écartant des tendances majoritaires, tellement observées qu’on ne les voit plus [7].
Mais surtout, peut-on être issue de ZEP, à Sciences Po, et musulmane ?
Mais un autre traitement de cette « affaire », passé plus inaperçu bien que son auteur connaisse un certain aura médiatique, semble nécessiter que l’on s’y attarde. Il s’agit des écrits de Jean-Paul Brighelli, qui s’exprime régulièrement sur des questions éducatives. Si l’auteur mérite notre attention, c’est notamment parce qu’il est l’un des enseignants du dispositif Spé IEP. Il consacre deux billets de son blog à cette « affaire » [8]. Le premier est intitulé « Déferlantes de voiles à l’université » Brighelli y présente le port du voile comme « un enfermement » contraire à la « liberté » et développe :
« La véhémence de ces jeunes filles à affirmer leur "liberté" est le signe même de leur aliénation ».
On retrouve ici l’argument maintenant classique de l’auto-aliénation des jeunes femmes portant le foulard : lorsqu’elle prétendent être libres, les vrais être libres (entendez les non musulmans) leur dénient cette possibilité. D’une façon générale, les mêmes considèrent qu’elles s’auto-excluent des institutions d’enseignement primaire et secondaire, exclusion que Brighelli souhaite voir étendue au supérieur. Mais il va plus loin. Si les femmes portant un foulard doivent être exclues de toute institution d’enseignement, pourquoi s’arrêter en si bon chemin ? Dont acte :
« J’irai même plus loin : les hôpitaux ont-ils vocation à soigner des fantômes, et les maires à marier des silhouettes ? »
Exclues des écoles, de la possibilité de se marier, sans doute du marché du travail, voilà une belle conclusion à laquelle en arrive notre auteur : il faut laisser mourir les femmes voilées ! Puisque le foulard est l’ennemi de la République il faut s’en débarrasser, jusqu’à l’élimination physique de celles qui le portent puisque c’est bien ce dont il s’agit lorsque l’on revendique le refus de soin.
Poursuivons :
« Les voiles qui déferlent depuis plus de vingt ans sont parallèles à la montée d’un islam de conquête - hier celui du GIA ou du FIS, aujourd’hui celui de l’EIIL ».
Une ancienne élève de Spé IEP devenue bras armé de l’Etat islamique ! Une potentielle membre de l’élite la Nation tombée aux mains de l’ennemi terroriste ! Et pourtant Jean-Paul Brighelli avait tant fait... C’est ce qu’on apprend à la lecture de son billet du 8 octobre. Il présente ainsi le dispositif au sein duquel il enseigne :
« C’est de la discrimination positive comme je l’entends : les élèves passent un vrai concours et ne doivent qu’à leur travail - et un peu au nôtre - leur intégration à Sciences Po ».
La double référence au travail des élèves et au sien ne trompe personne : les étudiants qui parviennent à intégrer Sciences Po et qui sont passés par Spé IEP doivent beaucoup à Jean-Paul Brighelli. Certes, lui sait que le concours est le même pour tous, mais dans son billet il parvient à synthétiser les deux procès en illégitimité intentés à l’étudiante agressée : elle est visiblement musulmane, donc potentiellement candidate à l’exclusion, et doit son accès à Sciences Po à l’action de bienfaiteurs dont Brighelli fait partie. Lire le reste de ces textes est déprimant mais instructif [9].
Au final, la situation a été renversée : l’étudiante victime de racisme est devenue suspecte, voire terroriste. Osons un autre renversement :
Un enseignant islamophobe a-t-il sa place à l’Institut d’Études Politiques d’Aix en Provence ?
Un enseignant islamophobe est-il légitime pour enseigner au lycée Thiers de Marseille, qui plus est au sein d’une classe accueillant des élèves issus d’établissements populaires ?