1. La flexibilité ne crée pas d’emplois
Un des arguments avancés par le gouvernement pour imposer le CPE et le CNE est que davantage de flexibilité pour les entreprises (c’est-à-dire côté salariés davantage de précarité) permettrait de créer des emplois supplémentaires. La flexibilité aurait un effet positif sur le volume global de l’emploi.
Il faut d’abord rappeler que les instruments de flexibilité existent déjà avec l’intérim, les CDD, le temps partiel, les stages et contrats aidés. Ces emplois précaires se sont multipliés depuis 20 ans : 2,5 millions d’emplois précaires supplémentaires ont été créés sans effet notable sur le chômage.
Les comparaisons internationales confirment qu’il n’est pas possible de mettre en évidence un lien empirique entre la flexibilité de l’emploi et les performances du marché du travail. Parmi les pays européens qui ont de bonnes performances d’emploi, certains sont caractérisés par une rigidité du contrat de travail : c’est, par exemple, le cas de la Suède où le licenciement est fortement encadré. D’autres, comme le Royaume-Uni, ont au contraire beaucoup de flexibilité. Le fameux « modèle » danois de « flexicurité » dont on parle beaucoup ces derniers temps combine une grande souplesse du contrat et une forte sécurisation des trajectoires. C’est sans doute un modèle utile, mais il existait déjà au début des années quatre-vingt-dix lorsque le Danemark avait un chômage à deux chiffres.
Face à ces constats, même l’OCDE qui vante depuis de nombreuses années les mérites supposés de la flexibilité a été obligé de reconnaître dans un rapport de 2004 qu’il est impossible de mettre en lumière un impact positif sur le chômage des réformes encourageant la flexibilité du marché du travail.
Fondamentalement, c’est la croissance qui permet de créer des emplois et les salaires constituent une des moteurs essentiels de la croissance. C’est la quasi-stagnation des salaires depuis 25 ans qui déprime la demande et freine la création d’emplois. L’envolée des profits ne s’est pas traduite par une progression de l’investissement qui aurait pu favoriser la croissance, précisément par manque de débouchés. C’est ce cercle vicieux qu’il convient de briser pour rendre plus dynamique la création d’emplois.
« il est impossible de mettre en lumière un impact positif sur le chômage des réformes du marché du travail dans le sens de la flexibilité et de la fluidité ».
OCDE, Perspectives de l’emploi, 2004.
2. Le droit du licenciement [1] n’est pas un privilège, ce n’est qu’un garde fou
Avec le CNE et le CPE, les employeurs peuvent pendant deux ans licencier les salariés sans fournir de motif. C’est la critique essentielle qui est faite à ces dispositifs. On comprend mieux l’importance de cette critique quand on se rappelle qu’il a fallu attendre en France 1973 pour voir apparaître le premier cadre légal et réglementaire concernant le licenciement individuel (des dispositions sur le licenciement économique et le licenciement collectif existaient auparavant, notamment depuis 1945).
Avant 1973, c’était au salarié d’apporter la preuve du caractère abusif du licenciement prononcé par son employeur. On imagine les difficultés des salariés devant les tribunaux, par exemple lorsqu’il faut mobiliser les témoignages de camarades de travail eux-mêmes soumis(e)s à la pression de l’employeur.
La loi de 1973, sans être à la mesure des espérances syndicales de l’époque, constitue néanmoins un progrès dans la mesure où elle dispense désormais le salarié d’avoir à apporter la preuve du caractère abusif du licenciement. Elle n’oblige cependant pas l’employeur à fournir la preuve de la « cause réelle et sérieuse » du licenciement et laisse aux tribunaux le soin de trancher les éventuels litiges.
En fait, le principal intérêt de cette loi est de rompre enfin avec la fiction d’un contrat de travail « équilibré ». Car il existe une dissymétrie fondamentale dans la relation d’emploi entre l’employeur et le salarié. Cela tient notamment - mais évidemment pas seulement - au fait que l’employeur dispose du pouvoir d’organiser le travail et, en corollaire, d’un pouvoir disciplinaire. Pour faire appliquer ses ordres, l’employeur doit pouvoir disposer d’un pouvoir de sanction. Mais, pour éviter le règne de l’arbitraire, il faut bien évidemment imposer des limites à ce pouvoir de sanction. Qu’il ait fallu attendre 1973 pour voir s’effondrer cette fiction d’une égalité entre l’employeur et le salarié en dit long sur l’archaïsme des relations sociales dans notre pays ! On cherche en vain la « modernité » dans des dispositifs comme le CNE et le CPE.
Le CPE, un contrat moderne ? Extrait du règlement intérieur des usines Renault en 1906.
« Art. 7 : Débauchage : Les ouvriers pourront quitter la Maison une heure après avoir prévenu le contremaître.Réciproquement, la Maison se réserve le droit de remercier sans indemnité les ouvriers en les faisant prévenir par le contremaître une heure d’avance »
Source : François Weiss, Les relations du travail, tome 1, Cujas, 1988.
3. Les « mauvais » patrons chassent les « bons »
Les commentateurs n’arrêtent pas de nous seriner cette remarque qui peut sembler frappée au coin du bon sens : Pourquoi un employeur licencierait-il un employé qui lui donne satisfaction ? Et même dans certains cas, un employé dans lequel il aurait « investi » pour une formation ?
Tout se passe dans ce raisonnement comme si les patrons étaient tous des anges, alors qu’on n’arrête pas depuis des années de stigmatiser les chômeurs et les Rmistes qualifiés de « volontaires » sur lesquels on fait peser un soupçon grandissant de paresse. Deux poids, deux mesures qui permettent sans doute d’expliquer un certain « ras-le-bol » dans le monde du travail.
Tous les patrons ne sont certes pas des démons, ni même de mauvais bougres. Mais on peut être certain qu’il existe une proportion non négligeable de patrons sans scrupules, qui usent et abusent de tous les moyens en leur pouvoir pour exercer une pression de plus en plus forte sur les salariés. C’est bien là un des problèmes posés par le CNE et le CPE.
Car ces « vrais » patrons (pour faire écho aux « faux » chômeurs supposés) imposent des conditions de concurrence insoutenables aux autres employeurs. Dans ces conditions, leur donner avec le CNE et le CPE des armes supplémentaires pour exploiter encore davantage les salariés ne peut qu’enclencher une formidable régression économique et sociale.
Ces mécanismes ne sont pas nouveaux et il n’y a rien de bien moderne dans l’idée de renforcer leur poids dans la régulation économique et sociale. Ils sont souvent le résultat des pressions exercées par les plus grandes entreprises donneuses d’ordre sur leurs sous-traitants, lesquels en sont souvent réduits à comprimer les coûts au maximum pour satisfaire les exigences des contrats passés. D’où la nécessité d’imposer un cadre de concurrence commun qui fixe des normes satisfaisantes d’emploi et de salaire.
« Bons » et « mauvais » patrons de jadis
En Angleterre au début de 1863 des propriétaires de poteries du Comté de Stafford demandaient eux-mêmes l’intervention autoritaire de l’Etat car la concurrence avec les autres capitalistes ne leur permettaient pas, disaient-ils, de limiter « volontairement » le travail des enfants.
En 1871, des manufacturiers de Blackburn promettaient aux ouvriers de soutenir leur campagne pour la journée de neuf heures, car les industriels cotonniers le plus riches ruinaient leurs concurrents en faisant travailler bien au-delà de neuf heures par jour.
Source : Karl Marx, Le Capital.
4. À travers le CPE, tous les salariés sont visés
Le CPE s’adresse aux jeunes de moins de 26 ans. Formellement, le CNE concerne tous les salariés, mais les contrats conclus concernent aux deux tiers les salariés de moins de 30 ans. Dans les faits, le CPE apparaît donc, dans une large mesure, comme une extension aux entreprises de plus de vingt salariés du CNE. Ce qui confirme, une nouvelle fois, que les jeunes sont au coeur des transformations des normes d’emploi et qu’ils constituent les principaux "vecteurs" de la diffusion des nouvelles formes d’emploi flexibles.
Derrière les jeunes en première ligne, les autres salariés suivent de près. C’est devenu un secret de Polichinelle : depuis l’imposition du CNE, puis du CPE, de plus en plus de voix s’élèvent pour dénoncer la multiplication des contrats de travail. Et plaider, évidemment, pour un contrat de travail unique qui serait, grosso modo, aligné sur le CNE et le CPE. L’OCDE le dit ouvertement par la voix de son économiste en chef : « Le CPE, tel qu’il est, ne peut être qu’une première étape vers une unification des contrats de travail, car au bout de deux ans on entre à nouveau dans l’ancien système [celui du CDI] dont on pense qu’il est trop restrictif" (Jean-Philippe Cotis, économiste en chef de l’OCDE),
Ce bouleversement annoncé du Code de travail ne tombe pas du ciel. Il a été préparé depuis deux ans par de nombreux rapports, mais aussi par de multiples changements des contrats de travail (voir encadré ci-dessous). Dans ces conditions, on peut effectivement avoir l’impression qu’il devient nécessaire de « simplifier » ce que l’on a contribué à rendre de plus en plus complexe.
Janvier 2004 : Entrée en vigueur de la loi qui instaure le RMA et créée le CIRMA (Contrat d’insertion Revenu Minimum d’Activité).
Janvier 2004 : Michel de Virville, secrétaire général du groupe Renault, remet son rapport pour un Code du travail « plus efficace », où il préconise notamment la mise en place de « contrats de projet ».
Mars 2004 : Le MEDEF publie 44 propositions pour « moderniser » le Code du travail.
Mai 2004 : La loi relative à la « formation professionnelle tout au long de la vie et au dialogue social » (ouf !) crée le contrat de professionnalisation qui remplace les contrats de qualification, d’orientation et d’adaptation existants.
Janvier 2005 : La loi de programmation pour la cohésion sociale abroge les CES et les CEC et crée le contrat d’initiative rénové, le CAE (Contrat d’accompagnement dans l’emploi) et le Contrat d’avenir.
Juin 2005 : Dominique de Villepin annonce son « plan d’urgence » pour l’emploi. Rappelons qu’en 1986, le gouvernement Chirac lançait déjà un « Plan d’urgence pour l’emploi des jeunes »....
Août 2005 : Ordonnance créant le CNE.
5. Pour en finir avec « l’insécurité juridique »
Quand les dominants ne sont pas satisfaits des lois (cella arrive parfois...), ils parlent d’insécurité juridique. Dans l’atmosphère de ces dernières années, où l’insécurité sociale bat son plein, c’est un vocabulaire qu’il vaut mieux récupérer plutôt que de le laisser à ceux qui subissent cette insécurité au quotidien. On l’a bien vu avec les manipulations de la campagne présidentielle de 2002. Dans le débat sur le CPE, l’insécurité a donc fait son apparition.
La question part du constat que la France est le pays où les décisions de licenciement font l’objet de la plus forte contestation : environ 15% des licenciements débouchent sur un contentieux. Soit souvent plus que dans les autres pays. Passons sur la fragilité des comparaisons internationales dans ce domaine, fragilité d’ailleurs soulignée par l’OCDE dans la présentation de ces chiffres. Quel est le constat ?
La principale cause de contentieux tient à des raisons de forme : dans une grande partie des licenciements contestés, les employeurs n’ont tout simplement pas respecté les règles minimales de procédure prévues par la loi. Cette procédure est pourtant très simple : pour l’essentiel, elle se résume à un entretien puis à l’envoi d’une lettre de licenciement. Difficile dans ces conditions de parler sérieusement, comme le fait le patronat, du « dédale » du Code du travail. Les autres licenciements sont contestés sur le fond pour leur caractère abusif. Parler à ce propos « d’insécurité juridique », n’est-ce pas simplement remettre en cause la « sécurité » qui permet aux salariés de contester l’arbitraire patronal et d’en dénoncer les abus ?
Car c’est la notion même « d’insécurité juridique » qui est ici contestable. En fait, il serait plus juste de parler de l’extension des zones de non droit dans le marché du travail. Parle-t-on de l’insécurité juridique qui frappe les voleurs de pommes durement réprimés par le système judiciaire ? Evidemment, non. La présomption de culpabilité s’impose aux pauvres, elle épargne les riches et les puissants.
Le comble, en apparence, c’est que le CNE et le CPE accroissent « l’insécurité juridique » des employeurs, comme en témoigne le contentieux qui est en train de se former sur le CNE. Voilà une raison supplémentaire d’allers vers encore davantage de simplification dans le Code du travail. Qui veut noyer son chien...
Il existe pourtant des formes d’insécurité juridique autrement plus dramatiques qui ne font pas la une des journaux. Il s’agit de l’insécurité juridique qui touche de plein fouet les travailleurs immigrés, désormais totalement soumis avec le projet de loi CESEDA (Code sur l’entrée et le séjour des étrangers et sur le droit d’asile) à l’arbitraire des employeurs. Avec le CPE, il faut aussi en finir avec cette loi CESEDA qui fait des immigrés les salariés les plus précaires : des salariés totalement « jetables ».
6. Jeunes, vieux,... : tous précaires ?
Au-delà du débat sur le CNE et le CPE, il faut souligner la remarquable « cohérence » des politiques menées depuis 2002. Chacun le sait, après le baby-boom, vient le papy-boom. Dans les prochaines années, les départs en retraite devraient être plus massifs. Ce contexte, sans constituer la panacée pour résoudre le chômage, aurait pu contribuer à améliorer la situation du marché du travail et, par conséquent, le rapport de forces entre salariés et employeurs.
Un tel scénario n’est pas acceptable pour le patronat. Depuis deux siècles, le chômage a constitué une arme redoutable pour étouffer les revendications salariales. On l’a bien vu dans la période 1997-2001 où la progression remarquable de l’emploi a très vite suscité des inquiétudes sur les tensions et les pénuries d’emploi qui pourraient en résulter sur le marché du travail. Il fallait, pour un gouvernement libéral, mettre un frein à ce qui constitue pour les employeurs une véritable hantise. C’est ce que le gouvernement s’est employé à faire avec la réforme des retraites en 2003. Rappelons quelques unes des conséquences des réformes en cours.
Un des principaux arguments avancés pour essayer de légitimer les changements législatifs de 2003 est qu’il faut assurer le financement des retraites en travaillant davantage. D’où l’allongement de la durée de cotisation pour une retraite à taux plein. Cette durée passera à 41 ans en 2012. Après quoi, la durée de cotisation continuera à varier de façon à maintenir constant le rapport entre la durée de retraite et la durée de travail. Selon l’OFCE, elle serait de 42,25 ans en 2020. Conséquence mécanique : aucune des générations qui vont partir à la retraite ne pourra valider le nombre de trimestres requis pour avoir une pension complète à 60 ans. Il manquera (en moyenne) 3 trimestres à la génération 1950, 13 trimestres à la génération 1960, 18 trimestres à la génération 1970 et 23 trimestres à la génération 1980 !
Les futurs retraités auront donc le choix entre partir à 60 ans avec une retraite fortement amputée, tenter de rester dans l’emploi pour obtenir une retraite à taux plein, ou cumuler une faible retraite avec un bout de salaire (c’est d’ailleurs la raison pour laquelle la réforme de 2003 a élargi les possibilités de cumul). La précarité des vieux salariés est d’ores et déjà inscrite dans les réformes en cours.
Aujourd’hui, la compassion à l’égard des jeunes justifie une remise en cause radicale du droit du travail. Demain, la situation des vieux salariés conduira au même diagnostic. Dans les deux cas, il s’agit de maintenir la pression sur les salaires en maintenant et développant le chômage et la précarité.
7. Chômage et précarité : choisir entre la peste et le choléra ?
Depuis l’apparition d’un chômage de masse, les politiques publiques ont toujours été légitimées par le souci de lutter contre le chômage. Cela s’est traduit par une multiplication d’emplois précaires et des aides considérables aux employeurs, notamment sous forme d’exonération de cotisations sociales. Le constat que l’on peut dresser après plus de 20 ans est sans appel : ces politiques ne sont pas parvenues, loin de là, à résorber le chômage.
L’idée a souvent été avancée que ces emplois précaires pourraient constituer un marchepied vers l’emploi stable. Là encore, les évaluations de ces dispositifs ne permettent pas de conclure positivement. Après un emploi précaire, il y a aujourd’hui plus de risque d’enchaîner un autre emploi précaire qu’il y a dix ans. De même, on observe une persistance accrue du phénomène des bas salaires : la probabilité de sortir des bas salaires ou du chômage a diminué depuis vingt ans.
Autrement dit, loin de résorber le chômage et de favoriser l’emploi, le développement de la flexibilité du marché du travail et les exonérations de cotisations sociales sur les bas salaires ont conduit au développement de ce que l’on appelle les « trappes » à bas salaires.
Avec des emplois de plus en plus précaires, il s’agit pour le patronat d’externaliser le plus possible le coût de la main-d’œuvre et de ne payer que le temps de travail le plus directement productif. Le coût de la précarité est alors reporté sur la collectivité ou directement supporté par les individus concernés. Il s’agit aussi - mais les libéraux ne s’arrêtent pas à ce paradoxe - de faire supporter intégralement le risque d’entreprise par les salariés.
En résumé, la précarité est devenue aujourd’hui, au même titre que le chômage, un des problèmes majeurs que doit résoudre notre société. La création du CNE, puis du CPE apparaît, de ce point de vue, comme une solution très datée et, en tout état de cause, totalement inadaptée aux problèmes actuels. Aujourd’hui, plus de 30% des personnes inscrites à l’ANPE ont, en fait, travaillé dans le mois (contre 5 % au début des années 1990). Malgré tout, elles restent en recherche d’emploi en espérant de meilleures conditions de salaire et d’emploi.
Il ne s’agit donc plus d’accepter un peu plus de précarité en contrepartie d’un peu moins de chômage. Ce faux dilemme n’a été qu’un prétexte pour affaiblir un peu plus un salariat miné par le chômage. Il s’agit de lutter à la fois contre le chômage et la précarité. En résumé, le CNE comme le CPE apportent de fausses réponses à de fausses questions.